Religieux/Littéraire  n°4

 

 

 

Préambule

Comme le suggère Servane L’Hopital la « radicalité des raisonnements de l’âge classique dérange ». Elle nous propose ainsi un article qui nous amène à nous déplacer en explorant ce dérangement. Elle restitue ici la démarche qui a été celle de son travail de thèse : se mettre à l’écoute des textes dévots condamnant les usages du théâtre. Elle fait entendre l’étrangeté en même temps que l’intérêt de la pensée dévote pour comprendre le théâtre dans un souci de faire place à « la diversité des corpus et des personnes, tenter de sortir de la logique du procès » et « se libérer de la rhétorique de l’indignation et de la défense ». Cette place donnée à une pensée étrange et étrangère l’amène à repartir des mots, celui de « foi », de « cœur », pour en creuser leurs significations au XVIIe siècle. Prière et théâtre sont tous deux des représentations, entendues au sens de mise en présence d’un objet et d’un sujet, explique-t-elle. Comédien et fidèle unissent également leur cœur et leur corps dans le travail des textes, qui passe parfois par une oralisation commune. Il y aurait ainsi une « parenté des mécanismes affectifs et corporels entre la prière et le jeu ». Pour le fidèle, il s’agit d « actualiser » d’ « éprouver » de « s’intéresser », autant de mots qu’on retrouve pour parler de l’exercice comédien au XVIIe siècle. Mais alors qu’on connaît des cas-limite qui mettent en garde le comédien contre l’identification totale – on pense notamment à Montdory, célèbre acteur paralysé et à Genest dans la pièce de Rotrou– qu’en est-il pour le croyant en prière, le risque fusionnel est-il même comparable ?

Mais l’imprégnation du corps au cœur ne concerne pas que croyant et comédien. Avec exigence et honnêteté, elle revient enfin sur ce que cela fait de travailler cinq ans sur des textes théatrophobes à la professeure, praticienne de théâtre et spectatrice. C’est bien à la difficile question du rapport à son objet, de la mise en travail qu’il suscite en soi que Servane L’Hopital s’attaque non sans courage à la fin de son article. Quels liens se tissent entre le fidèle en prière, le comédien récitant son texte et la chercheuse ruminant les textes du XVIIe siècle ? Entre croyant, chercheur et enseignant ? Y a-t-il unité, coexistence des contraires, ou division au sein du sujet ? Ce rapport entre les différentes parts du sujet peut être vécu comme un bricolage heureux, douloureux ou problématique.

Dans ce travail de mise en lien entre soi et les objets du passé, Servane L’Hopital tisse dans son écritures des passerelles avec notre modernité et dégage des « invariants anthropologiques ». Un détour par les nouvelles technologies et l’absorption d’attention qu’elles peuvent impliquer lui permet de faire entendre la nécessaire présence à soi qui bannit le divertissement pour les dévots. Dans sa réflexion sur la sacralité de la scène : « la mystique du plateau », « le « jargon de la présence » dont usent et abusent selon elle certains créateurs de théâtre contemporains, on croit reconnaître ces effets de sécularisation ou de transfert de sacralité vers la littérature que nous présentions dans l’article liminaire de ce dossier.

T. P.

  Servane L'Hopital est professeure agrégée, en poste en lycée à Laval. Elle y enseigne la littérature française et est en charge des ateliers théâtre. Elle vient de terminer une thèse intitulée « Toucher le cœur. Confrontations du théâtre et des pratiques de piété en France au XVIIe siècle » sous la direction de Laurent Thirouin.

 

 

 

De la fréquentation et de la pratique des T/textes

 

 

Servane L'Hopital

01/07/2017

 

 

Quels rapports puis-je établir entre ma foi religieuse et ma pratique de chercheuse ? À la question que m’a posée l’équipe de Transition, je ne puis répondre qu’en commençant par décrire l’objet de ma recherche : les relations du théâtre et de la religion au XVIIe siècle.

Le théâtre comme la liturgie chrétienne appliquent et mettent en situation la matière textuelle. Plus encore que la simple lecture, ils portent le comédien ou le fidèle à assimiler le texte par mémorisation, par vocalisation, par appropriation personnelle. Parce qu’ils sont des pratiques collectives, ils sont propices à la contagion mimétique et accentuent les effets affectifs et moraux des textes. Les pièces de théâtre, mais aussi les romans, films ou séries, sont-ils différents des textes lus, chantés, médités à l’église ? Ces fictions éphémères, faites pour nous divertir, occupent l’esprit et repassent dans nos mémoires. Elles nous touchent au cœur parfois, ou nous hantent comme des fantômes insistants. La différence réside-t-elle dans la seule disposition de celui qui les reçoit, un « croyant » dans un cas, un lecteur ou spectateur « laïque » dans l’autre ?

Dans ma thèse, intitulée Toucher le cœur. Confrontations du théâtre et des pratiques de piété en France au xviie siècle, j’ai voulu comprendre pourquoi, au XVIIe siècle, dans une société monarchique, une partie de la chrétienté condamnait le théâtre, alors appelé Comédie. Ces détracteurs, qui regroupent des personnalités aux statuts religieux divers (du simple laïc zélé à l’évêque) et de courants différents (Olier, Du Ferrier, Pégurier de Saint-Sulpice, des membres de la Compagnie du Saint-Sacrement, Nicole et le prince de Conti attachés à Port-Royal, Duguet de l’Oratoire, mais aussi des prédicateurs tels que le jésuite Bourdaloue ou encore Bossuet à la fin du siècle…) sont traditionnellement rassemblés sous le terme commode de « dévots », en ce qu’ils se veulent totalement dévoués à Dieu. Mais parmi ces dévots, il en est de moins « rigoristes » : certains jésuites voient dans les divertissements du théâtre, s’ils restent « honnêtes », un moyen utile pour détendre et « recréer » un esprit qui ne peut rester continuellement concentré dans la prière [1]. D’autres, plus sévères ou plus entiers, voient une concurrence entre d’un côté la pratique du comédien et la fréquentation de la Comédie, de l’autre, la pratique de l’oraison et la participation aux sacrements. L’enjeu de ces débats, d’ordre psychique, spirituel, affectif et moral, est-il vraiment obsolète, propre à une époque ancienne dominée par la mentalité religieuse ?

Mon propos est de montrer en quoi mon expérience du théâtre et de la liturgie m’a conduite à dégager de ces débats théoriques des invariants anthropologiques – et donc des implications possibles dans la société contemporaine ; et de montrer en quoi le détour par les pratiques de piété du xviie siècle permet d’envisager le « littéraire » comme une pratique de réception parmi d’autres.

