Air du temps n°3

Réponse à Dominique Dupart sur La Littérature à l'heure de #MeToo

 

 

 

Préambule

 

Hélène Merlin-Kajman se penche ici sur la question de savoir si son livre constitue une « défense des hommes », comme Dominique Dupart le suggère, peut-être même une défense de la « République des lettres ». Mais pour elle, il n’y a pas de « guerre des sexes » parce que, malgré l’évidence de la domination masculine et de la nécessité des luttes et du féminisme à cet égard, il n’est pas facile de ranger les hommes et les femmes dans deux camps opposés : « Nous naissons de deux », écrit-elle, peut-être même de trois si l’on en croit l’anthropologue Maurice Godelier. Elle souligne que cette constante complique l’histoire, et les héritages culturels : et que la littérature fait peut-être partie des pratiques qui peuvent le mieux accompagner ces complications bénéfiques subjectivement, tant sur le plan individuel que sur le plan sociétal, donc finalement politique.

Transitions 

Hélène Merlin-Kajmane st professeure émérite à l’Université Sorbonne Nouvelle. Elle a publié notamment Public et littérature en France au XVIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994 ; Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature, Paris, Gallimard, 2016 ; L’Animal ensorcelé. Traumatismes, littérature, transitionnalité, Paris, Ithaque, 2016 ; et le livre en débat ici, La littérature à l'heure de #MeToo, Paris, Ithaque, 2020.

 

 

 

 

 

Réponse à Dominique Dupart sur La Littérature à l'heure de #MeToo

 

 

Hélène Merlin-Kajman

08/05/2021

 

 

Chère Dominique,

En terminant de lire votre lettre je me disais que j’avais de la chance. Pas seulement parce que j’entends l’estime et l’amitié qui accompagnent votre critique et qui me touchent profondément ; mais parce que vous me posez la question que je me suis parfois posée à moi-même en écrivant ce livre : est-ce qu’il constituerait « une défense des hommes » ?

Je suis tentée de vous répondre : « et pourquoi pas ? »

Sauf qu’en fait, ce n’est pas ça. Mais je vous remercie vivement de me donner l’occasion d’essayer de m’en expliquer mieux.

Vous évoquez, dans le début de votre lettre, des « repères d’entente et de mésentente » entre nous. Je voudrais d’abord essayer de cerner ce qui, par hypothèse, me paraît plutôt relever du malentendu, même si ce n’est pas facile de faire le départ entre le malentendu, la mésentente, le désaccord et le différend. Pour le dire autrement, ma réponse voudrait d’abord restituer à mon livre ce qui, je le comprends en vous lisant, n’est peut-être pas suffisamment perceptible (car bien difficile, en premier lieu, à mettre en forme, sur un sujet qui nous concerne de si près) : je veux parler de cette part de mémoire qui rend notre passé toujours actif (et en ce sens, actuel) dans notre façon d’enregistrer les événements présents et de nous situer par rapport à eux. Si je ne m’abuse, j’ai une génération de plus que vous. Il me semble qu’elle pèse de deux manières au moins sur nos façons de nous inscrire dans le contexte de #MeToo : d’une part, pour des raisons en partie biographiques, en partie historiques, j’ai grandi dans un monde peu marqué par la mixité sexuelle (toute ma scolarité avant le bac s’est déroulée dans des classes non mixtes, et devant des enseignantes) et encore moins caractérisé par un horizon d’égalité entre les hommes et les femmes ; d’autre part, mon trajet intellectuel de chercheuse, ponctué d’une série de décisions critiques prises en toute conscience de leur implication éthique, politique, et de leur fondement épistémologique, imprime à ma pensée une certaine logique que je tiens peut-être trop vite pour immédiatement lisible quand je prends la plume. Je n’allègue pas ces deux différences liées à l’âge, bien sûr étroitement imbriquées, pour me donner de l’autorité, mais pour faire entendre qu’être telle ou tel obéit à des paramètre si variés que les identifications générales (j’y reviendrai) se déforment et s’opacifient à toute vitesse : je me sens une femme ; et cependant, il est hautement probable que je ne le sois pas comme vous, ni comme une fille de vingt ans, ne serait-ce que parce que nos éducations ne se sont pas déroulées dans le même « contexte » historique. Et ce qui est vrai dans le temps se redouble des différences sociales, culturelles, géographiques, etc..

Votre lettre évoque deux fois la « défense des hommes » par laquelle vous choisissez d’interroger mon livre. Il me semble que je pourrais acquiescer à sa première formulation : « une défense des hommes dans leur singularité, chacun, ou dans leur individualité tel que le texte peut le permettre, autant, à chaque fois que le texte peut le permettre. » La seconde en revanche est suivie d’un exemple sur lequel je voudrais m’expliquer sans tarder :

Dans une note, vous expliquez que le « religieux » forçait les hommes à une position de violeur (le devoir conjugal) : si bien que ce n'est pas seulement selon ce que la littérature permet – ne pas fermer le sens dans le cadenas d'une position – mais, plus généralement, selon une conception de la socialité qui implique que les hommes, quand bien même ils seraient agresseurs, sont eux aussi la proie d'un contexte ou d'une histoire, que vous souhaitez lire en toute impartialité subjective le poème d’André Chénier.

