Inédit

Viol, silence et littérature :
comment partager la lecture de « La force du sang » de Cervantes

 

 

 

Préambule

 

Les 13, 14 et 15 décembre 2018 s’est tenu un colloque international sous l’égide de Transitions consacré à « Littérature et trauma ». Il a rassemblé trente-six communiquants réunis en sessions, elles-mêmes réunies en journées. Sonia Velazquez est intervenue lors de la deuxième journée, vendredi 14 décembre, journée consacrée à « Des équivoques à éclaircir », lors de la session « De l’auteur au lecteur – et retour »

Sa contribution se penche sur la question du trigger warning à travers une expérience d’enseignement et de commentaire textuel alliant de façon rare sensibilité, éthique, et finesse théorique : ou comment un texte littéraire ancien traitant d’un viol vient à la rencontre d’une épreuve de viol moderne paradigmatique.

H. M.-K. et T. P.

Sonia Velazquez est assistant professor en littérature comparée et en religious studies à l’Indiana University de Bloomington. Membre de Transitions.

 

 

 

 

 

Viol, silence et littérature : comment partager la lecture de « La force du sang » de Cervantes 

 

 

S. Velazquez 

06/07/2019

 

 

La première fois que j’ai entendu parler de trigger warnings, c’était il y a cinq ans, après un cours que j’enseignais sur les pouvoirs et défauts du récit. Nous avions eu une très vive discussion à propos de la nouvelle de Miguel de Cervantes, « La force du sang », l’une des douze « nouvelles exemplaires » publiées en 1613. L’une de mes meilleures étudiantes, future infirmière et, comme elle me l’a confié, elle-même victime de viol, m’a dit qu’elle avait eu du mal à écrire une réponse analytique à sa lecture et elle m’a recommandé d’inclure un trigger warning si je devais enseigner encore ce texte. Je vais revenir à cette rencontre, pour moi à la fois émouvante et bouleversante avec cette étudiante à la fin de mon intervention, mais seulement après avoir essayé de partager avec vous la complexité et la perplexité du récit du viol et les réponses possibles dans le texte de Cervantes.

Voici comment le traducteur contemporain de Cervantes, François de Rosset, présente l’argument de la nouvelle :

Léocadie est ravie par un jeune Cavalier (Rodolphe) lors qu’elle vient un soir de la promenade avec son Père et sa Mère. Ce jeune Cavalier l’emporte en son logis toute évanouie, et la viole durant qu’elle est privée de sentiment. Il lui bande puis après les yeux, lors qu’elle s’est reconnue, et l’expose de la sorte au milieu de la rue. Elle retourne au logis de son Père, et après plusieurs regrets se console en un Crucifix qu’elle a pris dans la maison de celui qui l’a violée. Au bout de neuf mois elle accouche d’un garçon le plus beau au monde, lequel est reconnu miraculeusement [sept ans plus tard quand ce fils subit un accident et par coïncidence ses grands-parents paternels prennent soin de lui, donnant l’occasion à Léocadie de raconter à la mère de Rodolphe les détails de son enlèvement] : l’honneur de sa Mère est réparé par la voie de Mariage[1]

Si ce résumé, en vouant la moitié de l’espace au viol, glace le sang, le récit de Cervantes en fait autant : sept pages parmi les vingt-deux de la nouvelle décrivent en temps réel la scène. On ne peut pas nier l’assaut, et pourtant le malaise de la lecture ne donne lieu à aucune espèce de pornographie de la violence. La vraie horreur de la scène se trouve, en fait, dans la finesse de la psychologie des réactions à l’événement :

Ce jeune homme ravit donc en ténèbres [ciego de la luz del entendimiento, a escuras : donc deux fois en ténèbres : il agit dans le noir et sans lumière intellectuelle] le plus précieux joyau de Léocadie, et comme la plus grande partie des péchés de la sensualité ne passent point plus avant lors que l’accomplissement s’en est ensuivi, Rodolphe eut voulu que Léocadie eût été bien loin de là : de sorte qu’il se disposa de la mettre en pleine rue, toute évanouie qu’elle était. Mais ainsi qu’il voulait exécuter son dessein, il sentit que cette malheureuse reprenait ses esprits, et tenait ce langage : Où suis-je, misérable ? En quelle obscurité suis-je réduite ? Quelles ténèbres m’environnent ? Suis-je dans le limbe de mon innocence, ou bien dans l’Enfer de mes péchés ? O bon Jésus, qui est-ce qui me touche ? Que je sois sur une couche, moi dolente et malheureuse ? (151)

L’outrage même passe par la délicatesse d’une image reconnaissable comme un lieu commun où le joyau de Léocadie équivaut à sa virginité. Le narrateur ne décrit pas en détail l’agression ; il insiste plutôt sur la réaction des personnages. D’une part, Rodolphe est à peine présent ; comme nous avons vu, il est littéralement privé de lumière intellectuelle et morale. La seule fois où le narrateur utilise un langage moralisant, c’est à propos de lui : son seul guide d’action ici et ailleurs dans la nouvelle est la sensualité[2]. Il n’est même pas véritablement méchant ; il n’est qu’assujetti à ses appétits. Le narrateur le laisse vite pour prendre le point de vue de Léocadie, et à partir du moment où « elle tenait ce langage », ni le narrateur ni nous, les lecteurs, ne la laisserons plus.