Je décrirai dans un premier temps la concurrence entre liturgie et théâtre selon les dévots rigoristes ; j’exposerai l’anthropologie qui la sous-tend ; j’en dégagerai des perspectives sur les pratiques de réception. Enfin, je répondrai à la question que l’équipe de Transitions m’a posée sur les rapports de ma croyance et de ma pratique de chercheuse.

 

De la foi à la pratique

Précisons d’abord que nous parlerons plutôt de « foi » que de « croyance ». Le terme de « croyance » a tendance à figer ce qui est labile, ou à réduire « la croyance » au fait de croire qu’il existe un Dieu ou non, ou bien à voir la croyance comme une idéologie ou un système auquel on adhère. Or la foi chrétienne est plutôt une relation à l’invisible et à la personne du Christ, et donc une pratique, inscrite dans une dynamique, qui influe sur une manière d’être au monde et aux autres. D’après les sondages, beaucoup de chrétiens qui pratiquent avouent avoir du mal à croire en la résurrection. Pourtant, saint Paul dit que sans la résurrection du Christ, la foi est vaine. Il est courant de s’autoriser de ce genre de statistiques pour taxer ces tièdes d’hypocrisie ou de singerie traditionnaliste. Pourtant, quantité d’esprits résolument rationnels avouent ne pas réussir à imaginer l’infini mais continuent à faire des mathématiques avec cette notion, à fréquenter ainsi des idées qu’ils ne saisissent au fond qu’à moitié, qu’ils ne désespèrent pas de pouvoir se figurer, mais dont ils appréhendent une certaine vérité par intuition, afin de résoudre certains problèmes. Dit-on pour autant qu’ils sont hypocrites et oserait-on tout de suite les taxer de bêtise ?

La foi n’est pas un ensemble de dogmes auxquels on adhère automatiquement, mais un attachement et une curiosité qui fait qu’on se met en marche, qu’on fait acte de présence, qu’on cherche, qu’on fréquente, qu’on y revient, qu’on « fait confiance ». Elle grandit, elle donne un éclairage, elle peut donner force, mais elle s’assoupit aussi. Elle peut susciter des croyances qui la faussent ou la contredisent. C’est pourquoi je préférerais même parler de pratique que de foi a priori. La pratique a une existence objective : elle prend du temps, elle est concrète, elle est visible. La foi est invisible, impossible à évaluer. L’une et l’autre sont à la fois opposées et solidaires : la pratique sans la foi peut être une mécanique qui confine à l’hypocrisie, envers soi-même d’abord – c’est alors une forme de superstition, puis envers les autres, mais elle peut aussi être un préliminaire ou un agent de la foi : « abêtissez-vous » disait Pascal ; la foi sans la pratique risque de s’éteindre, la foi dans la pratique peut se perdre en superstition, mais la foi donne aussi sens à la pratique. Entre foi et pratique existe donc un cercle à la fois vertueux et vicieux.

La lecture des Nicole, Bossuet, Pascal, Duguet, etc. montre ainsi une foi chrétienne instable, qui a ses illusions et ses fourvoiements, ses sécheresses et ses grâces. Elle montre une foi qui, faute d’être nourrie par la prière, la fréquentation des sacrements, le jeûne et la charité, s’éteint. Les dévots utilisent l’image du feu que l’on ranime avec du petit bois. La foi s’entretient.

Un extrait des Pensées chrétiennes sur divers sujets de piété (1688) de l’abbé de Choisy, où l’on peut discerner une influence pascalienne du fragment S. 661, explique les mécanismes par lesquels la foi se perd ou se cultive. L’abbé de Choisy est cet abbé connu pour s’être habillé en fille avec Monsieur, selon des mémoires suspectes [2]. Mais il est surtout l’un des agents de la propagande catholique offensive menée par Bossuet à la fin du siècle au moment de la révocation de l’édit de Nantes (1685). Jean-Yves Vialleton fait l’hypothèse que ces mémoires de l’abbé travesti seraient une nouvelle diffamatoire écrite par des protestants de l’étranger. Abbé depuis 1657, Choisy n’est ordonné prêtre qu’en 1685, il est alors missionnaire au Siam et historien de l’église à la demande de l’évêque de Meaux. Il écrit :

La principale cause du relâchement dans la vie spirituelle, est le manque de Foi ; on prend le dessein de se donner à Dieu quand une fois on a été frappé de l’idée des biens éternels ; on continue dans le bon chemin tant que cette idée subsiste : mais comme notre nature va toujours retombant dans son néant, ces idées des objets surnaturels viennent peu à peu à être couvertes par les idées des objets présents, et la Foi qui ne nous représente que des objets absents s’affaiblit insensiblement et perd enfin toute sa vivacité. Or comme nous ne pouvons agir que par la force que nous donne le goût de notre cœur entretenu par la pensée, notre pensée n’ayant plus les objets de la Foi vivement représentés, ne peut plus animer le cœur vivement, et quand le cœur n’est plus animé vivement, tout ce que nous faisons est faible ; c’est ce qui fait que tout le bon état de l’âme, et la persévérance dans le bien, dépend de la foi animée par la continuelle représentation des objets divins et surnaturels ; et le moyen de conserver en soi cette représentation toujours vive, c’est de se tenir dans les exercices de l’oraison, de l’examen de conscience, de la mortification, dans l’usage des Sacrements, et dans les autres pratiques qui raniment la Foi et qui en retracent les vérités, car tandis que la Foi est entière, elle tient tout en état [3].

Le passage montre deux étapes dans la vie de la foi : d’abord, l’individu a été « frappé » par l’idée des biens éternels, et c’est pourquoi il décide de se donner à Dieu. Mais ces idées « tombent naturellement » dans le néant, de sorte qu’il est nécessaire de se les « représenter » sans cesse, de les garder vivantes, d’entretenir « le goût » qu’on a pour elles. On pourrait comparer une telle dualité à l’expérience amoureuse, entre le coup de foudre et la nécessité d’entretenir le lien amoureux. Selon Choisy, les « moyens de conserver en soi la représentation toujours vive des objets divins et surnaturels » sont, en général, les pratiques de piété. Or, la fréquentation régulière de la Comédie ferait courir a contrario un danger d’étouffement et de dissipation de la foi, comme si la Comédie était une liturgie inversée, la représentation vive et fréquente des objets terrestres.