Pardonnez-moi, mais ce n’est pas ce que j’écris. Dans cette note[1], je rappelle que la prescription religieuse du « devoir conjugal » ne concernait pas que les femmes, comme je l’ai longtemps cru. Elle concernait aussi les hommes. Je pose alors une question : « Comment appeler la contrainte sociale, religieuse, à faire l’amour qui a dû, dans certaines configurations, peser aussi sur les hommes, mariés sans aucune attirance ni amour pour leurs femmes ? » Vous répondez à ma question en traduisant tout de suite « devoir conjugal », pour un homme, par « une position de violeur ». Ce n’est pas du tout ce que je cherchais à évoquer. Le devoir conjugal exigeait d’honorer la couche nuptiale, comme on disait. L’Église recommandait aux hommes comme aux femmes d’accomplir ce devoir par charité, pour donner un débouché sanctifié à la concupiscence : c’est la raison pour laquelle elle déplorait le mariage des jeunes filles avec des vieillards, lesquels ne pourraient les satisfaire et les pousseraient donc dans les bras d’amants plus jeunes. Bien sûr, je n’ai pas la naïveté de croire que cette symétrie théologique débouchait sur une symétrie empirique. Je vois tout aussi clairement que vous ce que cela signifiait pour les femmes : l’obligation de satisfaire le désir de leur mari quel que soit le leur – l’obligation de se laisser « violer », diriez-vous avec les Salopettes. Je suis d’accord, même si le verbe « violer » nous prive de l’accès à toutes sortes d’autres cas de figure. Ferenczi par exemple, que je cite à propos de l’éjaculation précoce, met en lumière une autre conséquence de ce problème de dissymétrie. La façon expéditive de faire l’amour des hommes, explique-t-il, frustrait les femmes en les laissant au bord de leur propre jouissance. Ici, le problème n’est en rien celui du viol, mais d’un désajustement du plaisir, désajustement auquel, dans le système érotique dominant au XIXe siècle, les hommes étaient indifférents.

Peu importe que ce soit grâce à ce que j’ai entendu ou vécu, mais je me sens encore contemporaine de ce type d’expérience historique de désajustement (et j’imagine en fait qu’il en va de même de nombreuses femmes plus jeunes que moi, peut-être même dans « nos milieux » pourtant surinformés en matière de techniques érotiques) : certes, je vois bien qu’il y a une sorte de contiguïté entre, disons, l’égoïsme quasi autiste du violeur et l’égoïsme de l’éjaculateur précoce (appelons-le comme ça). Mais de même que les personnes violentes ne sont pas toutes, loin s’en faut, des criminels en puissance, de même, je ne suis pas d’accord pour attirer tous les comportements abusifs des hommes dans l’orbite du viol, de tout faire passer sous la moulinette de ce seul vocable.

Cependant, ma note voulait aussi évoquer un autre cas de figure : celui de la « panne », de l’impuissance, de l’incapacité, pour un homme, d’honorer la couche nuptiale ; ou encore celui de l’obligation d’avoir un commerce charnel avec une femme avec laquelle il ne désirait pas l’avoir : « comment appeler ça ? » demandais-je. J’ai en mémoire deux récits qui m’ont frappée. Le premier m’a été raconté par une femme restée célibataire, de l’âge de ma mère. Elle m’expliquait combien elle aurait aimé avoir des enfants, mais comment, outre des difficultés liées à sa situation familiale et au contexte de la guerre pour trouver un mari qui lui convienne, elle avait été échaudée dans son désir par l’histoire de sa meilleure amie, dont le mariage avait été une expérience cauchemardesque pour une raison un peu mystérieuse, illustrée par ce détail : le jeune mari avait une telle horreur d’elle qu’il ne partageait rien avec elle, pas même son gobelet à dents ou sa serviette de toilette. Elle s’était séparée de lui et ne s’était jamais remise en couple. Chaque fois que je repense à ce minuscule drame, au statut de preuve à charge contre les hommes qu’il avait pris dans la conscience de ces femmes, il me saisit. J’imagine un jeune homme très phobique, terrifié par le corps féminin, peut-être confronté brutalement à son inappétence (hétéro)sexuelle – et j’imagine bien sûr avec autant (ou encore plus) de compassion la détresse, l’incompréhension panique, l’humiliation de sa jeune femme...

Le second récit m’a été raconté par la femme qui en est le personnage principal. Alors que son mari avait déserté le lit conjugal parce qu’il avait une maîtresse chez qui il vivait quasiment, alors qu’en désespoir de cause, elle s’apprêtait à repartir chez ses parents, elle s’en était plainte à sa belle-famille qui, au grand complet, avait tenu une sorte de tribunal devant lequel le mari avait dû comparaître : au terme de cette séance d’admonestation, il avait regagné le lit de sa femme. Quoique sous une forme « coutumière » ou « privée », cette situation me paraît correspondre aux « “actions en revendication” [...] pour “obtenir la restitution de l’infidèle”, actions judiciaires que les femmes pouvaient mener comme les hommes » en vertu de ce devoir conjugal inscrit dans le droit canon, comme le souligne encore ma note.

Les discussions surgies à partir de #MeToo, et, de façon très intense, à partir du poème de Chénier, m’ont fait tourner et retourner une question dans ma tête : aurais-je été entourée, ma vie durant, de violeurs en puissance sans en prendre conscience ? Ma réponse est, catégoriquement, non. Que la question de la domination masculine s’identifie aujourd’hui avec la question du viol me paraît délétère à maints égards. J’ai été entourée d’hommes misogynes auxquels je ne me suis pas privée de le reprocher. Leur misogynie était plus ou moins circonscrite, plus ou moins supportable, plus ou moins « grave » (oui, il y a du « plus ou moins » : qui vole un œuf ne vole pas un bœuf – certains pouvaient « voler un baiser », « insister » lourdement. « Harceler » ? Ce verbe n’avait pas le poids qu’il a aujourd’hui. Il nomme légitimement un problème contre lequel il faut lutter, y compris dans certains cas en portant plainte. Mais la logique exclusivement judiciaire, l’institutionnalisation de la plainte, risquent – je dis bien, « risquent » – d’empêcher d’inventer un art de l’avance et du refus, et du respect de ces deux « libertés »). Aucun n’aurait violé une femme. Cette accusation de viol, qui désormais plane sur toute dénonciation des manquements ou abus masculins, me laisse littéralement sans voix : et face à ce qui se met à ressembler à une imputation préalable, à une suspicion automatique (sans parler du parfum d’insulte et de délation qui flotte autour du « #balance ton porc »), je me rebelle. Alors, oui, si c’est ça, une « défense des hommes », vous avez visé juste, je les défends, non pas « chacun », mais « dans leur singularité » très variable. Et pour continuer à paraphraser votre belle formule, si je les défends donc aussi « dans leur individualité », c’est parce qu’elle n’est pas toujours si facile que cela à isoler. Ce qui est vrai de la vie l’étant encore davantage des textes fondés sur des systèmes d’échos encore plus variables (des « réverbérations », pour vous paraphraser à nouveau), je les défends « à chaque fois que le texte peut le permettre ».