Pendant que Rodolphe commence à réfléchir à comment se débarrasser de ce corps dont il a joui, tout d’un coup cet amas, jusqu’alors informe et inanimé, se réveille et commence un processus de réintégration au monde, une quête du commun après l’insensé. Elle prend conscience et prend la parole. Ses tentatives discursives commencent avec un soliloque, cherchant à trouver des repères physiques. À ce moment-là, elle se rend compte qu’elle n’est pas seule – qu’un corps (anonyme, et presque pas humain) partage le lit où elle est, et elle tourne sa parole vers lui, une parole proche de la plainte. Elle cherche à comprendre sa position d’abord à travers le discours de l’honneur et elle considère que sa perte équivaut à sa mort, donc elle prie d’abord ce corps qui l’accompagne de la tuer. Peu de temps après, elle rejette pourtant son désespoir ainsi que la vengeance en déclarant qu’elle lui pardonnera l’offense s’il lui donne sa liberté et elle promet de garder le silence. Elle offre son pardon, mais garde le droit d’une indignation justifiée. Rosset traduit le discours de Léocadie ainsi : « Je ne veux point me désespérer, parce qu’il te coûtera peu de soulager mon mal. Regarde que tu m’attendes, et ne te confies point que le temps modère le juste ressentiment que j’ai conçu contre toi, et ne veuilles point accroître mes déplaisirs en croyant de jouir encore de moi » (c’est moi qui souligne). Son discours sera marqué par un martellement d’impératifs, tous dans la forme familière de « tu ». Toutes ces tentatives discursives montrent Léocadie en train de lutter pour ne pas perdre sa dignité : ses paroles transmettent à la fois sa désorientation et sa peur, mais aussi comment, malgré tout, elle trouve la force de ne pas y disparaître. Rosset écrit dans son résumé que Léocadie « s’est reconnue », phrase qui indique son réveil après l’évanouissement mais qui souligne aussi le processus cognitif et affectif d’une « reflexion sur soy » (Furetière[3]).

Une fois libérée de son emprisonnement, quand Léocadie retourne chez ses parents qui sont comblés de revoir leur fille, elle leur raconte ce qui s’est passé, et son récit est reçu avec amour et compréhension. La critique littéraire a souvent jugé que la nouvelle était un échec à cause de son invraisemblance. D’abord, les raisonnements si sages de Léocadie leur semblent faux, car son éloquence semblerait en contradiction avec sa jeunesse autant qu’avec l’expérience traumatique. Deuxièment, la réception si peu violente de son récit par ses parents défie la vraisemblance dans le contexte d’une société vouée à l’honneur social. Et finalement, l’accident de Luisito, fils de Léocadie et Rodolphe, dont sont témoins par hasard ses grands-parents paternels qui l’amènent chez eux pour le guérir, rend possible le dénouement du mariage entre Léocadie et Rodolphe. Il va sans dire que cette coïncidence leur semble aussi maladroite que l’apparition d’un deus ex machina.

Alban Forcione, grand spécialiste de Cervantes, a répondu à la critique du manque de vraisemblance dans la nouvelle en faisant appel à la fonction centrale de la religion dans le texte. Pour lui, « La force du sang » est plus proche de l’hagiographie (ou des miracles attribués à la Vierge) que d’un roman[4]. Pour ma part, je pense comme lui que la compréhension de cette nouvelle ne passe pas par un régime aristotélicien de la mimesis, mais je crois qu’il nous faut non seulement un changement de genre littéraire mais plus fondamentalement un changement de conception de la littérature. Je trouve éclairant le propos d’Hélène Merlin-Kajman dans Lire dans la gueule du loup selon lequel la littérature n’est pas seulement mimétique mais surtout transitionnelle[5]. Dans le cas de « La force du sang », cela veut dire que le récit n’est pas seulement « une nouvelle » dans le sens donné par les dictionnaires du XVIIe siècle de la communication d’un fait original ou d’un événement reconnu, mais qu’elle est aussi « exemplaire », comme le veut le titre du recueil.

Mais comment soutenir l’exemplarité d’un récit où l’on voit en détail les répercussions psychologiques et sociales du viol ? L’exemplarité de cette nouvelle est difficile à nommer si nous nous limitons à penser au contenu, c’est-à-dire à la sententia qu’il faudrait communiquer. Il me semble que ce qui est important est plutôt le fait que l’horreur du viol même puisse être partagée ; c’est-à-dire le fait que Léocadie ne soit pas toute seule avec sa douleur. Ses raisonnements adressés à Rodolphe ont réussi à lui gagner sa liberté ; ses parents l’écoutent avec empathie même quand ils lui expliquent les risques associés à son plan pour dévoiler l’identité de son agresseur ; et la mère de Rodolphe écoute sa plainte, émerveillée de la discrétion de Léocadie, et elle met en place un plan pour accomplir la réparation de l’honneur de Léocadie, de ses parents, et de son fils à travers le mariage. 