 

Présence d’esprit

Le théâtre et la prière, collective ou individuelle, sont deux formes de « représentation » au sens où elles cherchent à mettre en présence un objet et un sujet. Une représentation appelle ou force une certaine présence d’esprit et de cœur : elle la met en forme, elle l’anticipe. Or la présence d’esprit de l’homme est très labile. Lorsqu’on essaye de se concentrer longuement ou de prier, lorsqu’on se fixe un objectif particulier pour la journée, on se rend compte que nous ne sommes pas maîtres de nos pensées : la volonté se voit humiliée sans cesse par les idées qui passent et par les oublis. Or la représentation théâtrale, par la vivacité du spectacle et des hypotyposes, par sa puissance d’illusion et le mode d’attention qu’elle demande, au premier chef dans la convention classique, captiverait singulièrement, selon les dévots, l’esprit et le cœur humain (qu’auraient-ils dit du cinéma !). Fréquentée régulièrement, elle émousserait par un phénomène d’accoutumance la capacité psychique à percevoir les choses invisibles. Ainsi le jésuite Jean Suffren, confesseur de Marie de Médicis et à Port-Royal dans les années 1610-1620 [4], écrit dans L’Année chrétienne (1640-1641) comme conseil pour les temps hors de la messe :

Hors le temps de la Messe, ne vous laissez pas si fort emporter aux affaires et occupations ; ni ne vous enfoncez tellement dans les entretiens du monde, que de temps en temps vous n’ayez la liberté d’élever votre esprit à Dieu, et de respirer l’air du Paradis : Celui qui marche longtemps parmi la neige (étant arrivé à la maison) a les yeux tout éblouis, et ne peut voir ce qui est ; ainsi celui qui durant le jour, voit avec trop d’attache les choses de ce monde, quand il entre en l’Église pour ouïr la Messe, ne peut voir la beauté et la grandeur de ce Mystère, à raison de la véhémente impression, que les occupations ou autres divertissements du monde ont fait en lui [5].

La messe demande une modalité d’attention singulière qui s’apprend et se cultive, et qui exige en amont de la messe elle-même un certain mode d’être aux occupations, où il ne faut pas trop « s’enfoncer ». Il y aurait une hygiène de l’esprit, qu’il ne faudrait pas laisser perdre dans les occupations et les divertissements continuels, qui « dissipent » ou encore « débandent » trop l’esprit. Les jésuites comme Suffren conseillent alors des oraisons jaculatoires, des méditations rapides, qui permettent à l’âme de se rassembler et de se reconcentrer même dans le divertissement, jugé malgré tout utile car l’esprit ne peut être tendu de façon permanente. Plus tard dans le siècle, les augustiniens récusent cet optimisme en considérant qu’il est impossible de se mettre à penser à Dieu dans une salle de spectacle, et qu’il faut trouver d’autres divertissements honnêtes, qui ne débandent ni ne souillent, et dont la Comédie ne fait pas partie.

Il est peut-être paradoxalement plus aisé de faire comprendre cette question de la présence d’esprit aujourd’hui, du fait de l’existence desdites « nouvelles technologies », puissants moyens pour capter notre attention, et dont on ne sait exactement ce qu’elles font aux capacités intellectuelles et affectives, mais éveillent une sourde inquiétude et provoquent des réactions de diabolisation. La frustration affective et la vexation récurrente causées par l’usage intempestif du téléphone, de la télévision et de l’ordinateur par nos proches peuvent faire comprendre à une échelle très grossissante (et certes fort anachronique) la sensibilité extrême des dévots à la Comédie et le scandale qu’elle constitue pour eux : quelle humiliation de voir relativisée la présence réelle par des représentations vaines ! Comment les nouvelles BFM diffusées en continu dans un bar, d’autant moins neuves qu’elles sont cycliquement resservies, peuvent-elles nous détourner d’une conversation amicale ? Comment un écran pourrait-il faire une « impression plus vive » sur un enfant que le visage de sa mère ? Comment un esprit peut-il être plus captivé par les fantômes du théâtre que par la présence du Dieu vivant à l’église ? Être présent à quelque chose, c’est lui conférer une importance et une raison d’être, et entériner de là une certaine échelle de valeur. Le paradoxe est que l’attention humaine paraît naturellement portée vers la vivacité et la vanité.

 

Toucher le cœur

La Comédie et l’Église cherchent à capter l’attention mais aussi à toucher le cœur par de vives représentations. La notion de cœur dans les écrits chrétiens du xviie siècle étonne le lecteur contemporain en ce qu’elle regroupe à la fois l’affectivité et la volonté, qu’on a souvent tendance à découpler, et qu’en même temps le cœur n’est pas considéré comme le fondement d’une sincérité. Le cœur est le siège des affections, des passions, de la mémoire et de la volonté. Il est davantage inscrit dans la vie concrète et corporelle que l’âme : l’excès de nourriture et de boisson « appesantit » [6] le cœur, de même que les soucis quotidiens. Le cœur a un fond d’iniquité dès le péché originel. Mais « là où est ton trésor, là est ton cœur » [7] : le cœur devient ce à quoi il s’attache. Le cœur est retors et la sensibilité n’est pas forcément l’expression d’une intériorité profonde et stable. Le cœur est marqué par une certaine volatilité : il varie selon les pensées, selon ce qu’il se représente. L’abbé rhétoricien de Bretteville, ancien jésuite, dans L’éloquence de la chaire, cite ainsi saint Bernard :

L’esprit de l’homme est rempli d’une infinité de pensées différentes ; les unes lui enflent le cœur, l’élèvent, le troublent, le dissipent : les autres l’abattent, l’enchaînent, ou le corrompent : les autres le resserrent, et les autres l’étendent et le répandent. L’orgueil l’enfle, la vanité l’élève, l’envie le trouble, la colère le dissipe, la tristesse l’abat, l’ambition l’étend et le grossit ; la gourmandise l’enchaîne, l’impureté le corrompt, la crainte le resserre [8]

Cette conception induit immédiatement une autre manière de voir l’hypocrisie. Nous avons tendance à comprendre l’hypocrisie comme une dualité entre un intérieur stable et un extérieur faux. Or si le cœur ne cesse de pouvoir se perdre selon les idées qui passent, et la volonté avec lui, l’hypocrisie est sa tendance naturelle : le cœur ne cesse de faire mentir, rien que dans le temps, par son inconstance. L’oratorien Duguet évoque l’idée que l’homme est essentiellement hypocrite sans la grâce : « les hommes [sont] tous menteurs si la grâce ne les a pas changés » [9]. Ce n’est que dans la configuration du cœur au Christ, qui serait « le chemin, la vérité et la vie » [10], que l’homme trouverait enfin son assise, l’éternité et la vérité.