Sauf qu’en fait, ma « rébellion » est ancrée ailleurs. Elle est aussi, du même mouvement, une défense des femmes – une défense des liens qui façonnent l’expérience commune des femmes et des hommes (les amantes et les amants, les sœurs et les frères, les mères et les fils, les filles et les pères, etc.), et qui n’ont pas tous ce parfum de désastre qui placerait la vie de toutes les femmes sous le seul signe du viol. Même si j’ai la conviction qu’elles ont toutes à se battre contre la domination masculine (et que certaines sont mieux placées que d’autres pour se faire reconnaître), je crois, d’une part, que la domination masculine est loin d’être convenablement décrite à partir de la sexualité, et, d’autre part, que l’existence des femmes, au moins dans les sociétés occidentales, est moins fragile que ce que dessine l’unique vocable « viol ». Donc, je crois les femmes capables de faire bouger les lignes en inventant avec les hommes une égalité qui soit aussi un art de vivre. Surtout, je crois que la littérature, qui, selon moi, n’a jamais existé sans accueillir et abriter du féminin (et du devenir minoritaire en tout genre), peut y contribuer puissamment.

Ma « rébellion » repose en effet sur des convictions théoriques qui déplacent la question de mon hypothétique « défense des hommes ». Vous commencez votre lettre par un « puisque » auquel je ne puis souscrire. Pourtant vous ne pouviez trouver entrée en matière qui me soit plus familière :

Puisque nous héritons, peut-être encore un peu – en raison de ce statut d’enseignante-chercheuse d’aujourd’hui qui est le nôtre – de la République des Lettres d’hier, de celle que Marc Fumaroli définit au présent comme « une société de savants lettrés solidaires, « une société d’égaux et d’amis », une société définie aussi comme un « réseau social », mais un « réseau social » bien particulier, seulement composé de «  pairs épistoliers recrutés par cooptation » et non « d’interlocuteurs d’Internet supposés tous par définition arithmétiquement égaux », je réponds à votre livre sous la forme d’une missive.

Un grand nombre de mes travaux de recherche contestent en effet les conclusions de Marc Fumaroli, lesquelles ne sont pas seulement conservatrices sur le plan idéologique, mais, pour cette raison même, biaisées sur le plan de la connaissance historique. Voici qui m’étonne toujours : Marc Fumaroli, en intervenant comme il l’a fait sur des problèmes culturels contemporains, a réussi à imposer sa représentation de la culture lettrée de l’Ancien régime à tous ceux qui n’en sont pas spécialistes, et à la rendre haïssable à tous les intellectuels de gauche. Il est vrai que la modernité elle-même avait eu besoin, après la Seconde Guerre Mondiale, d’une légende très analogue pour se définir comme avant-garde : ce paradoxe a été à l’origine de ma propre recherche. La montée de la bourgeoisie et de l’État moderne (version marxiste), le grand renfermement des fous, la naissance du biopouvoir ou du gouvernement par la norme (version foucaldienne), la souveraineté du sujet cartésien face à la nature et les animaux-machines, la cour et l’absolutisme royal, les bienséances et les règles classiques, le « bon usage » de Vaugelas et la création de l’Académie française : tous ces éléments ont été obstinément lus comme des faits convergents et univoques transformant le XVIIe siècle en période esthétique, morale et politique repoussoir. Ce siècle devenait l’emblème de ce qui pesait encore « sur le cerveau des vivants », de ce dont on voulait faire table rase, de ce à quoi on ne voulait plus se plier. Le blâme des héritiers de la « modernité » (un héritage que vous n’évoquez pas, mais que je revendique et critique tout à la fois) et l’éloge à la Marc Fumaroli se confortent l’un l’autre.

Je ne suis certes pas la seule à avoir cherché à montrer comment on pouvait lire l’histoire de la culture lettrée du XVIIe sans se soumettre aux analyses de Marc Fumaroli, à rester même un peu dubitative face à son « amour intransigeant de la vérité » : j’y vois un trait d’éloquence, cette éloquence dont il célébrait la magie encomiastique. Et je me demande au passage avec perplexité pourquoi vous avez éprouvé le besoin, pour m’adresser votre lettre, de passer et repasser par Marc Fumaroli : pourquoi avoir choisi ce lieu de notre dialogue pour lui « rendre hommage », ou pourquoi avoir choisi cet hommage pour faire entendre « une forte aura de contestation » ? Où me situez-vous, en le convoquant ? Ce n’est pas toujours très clair. En tout cas, pour ce qui me concerne, ce n’est pas exactement l’« amour intransigeant de la vérité » qui m’anime, pas plus que l’« impartialité subjective » que vous me prêtez. Votre éloge m’est sensible. Mais ces termes donnent à la raison et à la vérité une délimitation tranchée qui n’est pas ce que je recherche. Ils éliminent le doute et l’expérimentation, le risque. C’est au contraire pour mieux douter que je fais bouger les interprétations, d’autant que j’ai la ferme conviction que, tant qu’on peut faire « bouger » un texte sans artifice, alors, il vaut le coup, littérairement parlant. Pour moi, écrire et penser constituent des exercices exigeant de s’exposer subjectivement à l’erreur : je cherche seulement à donner à mes hésitations et à mes doutes la plus grande rigueur possible, avec l’espoir d’obliger les « intransigeants » et les « impartiaux » à entrer dans des points de vue, à accueillir des pertinences, dont leurs boucliers et leurs armes voudraient un peu trop les protéger.

Imaginez que, commençant à travailler pour ma thèse sur la notion (je dis bien « notion ») de public au XVIIe siècle il y a plus de quarante ans, j’ai évidemment rencontré tout de suite cette (grande) fiction historique de la « République des lettres » (et inévitablement les travaux de Marc Fumaroli qui la présentent). J’ai aussi rencontré très vite les premières ébauches d’une définition patrimoniale de la littérature. Je ne vais pas résumer les conclusions de mon livre. Je dirais simplement que j’ai essayé de montrer que la définition patrimoniale de la littérature n’est pas la seule, et que la « République des lettres », au XVIIe siècle du moins, n’était que l’une des cinq formes possibles de « public ».

