La Beauté  n° 16

 

Préambule

Où en sommes-nous de notre réflexion sur la beauté ?

Ullrich Langer nous apporte sa contribution généreuse – aussi généreuse que la généreuse beauté du poème de Ronsard qu’il nous donne à aimer – et confirme que la beauté (mais parfois, c’est la grâce (Marcel Hénaff, Delphine Denis, Nathalie Dauvois), l’intensité (Gérald Sfez), la merveille (Marie-Hélène Boblet), voire la violence (Anne-Lise Worms) comme Ullrich Langer le rappelle lui aussi) n’entraîne plus pour nous un jugement de valeur simple et serein mais n’en continue pas moins à nommer adéquatement une certaine qualité de notre émotion esthétique.

Dialoguant avec la contribution de Jean-Charles Monferran, la réflexion d’Ullrich Langer porte sur un sonnet des Amours de Ronsard dont il avoue qu’il ne l’a pas tout de suite trouvé « beau ». Ce qu’il nous montre, c’est qu’un objet beau est celui qui fait événement dans notre sensibilité sans rien dégrader : la beauté se produit hors de tout rapport avec son antonyme, la laideur (rejoindrait-on indirectement la réflexion de Bruno Chaouat sur Céline ?).

La démonstration est bouleversante. Alors, ce vieil adjectif qui paraît si frelaté, « incomparable », pour qualifier la beauté, trouve une signification nouvelle : incomparable, l’objet beau l’est non parce qu’il fait pâlir tout ce à quoi on pourrait le comparer, non parce que son exception relègue tout sur son passage, mais parce que sa singularité entre en résonance à la fois hasardeuse et merveilleuse avec toutes sortes de beauté (il faut là-dessus relire Claude Habib, Jean-Paul Sermain, Catherine Brun...), provoquant ainsi un accès de bonheur qui se propage comme un don, d’intimité à intimité.

On comprend la pudeur, relevée par Ullrich Langer, qui entoure pour nous sa nomination. Nous avons cessé d’idéaliser la beauté. Nous savons reconnaître sa relativité - mais sans perdre l'envie de la réveiller (Myriam Dufour-Maître). Nous pouvons la politiser (Anne E. Berger). Mais la plupart du temps, nous la recevons solitairement, et, parfois, timidement (comment conjurer le risque de sa possible futilité, sa « mode », comme le souligne Ullrich Langer, ou celui de sa violence ?). Quoique venant d’ailleurs, d’avant nous, d’un autre, elle vient toucher notre intimité, d’où notre réserve inquiète : la dire, nous met à deux doigts du burlesque (la grandiloquence, le stéréotype guettent). Mais ne pas la dire ou la traduire, quand nous présentons un texte à nos élèves ou à nos étudiants, c’est prendre le risque de ne jamais la donner encore.

Le texte d’Ullrich Langer, qui la dit et la traduit, nous la redonne...

H. M.-K.

Ullrich Langer est Professeur de Littérature française à l'Université du Winsconsin, Madison (Etats-Unis) et dirige son Center for Early Modern Studies. Il est l'auteur de Penser les formes du plaisir littéraire à la Renaissance (Garnier, 2009) ; il a également édité le Cambridge Companion to Montaigne (Cambridge University Press, 2005). Ses travaux actuels portent sur le singulier dans la lyrique amoureuse depuis Pétrarque et sur la notion d'équité comme lien entre droit et littérature.

 

 



« Et la beauté, si quelqu’une est au monde » :
Encore Ronsard

 

 

Ullrich Langer

23/02/2013

 