Le cœur est, malgré sa malléabilité et sa volatilité, l’un des canaux essentiels de la foi. Il est sensible à l’imagination. On lui « imprime » des « mouvements » par la représentation. Or, « la Comédie amollit le cœur, donc est dangereuse ». Cette image de « l’amollissement » se joint à celle de la souillure et de l’impureté pour formuler les effets de la Comédie. Sur scène, la représentation vive et fréquente des valeurs du monde, l’amour-passion et l’honneur, nécessaires poétiquement pour plaire au public, « souilleraient » le cœur du spectateur de « mauvaises impressions », mais encore l’« amolliraient » à force d’excitations vaines, de sorte qu’il deviendrait plus difficile d’imprimer en lui les mouvements de l’Esprit saint, que le fidèle entretient en lui par l’exercice des pratiques de piété. La scène ferait désirer par des mécanismes d’identification et de mimétisme les choses terrestres, et de là, par une imprégnation subreptice et progressive, rendrait petit à petit vain le désir des choses invisibles qu’est la foi. Ainsi l’abbé Laurent Pégurier de Saint-Sulpice raconte a posteriori en ces termes son « entêtement » pour la Comédie :

J’ai peut-être été aussi entêté qu’un autre ; mais j’avoue à ma confusion que je n’ai jamais été moins Chrétien que pendant cet entêtement. On se trouve dans une certaine indolence pour les devoirs du Christianisme, dans un certain relâchement, dans une je ne sais quel vide de Dieu, dans une indisposition et une inapplication si grande dans les exercices de piété, que quand même on ne serait pas engagé dans de grands désordres, on peut dire que l’on vit parmi les Chrétiens d’une manière toute païenne ; et c’est un mal qui ne vient pas tout à coup, mais peu à peu, d’une manière imperceptible et par degré : car le crime a les siens, de même que la vertu [11].

« Vide de Dieu », « indisposition » et « inapplication », du cœur et de l’esprit, dans les exercices de piété sont présentés comme des conséquences progressives de la fréquentation de la Comédie. Peut-on considérer cet extrait comme un témoignage ? On ne saurait conclure, car il est difficile de dégager l’expérience réelle du lieu commun, dans la mesure où cette confession pourrait être une stratégie rhétorique consistant à donner corps à un argument habituel de la querelle de la moralité.

 

Fidèle et Comédien

Les « exercices de piété » sont ces moyens par lesquels le fidèle entretient sa foi, et qui s’opposent directement à la fréquentation de la Comédie. C’est parce que les détracteurs chrétiens du théâtre pensaient le rapport du comédien à son texte sur le modèle du fidèle avec le texte de la prière, que le comédien selon eux se damnait lui-même. Comédien et fidèle jouent sur les mêmes phénomènes. L’intime union du corps et du cœur fait que le corps n’exprime pas seulement le sentiment intérieur, mais que le corps disposé arbitrairement en dehors de la volonté peut aussi imprimer un sentiment, une sorte de réminiscence affective propre à susciter un effet de reconnaissance. Les injonctions comportementales de la liturgie et de la direction d’acteurs ont entre autres cette visée. D’autre part, la vocalisation d’une parole a un effet rétroactif sur sa compréhension intellectuelle et affective : le comédien est habitué à cette surprise du jeu, qui fait émerger un nouveau sens à la faveur de la profération dans une situation donnée ; le fidèle l’expérimente quand il vocalise sa prière. En même temps, l’écueil du mécanique guette et le comédien et le fidèle. L’un et l’autre utilisent les mêmes circuits conduisant du corps au cœur, et du cœur au corps, selon des modes et des intentions différentes.

Dans le Traité de l’oraison (1679), Pierre Nicole, également auteur du Traité de la Comédie (écrit en 1657, publié en 1669) ne conçoit pas la prière comme une expression de soi. Il s’oppose à la prière sensualiste, intuitive et d’anéantissement des quiétistes. La prière selon Nicole est une configuration au Christ, par la fréquentation des psaumes, qui sont comme le réservoir des mouvements de l’esprit saint. Les prières des psaumes ne sont pas seulement descriptives d’objets saints, mais elles proposent également le mouvement, le rapport, la relation, on pourrait dire même la passion, qu’on doit entretenir avec ces objets saints. Nicole renvoie à un commentaire d’Augustin sur le psaume 30, où le père de l’Église invite à s’unir avec le psalmiste dans chacune de ses affections :

Si orat psalmus, orate, et si gemit, gemite, et si gratulatur, gaudete, et si sperat, sperate, et si timet, timete. Omnia enim quae hic conscripta sunt, speculum nostrum sunt.

Si le psaume prie, priez ; s’il gémit, gémissez, s’il rend grâces, réjouissez-vous ; s’il espère, espérez ; s’il exprime la crainte, craignez. Car tout ce qui est écrit dans ce psaume est pour nous un miroir [12].

Par ailleurs, la prière vocale, et pas seulement mentale, a le pouvoir d’éveiller l’esprit et peut éventuellement exciter les mouvements du cœur :

Augustin veut, ou que ce soit l’affection qui forme ces paroles, ou que l’affection suive les paroles afin de s’enflammer davantage [13].

Cette pensée de la prière se trouve dans la lettre 121 d’Augustin, adressée à une veuve, Proba, qui demandait comment prier. Augustin souligne le paradoxe selon lequel la prière a besoin d’être verbalisée, voire vocalisée, non pas pour se faire connaître de Dieu, qui sait déjà ce que le priant demande, mais pour permettre au fidèle de se connaître, de s’avertir et d’entretenir le désir en lui. Cette conception de la prière comme configuration du cœur et entretien de la foi par l’assimilation et la vocalisation de paroles reçues, est essentielle pour comprendre pourquoi le comédien professionnel a contrario compromet sa capacité de prière. Le comédien fréquente, mémorise, vocalise, incarne des paroles où sont imprimées non seulement des idées mais aussi des « mouvements », des passions fortes, en général en lien avec les mirages de la vie mondaine. Pour représenter au naturel et au vif ces passions, il lui faut user de son corps et de sa voix, qui lui feront pressentir un bon mouvement du cœur, qui rétroagira à son tour sur sa manifestation extérieure. Cette influence du corps sur le cœur, l’abbé d’Aubignac y semble sensible lorsqu’il commente le jeu de Montdory dans La Pratique du théâtre (1657 mais rédaction dès 1641) et envisage les passions qui conviennent à une première entrée de comédien. Montdory avait l’habitude parfois de marcher et de faire quelques mouvements de tête au début d’une scène avant de se lancer dans une tirade. De manière remarquable, l’abbé d’Aubignac ne la commente pas dans une optique de réception. Cette petite pantomime n’est pas interprétée comme le moyen de mieux représenter le personnage aux yeux du spectateur. Elle est interprétée comme une technique de comédien pour rentrer petit à petit dans la passion à représenter, comme un moyen « pour s’animer un peu et se mettre au point de bien représenter une demi-passion, se tirant par ce moyen de la froideur naturelle avec laquelle il entrait sur la Scène » [14].