Mine de rien, l’existence plurielle de « scènes de destination » (comme j’en avais alors proposé la théorisation) nous place au cœur de notre problème. Car cette pluralité me permet d’affirmer qu’il y a d’autres héritages possibles que celui de la solidarité lettrée, savante et masculine, chère à Marc Fumaroli. Imaginez par exemple que la querelle du Cid débute sous le signe d’une transgression de Corneille. Le dramaturge écrit un texte d’auto-éloge interprété, non sans raison, comme une rupture des usages coutumiers de la « République des lettres ». Fort du succès de sa pièce, il s’autorise d’une autre forme de destination, celle d’un « public » nettement plus indéterminé que celui des « doctes », un « public » qui comprend, en droit, ce « toutes et tous » que vous évoquez deux fois dans votre lettre en l’opposant à juste titre à la « République des Lettres » (public indéterminé dont j’ai montré, dans L’Animal ensorcelé, qu’il n’était pas l’apanage du système esthétique propre à l’âge démocratique, contrairement à ce que pense Rancière). Ce « public » de « peuple et courtisans » comprend notamment des femmes, et des hommes intéressés par des femmes : Corneille va en effet, dans ses tragédies, donner une place inédite à l’amour. C’est un amour hétérosexuel, certes : mais, l’amour étant réputé efféminer les hommes, il bouscule le modèle de l’homosocialité virile et de son émulation guerrière.

Le premier des adversaires de Corneille à argumenter vraiment contre lui est Scudéry : il se pose explicitement en défenseur de ladite « République des lettres ». Or – et il est possible de montrer qu’il y a là une cohérence profonde -, c’est aussi lui qui va traiter Chimène de « prostituée », et qualifier ses paroles de la scène 3 de l’Acte III à Elvire d’« antithèses parricides ». Rodrigue, arrivé chez Chimène en son absence après avoir tué le Comte, se cache à la demande pressante d’Elvire qui craint pour la réputation de Chimène. Celle-ci, sans le savoir caché, avoue à sa confidente à la fois continuer à l’aimer et vouloir continuer à demander sa mort pour honorer son devoir de fille. C’est alors que Rodrigue sortira de sa cachette pour lui demander de le tuer sans attendre. Scudéry lit, dans cette contradiction des sentiments de Chimène, une duplicité éhontée, déshonorante : « parricide ». Elle lui paraît annoncer déjà son consentement au mariage final, consentement qu’il condamne par cette sentence  : « une fille d’honneur n’épouse pas le meurtrier de son père ».

Il y a, chez Corneille, une revendication d’autonomie qui s’illustre avec plus d’évidence dans son traitement des personnages féminins, en principe dépendants, que des personnages masculins. La scène suivante est célèbre. C’est elle qui justifie l’insulte de Scudéry traitant Chimène de prostituée. La jeune fille ne renvoie pas Rodrigue lorsqu’il surgit devant elle, l’épée à la main pour la supplier de le tuer, et elle revendiquera l’anomie de son geste. Au contraire, elle lui avoue qu’elle « ne le hait pas » : après quoi, comme vous le savez, la scène peut devenir un duo amoureux.

Mais ce que vous ne savez peut-être pas, c’est qu’en 1985, elle a été interprétée par Serge Doubrovski comme un « viol symbolique »[2]. Vous voyez que « performer le viol » n’est pas une entreprise critique absolument originale – et que la lettre-pétition des agrégatifs ne m’a pas surprise. Je profite de cette remarque pour vous signaler mon étonnement devant ce jugement que vous portez sur l’état de notre discipline :

C’est la moindre des choses que nous pouvons souligner depuis les Salopettes mais aussi depuis les relectures en cours du patrimoine qui s’affairent sur internet, jamais les œuvres n’ont connu depuis longtemps un tel régime de puissance d’action depuis qu’elles sont à nouveau rendu mobiles, cad extraites avec violence comme elles le sont de l’espace critique confortable mais ronronnant qui leur était offert.

Je n’ai manifestement pas la même expérience de notre discipline que la vôtre, et « s’emparer d’une pièce poétique patrimoniale » pour en renverser la valeur, pour détruire l’admiration qu’elle suscitait par une interprétation « transgressive » ou simplement dénonciatrice, me semble monnaie courante, pour le meilleur et pour le pire. J’ai moi-même intitulé un chapitre d’un de mes livres « Racine ou la régression » : régression par rapport à Corneille notamment, et notamment quant au traitement de la différence des sexes.

Mais revenons à Doubrovski. J’ai plusieurs objections à sa lecture, laquelle repose évidemment sur le symbolisme phallique, supposément univoque, de l’épée. Non que je sous-estime le trouble érotique que devait produire, sur les spectateurs, le double geste, de Rodrigue d’arriver chez sa maîtresse l’épée à la main, et de Chimène d’accueillir Rodrigue (qui range son épée dès que Chimène le lui ordonne) : les deux amants violentent le lieu (le cadavre du père, dans la maison, « n’est pas encore froid », comme le souligne Scudéry avec indignation), y introduisent une intimité que la bienséance du deuil d’une fille bien née aurait exigé qu’elle repousse absolument. Mais je ne vois pas pourquoi la querelle se serait autant focalisée sur Chimène (comme celle de La Princesse de Clèves se focalisera sur l’aveu, tant la question de la liberté des femmes soulevée par ces textes est sensible) si cette dernière avait été la victime de la violence de Rodrigue : c’est au contraire son consentement qui a scandalisé ; plus encore, sa décision de faire de cette autonomie amoureuse un objet de « gloire ». En fait, je pense que, comme Nadal avant lui, Doubrovski ne connaît qu’une façon d’être vertueux : celle qui s’aligne sur l’honneur masculin, sur la virilité sans tache. Chimène déplace les conditions de l’honneur : en le compliquant et en l’individualisant, elle le rend impur (et – mais ce serait plus long à montrer – Rodrigue la suit ; et il faudrait aussi parler de l’Infante évidemment…).

Le même Doubrovski a qualifié Sabine, dans Horace, d’« épouse gémissante et médiocre »[3]. Sa misogynie l’empêche de voir qu’avec le personnage de Sabine, qui récuse l’exemplarité d’Horace et refuse d’oublier ce qu’elle est (albaine, sœur des Curiaces, femme), Corneille achève de désordonner les paradigmes hommes/femmes, Romains/Albains, pour mieux interroger, et, finalement, déplacer, la logique communautaire amis/ennemis (je vais y revenir).