Il n’est pas impossible de faire une histoire du concept de la beauté [1], ni de comprendre ce qui, pour nos prédécesseurs, ou même pour nos contemporains, a pu constituer l’exemple d’une chose ou d’une personne belle. Mais affirmer qu’une chose, qu’une personne, est belle, autrement que par tautologie (« c’est beau parce que c’est beau » [2]) et ainsi risquer de paraître d’une tyrannique bêtise, est tout autre chose, et pose, comme le descriptif du site Transitions le remarque, un nombre de problèmes insolubles. Car nous sommes toujours conscients, dans le cas de ce concept précis, de son insertion dans une histoire (ainsi, pour la génération suivante, notre jugement sera à relativiser, à rejeter), comme si la beauté était plus précisément la Mode, en plus classique et en cycles plus longs, si l’on veut. Mais au-delà de ce problème d’ordre épistémologique, une autre difficulté nous guette : nous éprouvons une profonde gêne à exprimer un jugement de beauté une fois que notre jugement n’est plus prononcé devant un cercle familier et prudemment choisi, une fois, donc, que n’importe qui peut s’en emparer, une fois aussi que nous sommes pris au sérieux et que le jugement n’équivaut plus à une simple boutade ou à un piment affectif, à une marque d’enthousiasme. La beauté, pour le dire de manière trop dramatique, comporte une violence potentielle, même si elle ne déclenche pas la guerre de Troie : elle implique l’existence de son contraire, la laideur, et elle implique un jugement porté sur le goût de ceux qui ne seraient pas d’accord avec nous. Elle prétend à une certaine universalité : le beau n’est pas exclusivement relatif, si une chose est belle pour moi je m’attends quand même un peu à ce qu’elle le soit aussi pour d’autres, contrairement à un aliment pour lequel j’éprouve du goût ou du dégoût sans pourtant exiger que mon voisin de table reproduise ma propre constitution gustative. Je peux être sensible, réagir à la beauté, et espérer que cette réaction s’est déjà produite chez d’autres, grâce à une sorte de persistance de l’objet beau. La beauté est là, j’aimerais le croire, à l’extérieur de nous, elle ne dépend pas de ma petite existence pour exister à son tour.

Pour les besoins de cette intervention, et intervention est vraiment beaucoup dire, je renonce donc à ce qui me paraît au-delà de mes forces, à une démonstration de la consistance objective de la beauté, tout en souhaitant discrètement qu’elle ne soit pas impossible. Je me réfugie d’une part dans le lointain passé et d’autre part dans un objet précis, un texte que j’ai fini par trouver beau, alors qu’à la première lecture il m’a paru étrange. Pour simplifier les choses, ce texte parle aussi de la beauté. Il s’agit d’un éloge des seins :

Ces flots jumeaux de lait bien époissi
Vont et revont par leur blanche valée,
Comme à son bord la marine salée,
Qui lente va, lente revient aussi.
Une distance entre eus se fait, ainsi
Qu’entre deus monts une sente égalée,
En touts endroits de neige devalée,
Sous un hiver doucement adouci.
Là deux rubis haut élevés rougissent,
Dont les raions cest ivoire finissent,
De toutes pars uniment arrondis :
Là tout honneur, là toute grace abonde :
Et la beauté, si quelqu’une est au monde,
Vole au sejour de ce beau paradis.
(Ronsard, Les Amours [1552-1553],
187) [3]

Quelques remarques d’ordre philologique : au niveau de la thématique, rien n’est « nouveau » [4] ; les lecteurs avertis reconnaîtraient les éloges d’Alcine et d’Olimpia, chez l’Arioste (Roland furieux, VII, 14 et XI, 68), où les seins sont comparés à des monticules de lait, et aux vagues de la mer. L’espace entre eux ressemble à une vallée que la neige envahirait en hiver, et ils décrivent un agréable mouvement de va et vient. L’évocation finale des seins comme « paradis » rappelle le plaisir suscité par le sourire d’Alcine qui « ouvre un paradis sur terre » [5] ; de manière oblique, les tercets se réfèrent aux topoï du « séjour d’honneur » et du « temple de Vénus » chers aux poètes de la génération précédant Ronsard. Certaines composantes de la beauté des seins (lumière, uniformité, rondeur) rappellent l’idéal de la beauté classique. Le sonnet entier, à travers ses thèmes et ses sources hédonistes, peut se lire comme une répudiation du fameux blason du beau tétin de Clément Marot qui, lui, non seulement dénie aux seins leur mouvement sensuel mais les met au service d’un éloge du mariage [6].