De même, dans le Parnasse réformé (1668), Guéret, qui n’est autre que le secrétaire de l’abbé d’Aubignac, met dans la bouche de Montfleury une explication de sa mort après avoir joué les fureurs d’Oreste dans Andromaque. Si le texte est volontairement comique et hyperbolique, il utilise le même vocabulaire que les détracteurs du théâtre et renvoie à la même anthropologie d’une communication entre mouvements du corps et du cœur :

J’ai usé tous mes poumons dans ces violents mouvements de Jalousie, d’Amour et d’Ambition . Il a fallu mille fois que j’aye forcé mon tempérament à marquer sur mon visage, plus de passions qu’il n’y en a dans les caractères de la Chambre. Souvent je me suis vu obligé de lancer des regards terribles, de rouler impétueusement les yeux dans la tête comme un furieux, de donner de l’effroi par mes grimaces, d’imprimer sur mon front le feu de l’indignation et du dépit, d’y faire succéder en même temps la pâleur de la crainte et de la surprise, d’exprimer les transports de la rage et du désespoir, de crier comme un démoniaque, et par conséquent de démonter tous les ressorts de mon corps, pour le rendre souple à ces différentes impressions . Qui voudra donc savoir de quoi je suis mort, qu’il ne demande point si c’est de la fièvre, de l’hydropisie, ou de la goutte, mais qu’il sache que c’est d’Andromaque. Nous sommes bien fols de nous mettre si avant dans le cœur, des passions qui n’ont été qu’au bout de la plume de Messieurs les Poètes [15]

Ces exemples mettent en valeur la parenté des mécanismes affectifs et corporels entre la prière et le jeu. Ces mécanismes sont pensés avec les mêmes catégories, celles de la rhétorique [16]. Et le prédicateur, à l’articulation entre la prière et une performance proche du jeu, est celui qui met « si avant dans son cœur » sa foi pour en toucher les autres. Gilles Du Port, dans L’Art de prêcher, renvoie à une image éclairante de saint Grégoire :

(…) on a beau dire, c’est le cœur qui parle au cœur, la langue ne parle qu’aux oreilles. Saint Grégoire explique cela admirablement par l’exemple du coq, qui dit être la figure du Prédicateur, qui avant d’éveiller les autres par son chant et sa voix, s’excite lui-même par le battement de ses ailes [17].

Cette image du coq souligne la dimension volontariste de l’affectivité et sa dimension corporelle et vocale. Le prédicateur et le comédien sont deux coqs qui ne s’excitent pas pour la et les mêmes causes.

Chez le comédien, l’usage fréquent du cœur dans le double sens de la vivacité et de la vanité (des passions fortes pour du beurre) le dissiperait et compromettrait petit à petit sa perception des choses invisibles de la foi. Le comédien étouffe en lui l’esprit de prière par l’usage qu’il fait de son cœur, agité trop fréquemment par des passions volontaires qui « attristent » [18] l’esprit saint et par l’habitude d’utiliser sa sensibilité en vue du regard d’autrui : il entretient en lui un esprit contraire à l’esprit saint, celui des passions mondaines et de l’amour propre. Le priant fait des actes du cœur pour entretenir l’esprit saint qui vit en lui depuis le baptême, le comédien pour mieux exprimer et mieux extérioriser la passion du personnage couchée dans les tirades. L’un est tourné vers l’intérieur, l’autre vers l’extérieur. Les dévots du xviie siècle considérait que c’était un mensonge de croire que l’on pouvait user de son imagination, de son cœur et de son corps, et en ressortir indemnes. Il n’y a selon eux en somme pas de rapport purement ludique possible à son corps et à son cœur, alors même qu’ils reconnaissent dans le corps et le cœur quelque chose de vain.

 

Applications

Ainsi, dans l’entretien de sa foi, le fidèle assume, prend en charge, mobilise, voire cultive et recherche, les effets affectifs et représentatifs liés à la fréquentation régulière d’un texte. Il utilise sa voix et son corps dans le sens d’une imprégnation et d’une compréhension situationnelle des prières reçues. Il « s’unit » au psalmiste, s’en fait l’écho. La structure des pronoms personnels des psaumes, souvent déroutante, leurs modulations affectives, l’invitent à se retourner dans diverses dispositions de cœur, par lesquels il espère goûter et entretenir l’esprit saint. Par ailleurs, le fidèle médite des récits, et des récits parallèles, de l’Ancien et du Nouveau Testament, reliés par la structure figurative. Cette méditation déborde la lecture scientifique et la lecture exégétique tout en s’appuyant sur elle : elle ne se tient pas à l’interprétation, elle y cherche une application. Elle déborde aussi la lecture-plaisir, où le lecteur se projette à son gré et s’applique l’histoire s’il le veut, comme il le veut. Dans la méditation, les mécanismes de projection et d’identification sont multipliés et parfois contraints ou désignés par une instance autre que le méditant lui-même. Ainsi, un exercice spirituel ou un prédicateur rappellent au fidèle que le texte lui est adressé et qu’il est toujours actuel, que le croyant en est la cause et la fin, qu’il doit se l’appliquer, et parfois suggèrent comment. Ils multiplient les moyens de le concerner, vont éventuellement le culpabiliser. Ils lui suggèrent de se situer métaphysiquement et affectivement à l’égard des objets décrits.

Ainsi, le jésuite Jean Crasset dans la Méditation du calvaire [19] cherche une nouvelle méthode pour aider le fidèle à saisir les mystères de la Passion et à en être surtout touché, car cela est difficile. Il rapporte plusieurs méthodes pour intéresser le méditant à la Passion. La première, de saint Bernard, est de la considérer non comme une chose passée, mais présente. La seconde est de croire que le Christ n’a pas seulement souffert pour les hommes en général, mais pour chacun en particulier, comme saint Paul l’écrit dans l’épître aux Galates, verset 20 : « Il m’a aimé et il s’est livré lui-même pour moi à la mort. » La troisième enseignée par saint Bonaventure est de considérer que c’est à cause de nos péchés qu’il souffre et meure. Ces trois modèles sont une manière d’actualiser la Passion dans le temps du fidèle et de le pousser à se sentir concerné par elle en la regardant comme adressée personnellement à chacun, voire en jouant sur une forme de culpabilisation du fidèle, à qui est imputée la responsabilité de la Passion. Une quatrième méthode est de considérer toutes les circonstances de la passion. Cette quatrième méthode emploie la grille rhétorique du Qui, quid, quod, ubi… pour analyser la Passion. Mais, analytique, elle n’assure pas de toucher.