Ai-je raison, ai-je tort, avec ces propositions de lecture ? Je dirais prudemment que cette analyse est celle d’une chercheuse à l’oreille féministe et formée par les divers courants de la nouvelle critique, le structuralisme notamment, qui nous a appris à faire décoller l’analyse textuelle de la seule transparence mimétique (raison pour laquelle je ne m’arrête pas nécessairement au fait que le vers « C’est ce bois qui de joie et s’agite et murmure » soit prononcé par Daphnis, l’essentiel étant ici pour moi que c’est lui qui me fait entendre une signifiance par ailleurs diffuse dans le dialogue entier). Mais comme j’ai toujours analysé les textes au prisme de leurs réceptions, des querelles qu’ils ont suscitées, je ne cherche pas à imposer ma lecture. Je cherche en revanche à empêcher qu’une lecture, savante ou non, se fasse passer pour la seule lecture vraie, la seule qui ferait désormais autorité. Tout commentaire a un côté performatif : violence contre laquelle élèves et étudiants protestent régulièrement en lui opposant leur plaisir de lire « au premier degré », tandis que les enseignants tirent généralement de l’expression de leur résistance « naïve » encore plus de confiance dans leur mission critique émancipatrice. Mais il est des lectures critiques qu’on écoute avec intérêt, qui vous ouvrent des perspectives plus larges, ou qui, plus simplement, laissent peu de trace. « Performer le viol », en revanche, obnubile la vue et sature le sens – comme Scudéry obnubile aussi la vue et sature le sens avec ses mots insultants « performés » contre Chimène. Ceci pour dire en passant que ce n’est pas l’anachronisme que je dénonce en me rebellant contre la lecture des Salopettes (du reste, quand j’évoque un « quasi viol » et un dialogue délibératif « phallogocentrique », je n’ai pas le sentiment de me défausser sur le « sujet lyrique »). Mais de manière générale, j’essaie d’attirer l’attention sur la dimension dialogique, pas toujours audible, et en tout cas, toujours très facile à étouffer, de la littérature. Si cette dimension dialogique manque à un texte (au moins selon moi), comme dans le cas de Matzneff, alors, j’ose affirmer, oui, que ce texte n’est pas de la littérature selon la définition que je cherche à promouvoir pour réorganiser aujourd’hui la transmission littéraire des textes. Ce qui ne signifie pas réclamer de la censure : mais que, en ce sens, je suis d’accord avec vous, « il existe bel et bien de mauvaises positions et [...] les textes peuvent les figurer aussi en tant que telles ».

Cependant, qui configure cette « figuration », et pour quel partage, selon quelle forme de destination ? C’est là sans doute que nos positions divergent. Selon moi, la littérature ne devrait jamais être ni le support d’un manifeste ni celui d’une célébration religieuse « à la Fumaroli » : car l’une et l’autre scènes de destination vouent le texte à une lecture d’adhésion sans ombre ni jeu.

Vous commencez sans doute à voir pourquoi je ne peux pas acquiescer à ce « puisque » de votre première phrase : « Puisque nous héritons… ». Je ne me sens pas l’héritière du seul héritage de l’amicale lettrée masculine, de ce « club d’hommes » comme disait Nicole Loraux à propos de la cité athénienne. Je ne crois pas dans la « phallologomachie » que vous évoquez : je suis plus près de partager le point de vue d’Anne E. Berger écrivant, à propos des écrivains, qu’ils étaient peut-être plus « femmes » que les autres hommes[4]. Même à Athènes du reste, comme Nicole Loraux l’a montré dans La Voix endeuillée, la littérature n’était pas claquemurée dans ce club d’hommes : les femmes, ou du moins le féminin connu des hommes, ou en tout cas quelque chose (énigme ? savoir ? contact ? proximité ? participation ou partage ?) d’impossible à éliminer et qui advient du fait de l’existence des femmes à côté de celle des hommes, venait traverser, travailler le « club d’hommes ». Cette « anti-politique » ne nous arrive pas en droite ligne du passé, « de père en fils ». Outre qu’elle jette un doute sur la version « de père en fils » de l’Histoire (et sur la fiction de la « République des Lettres »), elle m’est plutôt apparue, au XVIIe siècle, comme l’esquisse d’une « autre politique » que celle du « Tout Un ». Je suis convaincue que l’Histoire est traversée de formes de destination contradictoires, parfois dessinées comme des partis antagonistes, parfois au contraire très intriquées. C’est ainsi que je m’explique que, comme femme, et malgré des facteurs pas spécialement favorables, je n’aie pas eu (trop) besoin de dénier que je « sois » une femme pour me sentir autorisée à devenir une « spécialiste de la littérature » – pour hériter de la pluralité des formes de destination – et d’en préférer certaines à d’autres pour des raisons éthiques et politiques que je peux expliquer et défendre.

Donc, non, je ne me sens en rien une « petite descendante de l’utopie de la République des Lettres », de « cette République des Lettres qui se naphtalise gentiment dans l’indifférence et qui se soucie si peu de la vie matérielle des femmes ». Si elle « se naphtalise » ou si elle « ronronne », cela se sera fait sans ma participation (et je ne suis évidemment pas la seule). Vous pourriez interroger tous les élèves, puis les étudiants qui m’ont eue pour enseignante, je pense qu’ils témoigneraient que je ne me suis jamais donné la « mission de sauver les Daphnis de l’opprobre » (mon exemple ne valant ici que pour témoigner qu’il existe autre chose que cet héritage[5]).

Mais l’enjeu n’est en fait pas là. L’enjeu, c’est celui de la lecture de désidentification « joueuse », laquelle n’est ni nécessairement joyeuse, ni nécessairement critique à la manière de la distanciation brechtienne, que je place au cœur de la transitionnalité, qualité par laquelle je propose de relancer la défense de la littérature et de sa transmission. Vous semblez croire que cette lecture de désidentification n’est possible que dans la tour d’ivoire de la (savante) République des Lettres. Ce n’est pas ce que je crois. Et comme je n’ai jamais fait de la recherche en oubliant l’« usage littéraire qui n’est pas lettré » que vous prêtez aux Salopettes (à nouveau, je ne sais pas très bien où vous me situez ici ; mais de toute façon, l’opposition est un peu forcée, me semble-t-il), je voudrais encore une fois partir de mon expérience.