Et voilà ce qui est toujours le plus choquant pour les étudiants, pour les critiques de la vraisemblance, et je l’avoue pour moi aussi. La fin, décrite comme « miraculeu[se] » – happy ending – par Rosset implique le mariage d’une femme très intelligente, courageuse, et forte avec un personnage qui l’est à peine. Et la voix de Léocadie, si claire tout au long de la nouvelle, semble disparaître à la fin pour laisser sa place aux désirs de Rodolphe :

Il n’y eut coin de la maison qui ne fut rempli de joie, et de contentement. Et bien que la nuit s’envolât avec ses ailes noires, et légères, toutefois il semblait à Rodolphe qu’elle allait, non avec des ailes, mais avec les potences d’un boiteux, tant il désirait de se voir seul avec sa chère Épouse. [Enfin], comme il n’y a chose qui n’aie sa fin, l’heure désirée arriva. Tous s’allèrent reposer. La maison demeura ensevelie dans le silence : mais la vérité de cette histoire n’y sera pas ensevelie. Le nombre des enfants, et l’illustre famille qu’ils ont donnée à la ville de Tolède ne le sauraient permettre. Ces deux heureux mariés vivent encore. Ils ont eu la jouissance de leurs désirs l’espace de plusieurs années et ont vu leurs enfants, et les enfants de leurs enfants. Le Ciel l’a ainsi permis, et la force du sang que vit répandre en terre le valeureux, l’illustre, et le Chrétien Aïeul de Louis.

Faudrait-il alors lire ces dernières paroles comme le sacrifice nécessaire de Léocadie pour la restitution de l’ordre social ? Ou serait-il possible d’y entendre une voix qui résiste à cette logique même du sacrifice quand le narrateur déclare laconiquement « La maison demeura ensevelie dans le silence : mais la vérité de cette histoire n’y sera pas ensevelie » ? Nous ne savons pas comment « la vérité de cette histoire » trouvera sa voix, mais le narrateur garantit qu’elle ne sera pas ensevelie. Notre lecture non plus.

Et je retourne maintenant, en guise de conclusion, à cette étudiante courageuse qui m’a introduite à l’idée d’ajouter un trigger warning avant la lecture et discussion de la « Force du sang ». Comment a-t-elle finalement répondu à sa propre lecture de la nouvelle ? Elle ne l’a pas évitée ; elle n’a pas refusé la rencontre que Cervantes lui proposait ; au contraire, elle s’est engagée, et avec l’intuition que la force de la nouvelle n’est pas celle du sang mais celle de la parole partagée, elle s’est mise à réécrire la nouvelle pour le XXIe siècle.

À la lumière de cette expérience, qu’est-ce que je pense des trigger warnings ? Il me semble important de souligner la formation médicale de mon étudiante car elle ne cherchait pas à éviter la confrontation avec la représentation d’un événement traumatique. En tant que future infirmière, elle cherchait des outils pour l’affronter ; plutôt panser la blessure que la négliger. La discussion sur les trigger warnings se prête trop facilement à la dichotomie : soit protéger le lecteur (par l’évitement), soit le confronter (par l’exposition sans avertissement) ; soit accepter la représentation de violences, soit la censurer. Mais ni la vie, ni la littérature, ni le trauma ne sont jamais si prédictibles. On fera mieux dans un cadre pédagogique d’aborder la question en soulignant cette complexité, et en montrant aux étudiantes des manières différentes de lecture.

 

 

 

[1] Dans “La fuerza de la sangre: The Rosset Translation”, Cervantes, Hardy and “La fuerza de la sangre”, Michael G. Paulson et Tamara Alvarez-Detrell, Potomac, Scripta Humanistica, 1984, p. 148. Ici et ailleurs, j’ai modernisé le langage.

[2] Son père lui offrira un voyage en Italie, conçu comme voyage d’éducation, et le jeune homme profite de l’occasion pour manger du prosciutto !

[3] RECONNOISTRE, avec le pronom personnel signifie aussi, Faire reflexion sur soy, reprendre ses sens, pour songer à ce qu'on doit faire. J'ay esté tellement accablé d'affaires depuis huit jours, que je n'ay pas eu le loisir de me reconnoistre. En approchant de ce sens il signifie, Se repentir, faire penitence. Quand les pecheurs se reconnoissent, fust-ce à l'article de la mort, Dieu leur fait misericorde.

[4] Alban K. Forcione, Cervantes and the Humanist Vision: Study of Four Exemplary Novels, Princeton, Princeton University Press, 1982.

[5] Hélène Merlin-Kajman, Lire dans la gueule du loup, Essai sur une zone à défendre, la littérature, Paris, Gallimard, 2016.

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