Enfin la nouvelle méthode que propose Crasset, est d’appliquer les sens, dans la lignée des exercices de Saint-Ignace, à la considération de la Passion, et de s’imaginer assister à une tragédie mettant en scène un Prince infortuné. La comparaison avec la tragédie reste assez sommaire : cette méthode est surtout un moyen de mettre en images vivantes et mobiles un récit et de s’« intéresser » aux mystères de douleur du Christ par le spectaculaire. La modalité d’intéressement aux infortunes du Prince qu’est le Christ est la compassion pour des persécutions en soi injustes. Crasset insiste sur le caractère terrible de cette tragédie en décrivant ses effets, sur les anges, sur le soleil, sur les rochers, sur la terre, qui sont autant de manières d’amplifier le spectacle de la Passion. Crasset semble présupposer que la compassion suscitée par le spectacle de théâtre est comme naturelle et mécanique : il suffit donc de trouver la bonne manière de présenter les événements comme sur un théâtre pour toucher les cœurs. Sa méthode est une manière de « s’accommoder » au fidèle et de lui proposer une méthode « plus aisée », ce n’est pas un « rigoriste ». Crasset retarde le moment où le méditant est personnellement concerné : à l’interpeler et l’incriminer trop vite, on le dégoûte, on ne suscite qu’une réaction de rejet. Le pathétique suscité par le spectaculaire semble en deçà du religieux, mais peut lui servir de préliminaire selon le jésuite.

En guise de conclusion

Tiphaine Pocquet et Mathilde Faugère de l’équipe de Transitions m’avaient demandé de réfléchir au rapport entre ma présumée croyance et mon travail de thèse. Je dis « présumée croyance » car on aura compris qu’elle ne fait pas bloc. Il y a des jours où l’on croit moins et d’autres plus, et d’autres où l’on craint de ne plus croire, d’autres où on ne sait plus bien si croire apporte du bon, de même qu’il y a des jours où l’on aime plus ou moins la personne qu’on dit ou pense aimer, des jours où l’on se demande si cet amour ne nous fait pas plus de mal que de bien, et d’autre encore où l’on craint de ne plus aimer... et heureusement d’autres où l’on exulte et voudrait remercier de son existence, et où on a l’assurance de témoigner : oui l’amour existe !

En somme, la croyance ne peut faire bloc que pour ceux qui ne croient pas. À l’inverse, l’incroyance ne paraît probablement d’un bloc qu’à ceux qui croient. Les athées et agnostiques montrent parfois beaucoup de susceptibilité à vouloir définir leur propre positionnement à l’égard de la question de Dieu. Le point de vue de « l’incroyant » n’est pas un point de vue zéro : il a aussi ses rejets, ses fiertés, ses attachements et ses dégoûts ; il a aussi sa dynamique, son parcours. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de voir un croyant s’irriter de la manière dont un autre croit, ou un incroyant s’agacer de la manière dont un autre ne croit pas, alors même que la foi et son contraire sont souvent contagieuses. C’est Bourdaloue exaspéré par Sganarelle. Le croyant comme l’incroyant ne pardonne pas toujours à la bêtise. Et ce surtout dans le champ académique !

En essayant de répondre à la question de Transitions, j’eus peur d’un piège, comme si « croyance » et « partialité » étaient synonymes ; je peinais à écrire de peur de me disqualifier moi-même. La manière de présenter des résultats de recherche est essentielle pour leur assurer une réception. Le chercheur doit faire preuve de stratégie pour s’adapter à son public et le convaincre de l’intérêt de ses découvertes. Or, la question même de Transitions, en me posant comme croyante, semblait me couper les jambes en irritant tout de go une partie du lectorat, et pas forcément celui attendu : la comparaison de la foi avec l’amour montre aussi qu’en ces matières, on peut exiger ou avoir besoin d’un peu de pudeur. Et ne sens-je pas moi-même un inconfort singulier à me poser comme « croyante » quand il y a des jours où je suis tristement et indignement en pleine acédie ? Et en même temps un peu de désarroi de ne pas avoir le courage de me montrer plus amoureuse ? Je me surpris à chercher à épingler des passions chez les autres chercheurs comme des boucliers – qui niera que le champ universitaire est traversé de la libido sciendi et dominandi parfois la plus féroce, sans même parler de biais idéologiques sans nombre ? Et gardons-nous de simplifier les mobiles profonds de l’énergie et du temps accordés par le chercheur à son objet : il en est qui passe des années avec des textes moins pour les défendre que pour les détruire ! On peut gloser longtemps le choix du sujet qu’a fait un chercheur, mais on le juge d’abord sur sa méthode et ses arguments.

Le jour que je donne à la question ne peut être que temporaire et partiel, il est fondé sur un nombre limité d’auteurs. Il trouve son intérêt et sa pondération par confrontation avec les travaux des autres chercheurs sur le même sujet [20]. Lui-même cherche à compenser des excès dans une « querelle de la moralité au théâtre » toujours très vivace. J’ai voulu trouver des termes apaisés pour rendre compte d’un débat qui suscite toujours passions et controverses. Les textes de la querelle ne sont pas religieux, ils ne sont pas support de foi, ce sont des textes de morale, qui touchent à ce qui est devenu aujourd’hui une institution politique et culturelle très valorisée, le théâtre. Comme traités de « morale », ils sont tout de suite entachés dans notre réception contemporaine d’un préjugé négatif fort. Que « l’Église » en plus, souvent considérée à tort comme une institution totalitaire, se mêle de réguler la vie personnelle de chacun, est insupportable par principe pour beaucoup, peut-être par rancœur contre des institutions catholiques jadis éducatives. La radicalité des raisonnements dévots de l’âge classique dérange : elle remet profondément en cause la modernité laïque, rationnelle et universelle, qui peine à imaginer un autre mode d’humanité qu’elle-même. Elle fait surgir dans les esprits le spectre du fanatisme religieux. Elle répugne par son austérité morale. Elle réveille les ardeurs du combat contre l’iconoclasme et l’obscurantisme. Elle heurte la célébration républicaine du rôle politique et éducatif du théâtre.

Pendant longtemps, la glorification du répertoire classique rendait absurdes et déplacées les fulminations de Nicole et de Bossuet contre la Comédie. Il est ainsi très difficile de sortir de la logique du procès (procès de l’Église, procès du théâtre) dans l’étude même de la querelle. J’ai été pour ma part séduite par l’intuition de Marc Fumaroli qui rehaussait la querelle de la moralité au théâtre au niveau de la querelle des images ; séduite par la voie tracée par Laurent Thirouin dans L’Aveuglement salutaire (1998) parce qu’elle offrait la possibilité de considérer comme audibles et dignes d’être étudiés les deux partis : très habilement, dans un monde où l’on se plaît à célébrer la puissance, voire la violence, de l’art, le chercheur montrait que les détracteurs du théâtre au xviie siècle étaient ceux qui lui accordaient le plus de pouvoir. Ainsi la critique de Nicole apparaissait comme un éloge a contrario du théâtre. Elle proposait une réflexion profonde sur les effets de la représentation, qui faisait écho à mes interrogations en tant que praticienne de théâtre.