Depuis des années (sans attendre, donc, que des Salopettes réveillent ma conscience), je m’interroge intérieurement sur le poème de Marot que je cite dans mon livre : « Un doux nenni...[6] ». Je suis heureuse d’avoir enfin pu amorcer publiquement une réflexion sur son cas. Il se trouve que je l’ai appris très jeune, entre douze et quatorze ans. Je ne l’ai pas trouvé dans la bibliothèque de mes parents (non, nul capital symbolique ici) ni dans l’armoire de prêt de la classe, mais dans un manuel dont une de mes enseignantes avait recommandé l’achat. Il m’a tellement plu que je l’ai appris par cœur. C’est au hasard de réflexions de plus en plus préoccupées par la question de la représentation et par celle de l’effet psychique (idéologique, moral, émotionnel, traumatique…) des textes littéraires sur leurs lecteurs que je me le suis remémoré avec une sorte de malaise. Quel plaisir avais-je donc pris à ce texte au point de désirer le garder en moi ? M’étais-je identifiée à la femme à laquelle le poète prescrit de dire « non » tout en faisant savoir qu’elle dit « oui » ?

Sincèrement, tout bien soupesé, je ne crois pas. Je me suis projetée dans le jeu – lequel est inscrit dans le rythme, la voix du poème, sa dimension de caresse, cette dimension qui noie les contours de l’individuation stricte. Imaginez une adolescente dans un milieu où la sexualité est interdite : c’est au jeu érotique que ce poème m’ouvrait. Je ne crois pas l’avoir jamais lu à la lettre (je veux dire, je ne me souviens pas de m’être incorporé la prescription d’un « non » qui veuille dire « oui ») parce que, tout simplement, la lecture « naïve » ne passe pas seulement par la crédulité, la capture dans la littéralité du texte littéraire, mais par la rêverie : laquelle, une fois déclenchée, s’affranchit de sa lettre (pour s’en convaincre, il suffit de penser à la façon imprévisible dont nous reviennent des vers, des personnages, des atmosphères littéraires pour s’appliquer soudain à une circonstance de nos vies : ces retours capricieux ne respectent souvent que nos alchimies intérieures !). En revanche, oui, il m’encourageait certainement à une différence, une dissymétrie dans laquelle la femme était plus passive que l’homme. Mais la passivité a ses formes d’activité, ici suggérées par l’adresse du poème à l’amante sur le mode du jeu, ce qui ne la traite pas en « chose soumise ».

On peut espérer mieux, pour une adolescente, en manière d’apprentissage de l’égalité, que la rêverie solitaire autour de ce poème. Mais que se serait-il passé si j’avais eu une enseignante qui me l’avait présenté dans le lexique critique de l’article « Voir le viol » ? « Performer le viol », c’est à mon sens, je le répète, inhiber l’imaginaire – inhiber la possibilité de s’élancer imaginairement, de se lancer à la conquête des mondes, d’emmagasiner, grâce à la puissance indisciplinée du désir (et cela vaut bien sûr au-delà de la question de l’érotisme), des forces plurielles pour inventer de l’art de vivre, lui-même pluriel, car la vie n’existe que déclinée en plusieurs lieux sociaux et/ou politiques.

Lorsque vous écrivez que « le lecteur ou la lectrice ne vit pas dans un monde littéraire où la possibilité de se “désidentifier” est possible,  mais dans un monde où les rapports de pouvoir ont pris la forme de cette guerre des sexes dont je vous parlais plus haut (#metoo, #balanceton porc) », je tombe d’accord avec vous sur le fait que certains lecteurs ou certaines lectrices (c’est le problème soulevé par le trigger warning) ne peuvent pas ne pas être saisis par l’impact traumatique d’un tel poème (hypothèse à laquelle je fais droit dans mon livre). Mais, si je vous comprends bien, il faudrait faire de ce signal le tremplin d’une colère politique. Nous voici en somme face au problème de l’évaluation politique de ma défense de la transitionnalité.

Le point de vue psychanalytique (mais qui est aussi foucaldien, si l’on se réfère au Souci de soi, lyotardien, si l’on se réfère au Différend, derridien, si l’on se réfère à la déconstruction, deleuzien, si l’on se réfère au devenir minoritaire) que j’adopte sur la subjectivation débouche bel et bien sur un bénéfice politique. En se penchant sur les méfaits de la paranoïa, bien des penseurs de la modernité ont implicitement souligné l’importance politique des modes de subjectivation. Je suis convaincue que les processus de subjectivation ne sont pas que biographiques, et pas davantage uniquement structurés à la manière de l’habitus bourdieusien. Mon idée est qu’ils sont soutenus par des formes de destination présentes dans la culture, dans les mœurs – et qu’il y en a de plusieurs types. En privilégiant le lexique de la guerre (des sexes) et en défendant « une littérarité de combat », vous mobilisez une forme de destination qui est celle que je « combats » au contraire en défendant une « littérarité transitionnelle » : celle de la logique « amis/ennemis », qui intime aux sujets de choisir leur camp : s’ils ne sont pas des amis, ils seront des ennemis.

Cette logique est bien celle de Marc Fumaroli (est-ce la raison pour laquelle vous l’avez convoqué ? Pour suggérer qu’il n’y a pas d’autre issue ?) : le club de l’amicale lettrée masculine serait attaqué par des ennemis. Mais elle me paraît pernicieuse : elle accule au « même », en miroir. Face à n’importe quel « X » qui fait de vous son ennemi, comment échapper à l’assignation à résidence ? La proposition de redéfinir la littérature par sa transitionnalité est une proposition qui vise à dégager la possibilité d’une autre figuration de la conflictualité que celle de la guerre, de la logique amis/ennemis. Et c’est aussi une préoccupation à l’égard de l’enfance : la transitionnalité défend les bienfaits d’un contact continué avec l’enfance en nous. Plus concrètement, dans le cadre de l’enseignement, elle invite aussi à se poser cette question : a-t-on le droit d’enrôler l’enfance dans la « littérarité de combat » ? Un(e) enseignant(e) aurait-il(elle) eu le droit de saborder mon plaisir tout secret (dans lequel aucune parole militante n’avait fait intrusion) pris au poème de Marot ?