Le premier vers du sonnet, « Ces flots jumeaux de lait bien époissi », entame l’éloge des seins de Cassandre sans se référer, littéralement, aux seins, comme d’ailleurs le fait l’Arioste qui, lorsqu’il évoque les seins de la sorcière Alcine, à l’intérieur d’un portrait descendant, se contente de la métaphore de « deux pommes fermes (ou vertes) » (« due pome acerbe » VII, 14, 3). Nous sommes censés comprendre qu’il s’agit des seins de la dame. Toutefois la référence semble plus claire dans le cas du Roland furieux qu’au début du sonnet de Ronsard, car les seins font partie d’un portrait élaboré de la sorcière, et le mouvement du regard du poète italien nous laisse deviner l’ordre des éléments du corps décrits : les seins arrivent après le cou et après une description générale de la poitrine. Ronsard débute son éloge des seins in medias res, pour ainsi dire, se servant immédiatement d’une métaphore. En fait, aucun des vers suivants ne se réfère aux seins de manière littérale. Nous sommes dans un véritable royaume de la métaphore ; une réponse à ce portrait, compréhensible (et je partageais moi-même cette réponse), serait de dire que son « artifice » supprime toute intensité affective de la description. Des monts de lait caillé, des collines couvertes de neige, le ressac (très doux) de la mer, les rubis qui émettent leurs rayons sur des globes d’ivoire : cette accumulation « d’ornements » n’est-elle pas simplement une froide démonstration maniériste ?

Ronsard, je crois – et cette lecture, je l’avoue, n’a pas été ma première –, réussit précisément le contraire, et ce poème me paraît un des plus sensuels du recueil (sinon un des plus beaux, comme je n’hésite pas à le dire, à la surprise de mes étudiants). Deux raisons me conduisent à ce jugement, et elles ne décomposent pas la beauté en éléments plus petits, mais me font mieux comprendre l’effet « total ». La première concerne l’usage du démonstratif « ce » désignant initialement les « flots jumeaux », ensuite, au milieu du poème, « l’ivoire », et finalement le « beau paradis » qui convient naturellement à la beauté (le paradis possède déjà l’épithète pertinente). Dans chacun de ces cas, le démonstratif ne remplit pas sa fonction manifeste, la désignation d’une chose « en dehors » du langage, mais il désigne des métaphores, des termes conçus par le poète pour rendre une qualité spécifique de l’objet (les seins). Le déictique ne nous met pas à distance (sur le modèle de « ces vagues-là », ou « ces métaphores que reconnaissent tous les avertis, qui sont reprises un peu partout »)[7]. Plutôt, le démonstratif réduit la distance : c’est ce que les seins de Cassandre sont pour moi. Par-dessus tout, et tout d’abord, ils sont pour moi des vagues, de l’ivoire et un paradis, avant d’être des seins. Ronsard évite ainsi le piège que Marot ne pouvait pas éviter : quand on loue un « beau tétin », l’engrenage du discours épidictique suscite toujours son opposé, un « laid tétin ». En fait, la tradition du « blason » produit immédiatement une contre-tradition ; le discours épidictique est axé sur une sorte de symétrie de l’éloge et du blâme, car il évalue des choses contingentes. Et Marot lui-même y participe allègrement : dans ses œuvres complètes figurera, après le « beau tétin », un « laid tétin ». L’appropriation initiale et sans médiation par le littéral, des métaphores des ondes, de la neige, de l’ivoire, des rubis, place l’éloge du sein de Cassandre au-delà de l’opposition binaire qu’implique la tradition du blason (et du portrait). Il n’y a pas de vagues laides, d’ivoire laid, de rubis laids. Cassandre n’est pas Alcine ; elle ne se transformera pas en sorcière laide ; elle restera toujours « belle ».

Le deuxième élément « déictique » de ce portrait (qui n’en est pas un), c’est le « là » anaphorique qui confère une structure aux tercets. Ils commencent par « Là deux rubis haut élevés rougissent ». Curieuse manière de désigner les bouts des seins. Ces « rubis » ne seraient-ils pas « normalement » au milieu, ou justement au bout, des seins ? Ici, comme l’avait déjà suggéré la métaphore des « monts », les rubis sont « élevés ». Les déictiques restants ajouteront des qualités aux rubis : là est l’honneur, là est la grâce. Indiquer des rubis « là-haut » me semble supposer un geste qui dépasse la simple mise-en-ordre du portrait. Il confère à ce paradis une intimité certaine. L’observateur qui désigne des seins qui sont des « monts », qui trouve que l’espace entre eux ressemble à une vallée, que les bouts sont « élevés », est quelqu’un qui se trouve à une très grande proximité, qui partage un espace intime. Le point de vue suggère non pas le spectateur d’un tableau mais un amant qui se trouve au lit avec la bien-aimée.