Mon « intérêt particulier », pour reprendre la formulation de l’appel à communication de Transition, au début du mon travail de thèse, était probablement de réfléchir à un antagonisme entre pratique théâtrale et pratique liturgique, que je commençais seulement à expérimenter. Sans doute, j’avais de la bienveillance pour des textes souvent méjugés par désir de rééquilibrer un débat qui me semblait, dans sa présentation habituelle, perdu d’avance pour le christianisme. J’ai eu une certaine endurance à trouver de l’intelligence et de la profondeur chez des auteurs inconnus et poussiéreux, lus alors sur micro-fiches, là où d’autres n’avaient vu que lieux communs, puritanisme basique, compilation éparse, diabolisation creuse. Mais je reconnaîtrais aussi volontiers finalement qu’il y a les deux, que la profondeur de pensée de Nicole dans leTraité de la Comédie n’est pas celle d’un Du Ferrier dans ses Mémoires. Je reconnaîtrais aussi que, si les comédiens ne sont pas à strictement parler « excommuniés », selon les hautes autorités romaines, mais des « pécheurs publics », le terme « excommunié » est utilisé par abus de langage dans des sermons rigoristes et dans les prônes de rituels diocésains, comme le rituel parisien de 1654. En somme, il me semble qu’il faut faire place à la diversité des corpus et des personnes, tenter de sortir de la logique du procès qui fait croire faussement à deux « institutions » en présence, se libérer de la rhétorique de l’indignation ou de la défense.

Par ailleurs, ma thèse, qui confronte deux sphères non seulement du savoir mais aussi de la performance, ne peut pas prétendre avoir fait l’économie de mon propre sens pratique, de ma capacité d’observation. La pratique du théâtre d’abord, comme spectatrice, comédienne et metteur en scène amateur ; et la pratique des offices, comme touriste, observatrice et fidèle, dans des langues et des liturgies diverses. S’il y a risque méthodologique, je le crois d’abord dans l’anachronisme : la pratique du jeu et de la prière, collective ou individuelle, n’a-t-elle pas bien changé entre le xvii e siècle et aujourd’hui ? Il est extrêmement délicat de ne pas sous-estimer, mais peut-être tout autant de ne pas surestimer, l’altérité des pratiques passées à partir des mots anciens qui la décrivent. La « reconstitution historique » des pratiques passées, qu’elles soient des « pratiques de piété » ou de « divertissement », engage nécessairement un certain sens des contingences concrètes, informé par l’expérience propre au chercheur.

Revenue pour des raisons diverses à l’église, mais avec des habitudes de comédienne amateur, j’ai accepté de jouer à la liturgie comme le libertin pascalien, en faisant un raisonnement a fortiori que j’eus la surprise de retrouver plus tard dans les traités de rhétorique religieuse : pourquoi ne ferais-je pas à l’église ce que je fais sur scène sans poser de difficulté, comme m’agenouiller par exemple ou simplement faire ce qui est demandé ? Au fond il est si rare dans notre société démocratique de s’incliner, et que coûte de s’incliner devant quelque chose d’invisible… ? Avoir fait du théâtre, surtout en étant dirigée, m’a permis d’aborder la liturgie comme une pratique reçue d’une tradition, mais de ne pas en dénigrer pour autant l’utilité ou les effets de vérité, au nom d’une présumée sincérité ou du romantisme de l’expression de soi. J’avais appris que sur scène il faut parfois consentir à faire avant de comprendre, qu’il y a une logique propre à l’action. Cela m’a permis aussi de ne pas taxer trop vite de « rubricisme » [21] les injonctions comportementales du rituel tridentin, et d’être sensible à la « poétique du rituel » développée par l’anthropologue et musicologue feu Jean-Yves Hameline [22]. Cela ne me parut pas absurde de délimiter trois degrés dans une inclination pour signifier et vivre des degrés de révérence. Paradoxalement, ma pratique du théâtre me fit regarder moins sévèrement le rite extraordinaire en latin... Je fus enfin surprise de trouver un sens aigu du concret et une anthropologie fine chez les pères de l’Église, comme si l’enjeu d’essayer de prier Dieu avait conduit l’homme à connaître ses moyens et ses limites psychiques.

Enfin, pour les raisons mêmes que nous avons exposées, le chercheur ne me semble pas à l’abri d’une imprégnation, du fait de l’assiduité avec laquelle il fréquente son objet. L’esprit et le cœur ne sortent pas indemnes de cinq années de thèse passées à lire des traités spirituels du xviie siècle, et ce même s’il ne s’agissait que du « roman de la dévotion », comme Béralde parle du « roman de la médecine » dans Le Malade imaginaire. La fréquentation des textes spirituels a eu une influence sur ma manière de voir et de m’appréhender, rien qu’en me fournissant un nouveau vocabulaire. Par un mécanisme mystérieux du langage, nommer est parfois faire exister. Et par un mécanisme encore plus étrange, un mot est doux à l’oreille de l’un mais en révulse un autre, et parfois, ces deux êtres sont les mêmes, à quelques années d’intervalle. Ninon de Lenclos affirmait ne pas avoir d’âme. Qui aujourd’hui se demande encore s’il en a une et ce qu’elle est ? Car par un mécanisme tout aussi étrange, la force de l’habitude nous persuade.

Jean Chrysostome considère que celui qui a du goût pour la Comédie a du dégoût pour l’église et vice versa. Cet argument du goût paraît tautologique. Si je constate qu’autour de moi il y a bien encore entre le théâtre et l’Église des antagonismes de valeurs, puis-je faire état intimement et expérimentalement du mécanisme de concurrence et de bascule que les dévots décrivent ? Les arguments religieux n’ont-ils pas eu subrepticement raison de moi lorsque j’abandonnai de fait le théâtre pendant la rédaction de ma thèse ? Sans doute, pratiquer le théâtre aujourd’hui dans le cadre pédagogique, comme jadis les jésuites et les oratoriens dans leurs institutions scolaires, peut se lire comme un compromis – d’ailleurs les dévots ne condamnent pas le théâtre métaphysiquement mais tel qu’il est de fait après sa professionnalisation et son établissement en divertissement fréquent.