J’ai, dans mon livre, essayé d’imaginer toutes sortes d’intériorités secrètes : mon idée est que le rôle d’un enseignant n’est pas de les mettre en guerre – en tout cas pas par la littérature dont le ressort n’est pas la vérité factuelle contrairement à l’histoire ou aux sciences. La conviction militante qui anime les défenseurs d’une « littérarité de combat », position que j’ai connue, épousée et pratiquée dans mes jeunes années de prof du secondaire, mais dont j’ai très vite soupçonné l’injustice, la tyrannie, les empêche de se souvenir qu’il n’y a pas que les hommes en tant qu’hommes qui risquent toujours d’exercer un pouvoir de domination : il y a les profs. Ils le font souvent en toute bonne foi, au nom de l’émancipation : quand ils enseignent comme ils militent, les enseignants s’arrogent le droit exorbitant de faire intrusion dans des mondes intérieurs dont ils ne savent rien. Sans doute l’école doit-elle apporter des connaissances, et sans doute l’imaginaire peut-il être guidé : mais à condition de ne pas être saccagé. Je crois qu’il n’est jamais mieux guidé qu’en l’amenant simplement à envisager, de façon réflexive et non plus seulement impulsive, l’existence d’autres enchaînements imaginaires possibles, celui de la voisine et du voisin, celui du prof, celui d’un critique etc., et à les envisager aussi dans leurs débouchés concrets possibles : la littérature est geste, et comme tel, contiguë au passage à l’acte : médium remarquable pour aborder, de loin, sans pression ni intrusion abusives, la question des passages à l’acte, aujourd’hui si brûlante...

Je ne sais pas jusqu’à quel point je crois dans la guerre des sexes, en tout cas dans le contexte des sociétés occidentales, même multiculturelles, le seul contexte dont je me sente le droit de parler sur ce point. Il me semble plus juste de penser qu’il s’agit là d’un différend. Or un différend, cela ne se résout pas. Cela suscite des luttes, des politiques, de la littérature, des arts de se lier ; mais ne se règle pas. La domination n’est pas forcément une guerre, et, tant qu'à faire, je préfère le terme marxiste de « lutte » – lutte des sexes. Lutter n’est pas exactement faire la guerre : l’horizon n’est pas la reddition de l’autre, mais la redistribution des « parts », pour parler comme Rancière. La lutte n’élimine pas le lien, les configurations, les dispositifs. Une guerre, en revanche, cela se gagne (à moins d’épuiser tous les combattants) : après quoi, ou bien l’un des deux camps disparaît, écrasé ou englouti par l’autre ; ou bien l’on signe la paix, mais il y a des vainqueurs et des vaincus. La guerre, Horace en illustre la logique contre Curiace : « Albe vous a nommé, je ne vous connais plus ». On connaît la réponse prémonitoire de Curiace : « Je vous connais encore, et c’est ce qui me tue ». Seule Sabine impose une complication par le féminin. La guerre telle qu’Horace l’emblématise repose sur le grand schème schmittien de l’ami/ennemi, que le personnage de Sabine, derechef, récuse à elle toute seule. Figurez-vous que justement, j’ai cherché à montrer qu’au XVIIe siècle, après les guerres civiles de religion, après l’expérience de ce qu’il en est de vivre sous le signe de cette seule opposition zélée d’amis et d’ennemis, des propositions autres se sont fait jour, dont Corneille est pour moi l’un des représentants les plus étonnants – un représentant féministe : oui – un homme.

Nous naissons tous de deux – en quelque sorte tous métisses. Selon Maurice Godelier, à observer toutes les sociétés humaines connues, on doit conclure qu’il faut même être trois pour faire un enfant : deux, trois, tout cela se laisse très mal catégoriser, car rien qu’en naissant de deux, la symétrie n’est pas au rendez-vous, jamais. Je ne sais pas bien ce qu’il en est dans les sociétés où l’on tue les filles à la naissance, ou bien où on les enterre vives sans état d’âme. Mais en dépit des féminicides et des viols, à coup sûr favorisés par la culture hautement misogyne et pluriséculaire des sociétés occidentales, je suis convaincue que ce deux (ou trois) travaille l’Histoire.

Autrement dit, je défends l’idée « transitionnelle » selon laquelle la possibilité de se désidentifier n’est pas un luxe de lettré, mais une possibilité originaire, possibilité que les cultures peuvent investir, ou forclore. Ma conviction est qu’il est plus prometteur de l’investir que de la forclore. Et que la littérature, patrimoniale ou non (cela m’est totalement indifférent), mais en tout cas transitionnelle, peut être un adjuvant puissant dans cet investissement.

Chère Dominique, j’ai terminé mon introduction en remerciant « les signataires de la lettre des agrégatifs d’avoir contribué à raviver un débat en un sens vieux de plusieurs siècles, mais auquel il est grand temps d’accorder à nouveau le plus grand sérieux critique : celui qui concerne la responsabilité et l’implication de la littérature dans ce qu’il est convenu d’appeler la réalité. » Je termine cette réponse à votre lettre en vous remerciant d’avoir ajouté à leur intervention l’appréciation que vous en faisiez : vos objections à mon livre me donnent à penser et m’agitent bien au-delà des arguments que vous venez de lire. Je voudrais simplement, sans conclure, citer un passage de votre lettre qui m’arrête tout particulièrement :

Un usage littéraire qui n'est pas lettré, qui est du temps de « Facebook », qui n’est pas de la société fictive des amis lettrés chantée par Marc Fumaroli, qui est de toutes et de tous, en dépit de tous les statuts qui autorisent ou qui n’autorisent pas. En dépit de son caractère trivialement démocratique, un usage tout de même littéraire dans le sens où il me semble que dans la société de discours dans laquelle on vit aujourd’hui, les femmes et les hommes ont toujours trouvé dans les œuvres de quoi les incarner en porte-parole, tout simplement parce qu'en les lisant elles et ils arrivaient à y figurer soit un nouveau monde dans lequel elles ou ils voulaient habiter soit un ancien monde dans lequel elles ou ils ne voulaient plus habiter : cet usage littéraire des textes n'est pas anti-littéraire, il ne ferme pas seulement l'interprétation en cadenassant des positions, mais il fait le texte le lieu d'un rapport de force inversé assumé qui implique, au passage, le temps d'un manifeste,  d'immobiliser les positions […]

Vous résumez ici avec beaucoup de force une position dont je respecte infiniment l’existence historique, que j’ai longtemps partagée – mais qui, simplement, ne me paraît pas bénéfique aujourd’hui dans le contexte, surtout pédagogique, où nous sommes, de fragilisation extrême du lien civil – alors qu’il me semble qu’on pourrait tirer de cette littérature d’autres bénéfices, pas nécessaireement très lettrés, mais, par hypothèse, plus heureux pour les raisons que je viens de dire...