L’intimité se manifeste aussi dans les attributs que l’amant prête aux rubis : ils « rougissent », sont rouges, ou deviennent rouges, ou « rougissent » au sens moderne. Bien sûr, ce verbe traduit, peut-être au niveau le plus patent, la lumière reflétée par les pierres précieuses et qui définit, en quelque sorte, les contours des seins ronds. Mais « rougir » traduit aussi les signes de la honte, du plaisir, ou du désir partagé. La métaphore finale du « beau paradis » résume cette évocation du charme érotique du corps de Cassandre, comme son emploi dans des contextes plus explicites nous le confirme (par exemple : « ...tâter / Ton paradis, où mon plaisir se niche », Amours 72, v. 14). C’est en plus une intimité que Ronsard voudrait élever, éloigner de ce monde, dans un « séjour d’honneur » au-delà de toute contingence. Si la beauté existe, « si quelqu’une est au monde » (et non pas seulement au ciel), elle sera . est la version abrégée, le geste intime et sublime de Ronsard, qui refait à sa manière l’hémistiche célèbre de Pétrarque : « Qui regna Amore » (Rime sparse 126, v. 52).

Élévation et intimité, donc ? Oui, et plus j’y réfléchis, plus j’y soupçonne, pour Ronsard, de la tristesse. La Beauté nous délaisse, comme Astrée, la justice, s’envolant de ce monde en sang (« victa iacet pietas, et virgo caede madentis / ultima caelestum terras Astraea reliquit », Ovide, Métamorphoses, I, v. 149-150). Comment alors, ne pas penser que la poésie serait à la fois le constat du manque, cette beauté absente, et la promesse toujours offerte de l’élévation : voici la trace de ce qui nous manque – toutefois regardez, nous entrevoyons le ciel ! Pour moi qui relis ce poème, et qui ai appris à m’en approcher, ce paradoxe est infiniment moins touchant que cette impression durable, chez Ronsard, d’intimité.



[1] Voir, pour un recueil de réflexions sur la beauté, servant de points de repère pour faire son histoire, Michael Hauskeller, éd., Was das Schöne sei: Klassische Texte von Platon bis Adorno, Munich, DTV Wissenschaft, 1994. Et voir, sur ce site même, les contributions d’Anne E. Berger et d’Anne-Lise Darras-Worms.

[2] Voir la contribution de Claude Habib – la beauté, fin de la discussion.

[3] Éd. André Gendre, Les Amours et les Folastries (1552-1560), Paris, Livre de poche classique, 1993.

[4] Jean-Charles Monferran a raison de souligner l’intense supériorité de Ronsard par rapport à ses sources, et aux minores contemporains, dans le cas de « Comme un chevreuil... » (version 1552-1553), mais dans le cas du sonnet 187, l’Arioste est à mon sens pleinement à la hauteur. Mon appréciation ne supposera donc pas, finalement, une lecture comparative, et en sera plus naïve, moins consciente de ce qu’un lecteur (ou auditeur) contemporain aurait pensé.

[5] « [...] quel suave riso, / ch’apre a sua posta in terra il paradiso » (Orlando furioso, éd. Lanfranco Caretti, Turin, Einaudi, 1971, VII, 13, v. 7-8), mais Pétrarque n’est pas en reste : «[...] l’angelico riso, / che solean fare in terra un paradiso » (Canzoniere, éd. Marco Santagata, Milan, Mondadori, 2004, 292, v. 7-8).

[6] Chez Marot, le sein se termine en « petit bout rouge » (v. 11) (contrairement aux rubis), il ne bouge pas « soit pour venir, soit pour aller » (v. 13), et le tétin ne cesse de crier « Mariez moy tost, mariez » (v. 28), une idée étrangère au paradis de plaisir de Ronsard ; voir les Œuvres complètes, vol. 1, éd. François Rigolot, Paris, GF Flammarion, 2007, p. 454.

[7] Reconnaître des sources, des ancêtres, entendre des échos, étant une vive source de plaisir pour le lectorat du XVIe siècle, comme le rappelle à juste titre Jean-Charles Monferran. Pour nous, l’équivalent est-il vraiment le cinéma, version Quentin Tarantino, ou la musique rap, où les « citations » ajoutent une ironie aux procédés de plus en plus virtuoses sans intensifier, me semble-t-il, l’émotion ?

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