 

Hélène

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[1]Je cite cette note intégralement : « Je ne vois pas non plus au nom de quoi je jugerais moralement un couple où le désir se négocierait parfois, ou même souvent, selon la configuration où la femme céderait à l’homme sans y prendre de plaisir : elle peut céder pour préserver leur lien, de peur qu’il “n’aille ailleurs”, faute de goût pour l’érotisme, etc.. Les vies humaines ne se déroulent pas de façon idéale mais selon des équilibres qui, même s’ils n’échappent évidemment pas aux sommations culturelles, ne s’y résument pas toujours. En 1908, Sandor Ferenczi attirait l’attention sur la fréquence de l’éjaculation précoce dans la conjugalité bourgeoise du XIXe siècle, et ses conséquences malheureuses sur le plaisir des femmes. Il attribuait le phénomène à “l’égoïsme masculin, survivance du vieux régime patriarcal”. Mais ce système comprend aussi l’éducation des femmes qui leur impose de ne pas “exprimer” ni “reconnaître des désirs sexuels” : “la femme, pendant ses années de jeune fille, est méthodiquement soustraite à toute influence sexuelle, qu’il s’agisse du plan réel ou du plan mental, et de plus les efforts tendent à lui faire haïr et mépriser tout ce qui touche au domaine de la sexualité. Ainsi donc, comparée à son futur époux, la femme qui se marie est, du point de vue sexuel, pour le moins hypoesthésique, sinon anesthésique.” Rien d’heureux pour personne, au regard de notre point de vue moderne sur la sexualité. (Sandor Ferenczi, « De la portée de l’éjaculation précoce », dans Psychanalyse 1. Œuvres complètes : t. 1 : 1908-1912, Paris, Payot, 1975, p. 17 et 19). Il ne faut pas oublier non plus que pour l’Eglise catholique, le devoir conjugal, inscrit dans le droit canon, incombait autant aux hommes qu’aux femmes ; et il justifiait des “actions en revendication” ou des “actions possessoires” pour “obtenir la restitution de l’infidèle”, actions que les femmes pouvaient mener comme les hommes (Cf. Jean-Pierre Baud, L’Affaire de la main volée. Une histoire juridique du corps, op. cit., p. 110. Jean-Pierre Baud cite la phrase de saint Paul qui a servi de base au droit canon : “La femme ne dispose pas de son corps, mais le mari. Pareillement, le mari ne dispose pas de son corps , mais la femme” (op. cit., p. 89). Comment appeler la contrainte sociale, religieuse, à faire l’amour qui a dû, dans certaines configurations, peser aussi sur les hommes, mariés sans aucune attirance ni amour pour leurs femmes ? » (La Littérature à l’heure de #MeToo, p. 90, n. 1).

[2]Serge Doubrovski, “Corneille: masculin/féminin. Réflexions sur la structure tragique”, Poétique, n°62, 1985.

[3]Serge Doubrovski, Corneille et la dialectique du héros, Paris, Gallimard, 1963, p. 174.

[4]Anne Emmanuelle Berger, « Genre. Penser “le genre” en langue[s] ou comment faire des études de genre en littéraire ? » dans Emmanuel Bouju (éd.), Fragments théoriques. Nouveaux éléments de lexique littéraire, Editions nouvelles Cécile Defaut, Nantes, 2015, p. 178. Serge Doubrovski, “Corneille: masculin/féminin. Réflexions sur la structure tragique”, Poétique, n°62, 1985. Anne Emmanuelle Berger, « Genre. Penser “le genre” en langue[s] ou comment faire des études de genre en littéraire ? » dans Emmanuel Bouju (éd.), Fragments théoriques. Nouveaux éléments de lexique littéraire, Editions nouvelles Cécile Defaut, Nantes, 2015, p. 178.

[5]Je me suis demandé parfois si vous me prêtiez de l’indignation devant le geste que vous prêtez aux Salopettes d’avoir « osé sommer un jury, c’est-à-dire une caste, de se prononcer sur la représentation visible d’un acte au sein d’un texte ». Ce que je critique, c’est au contraire d’avoir mis ce jury en position de trancher une querelle d’interprétation. Cependant, en fait, pas plus que je ne crois à l’unicité de la République des Lettres je ne crois que le jury d’agrégation soit une « caste ». Je me souviens par exemple d’une femme admirable, Jeanne Allamigeon, qui a été ma professeure de khâgne et qui m’a tout appris, devenue ultérieurement inspectrice générale, donc présidente du jury d’agrégation : vous ne sauriez imaginer comment cette femme de gauche, féministe, pétrie d’une profonde et authentique liberté, ancienne soixante-huitarde, fille et sœur de fonctionnaires de l’Education Nationale avec une foi dans sa « mission » chevillée au corps, a accompli cette tâche en y important tout ce qu’aujourd’hui on met du côté du « care » : je sais de source sûre que plus d’un candidat se souvient de l’attention précise, infatigable, active, qu’elle portait à chacun.

[6]«  Un doux nenni, avec un doux sourire.
Est tant honnête, il le vous faut apprendre.
Quant est d'oui, si veniez à le dire,
D'avoir trop dit je voudrais vous reprendre.
Non que je sois ennuyé d'entteprendre
D'avoir le fruit dont le désir me point :
Mais je voudrais qu'en le me laissant prendre,
Vous me disiez : « Non, vous ne l'aurez point. »

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