Faire du théâtre à l’école devrait permettre de faire du théâtre dégagé des modes et de la démagogie, en vue de l’élève-acteur plus que du spectateur. Dans les faits, les choses sont plus complexes. L’école n’est pas dégagée ni du monde du spectacle, ni des ministères. Les raisonnements dévots m’ont convaincue de la nécessité de pratiquer pour entretenir sa foi, tout en éveillant ma suspicion contre les illusions de la superstition et de l’amour propre ; ils n’ont pas eu complètement raison de mon goût pour le théâtre, ils ont nourri chez moi une certaine défiance. Je me méfie du spiritualisme diffus des gens de théâtre, de la mystique du « plateau », du jargon de la « présence » qui y a cours, du « Théâtre » avec un grand T et un â appuyé. Je m’inquiète de la vocation de comédien vécue sur le mode à la fois sacrificiel et narcissique. Je garde un œil sur les travers de la direction d’acteur, relation de pouvoir et de désir qui me paraît fort propice aux transferts périlleux et aux abus (et dire qu’on fait des gorges chaudes de la direction spirituelle avec Tartuffe !). Dans les salles de spectacle d’aujourd’hui, la complaisance à la défiguration du visage humain me fait enrager, je me lasse des subversions à la mode, je m’énerve devant le jeu hystérique qui pallie les textes fragmentaires post-modernes, m’irrite de la tyrannie des effets et m’insurge que tout repose sur l’engagement émotionnel de l’acteur, et dans mes émois je lève parfois les yeux au ciel en me demandant bien ce qu’Il pense ! Je fais en somme mes petites oraisons jaculatoires. Et comme l’abbé d’Aubignac, qui n’était pas dévot, je continue de croire que le théâtre a besoin de garde-fous.



[1] On parle alors plus volontiers de « récréation », comme pour l’écolier, que de « divertissement ». Nous renvoyons par exemple à Jean Suffren, spirituel jésuite, confesseur à Port-Royal dans les années 1640 qui, tout en ayant une grande exigence spirituelle, ne condamne pas la Comédie si elle reste honnête. Jean Suffren,L’Année chrétienne,ou le saint et profitable emploi du temps pour gagner l’éternité [1640-41], Paris, Claude Sonnius et Denis Bechet, 1643, « Des récréations corporelles », p. 86.

[2] Pour une mise au point, voir Jean-Yves Vialleton, « La nouvelle diffamatoire dans la France de l’âge classique : le cas particulier de La Vie de Monsieur l’abbé de Choisy », Cahiers d’études italiennes [En ligne], 10 | 2010, mis en ligne le 15 septembre 2011, consulté le 29 décembre 2016. URL : http://cei.revues.org/175 ; DOI : 10.4000/cei.175.

[3] François-Timoléon abbé de Choisy, Pensées chrétiennes sur divers sujets de piété [1688], Paris, Grégoire du Puis, 1702, p. 16-17. Nous soulignons.

[4] Il est en effet possible à un jésuite d’être confesseur à Port-Royal au début du siècle. Suffren s’éloigne de Port-Royal dans les années 1620 au profit des oratoriens et meurt en 1641 : il n’assiste pas aux vives querelles entre jésuites et jansénistes suscitées par l’Augustinus (1640),De la fréquente communion (1643), et encore moins aux Provinciales (1656-1657).

[5] Jean Suffren, L’Année chrétienne, ou le saint et profitable emploi du temps pour gagner l’éternité [1640-41], Paris, Claude Sonnius et Denis Bechet, 1643, « Pratique pour bien ouïr la Messe », p. 380.

[6] Évangile selon saint Luc 11, 34.

[7] Évangile selon saint Luc 12, 33-34.

[8] Saint Bernard, cité par l’abbé De Bretteville, L’Éloquence de la chaire et du barreau selon les principes les plus solides de la rhétorique sacrée et profane , par feu M. de Bretteville, Paris, Denis Thierry, 1689, p. 270.

[9] Jacques Joseph Duguet, Traités sur la prière publique et sur les dispositions pour offrir les saints mystères , Paris, Jacques Estienne, 1707, p. 193.

[10] Évangile selon saint Jean 14, 6.

[11] Laurent Pégurier, Décision faite en Sorbonne touchant la comédie (du 20 mai 1694) avec une réfutation des sentiments relâchés d’un nouveau théologien sur le même sujet , par M. l’abbé L** P****, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1694, p. 133.

[12] Saint Augustin, Enarrationes in psalmos / Les Commentaires sur les psaumes , dir. M. Dulaey, Paris, Institut d’études augustiniennes, coll. « Bibliothèque augustinienne », 2011-2014, Ps. 26-31, p. 276-277. Voir la glose de Pierre Nicole dans Traité de l’oraison en sept livres, Paris, Hélie Josset, 1679, p. 54.

[13] Pierre Nicole, op. cit., p. 93.

[14] François Hédelin, abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion, p. 405. Nous soulignons.

[15] Gabriel Guéret, Le Parnasse réformé, La Haye, J-F Neaulme, 1716, p. 42-43.

[16] Voir Quintilien, De l’Institution de l’orateur, Livre VI, chapitre 2. Horace, Art poétique, v. 102-103.

[17] Gilles Du Port, L’Art de prêcher contenant diverses méthodes pour faire des Sermons, des Panégyriques, des Homélies, des Prônes, de grands et de petits catéchismes, avec une manière de traiter la Controverse selon les règles des saints Pères, et la pratique des plus célèbres Prédicateurs, par Messire Gilles du Port, Prêtre, Protonotaire Apostolique, et Docteur en Droit Civil et Canon, Paris, R. de Ninville et C. de Sercy, 1682, p. 147.

[18] Épître de saint Paul aux Éphésiens, 4, 30.

[19] Jean Crasset, La dévotion du Calvaire, de Jean Crasset, de la Compagnie de Jésus , édition nouvelle, enrichie de belles figures, à Brusselle, chez François Foppens, 1702, p. 3.

[20] Jean Dubu, Les Églises chrétiennes et le théâtre, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1997 ; Simone de Reyff, L’Église et le théâtre. L’exemple de la France au XVIIe siècle , Paris, Cerf, 1998 ; Laurent Thirouin, L’Aveuglement salutaire. Le réquisitoire contre le théâtre dans la France classique [1997], Paris, Honoré Champion, coll. « Essai », 2000 ; l’article de Marc Fumaroli « Sacerdos sive rhetor, orator sive histrio, rhétorique, théologie et “moralité du théâtreˮ en France de Corneille à Molière », in Héros et orateur, Genève, Droz, 1996 ; plus récemment la monographie sur Saint-Sulpice de Joy Crosby-Palacios dans sa thèse Preaching for the Eyes. Priests, Actors, and Ceremonial Splendor in Early Modern France ; enfin la perspective européenne et sur une chronologie plus longue de François Lecercle et Clothilde Thouret sur le site de l’Observatoire de la vie littéraire, www.obvil.parissorbonne.fr/projets/la-haine-du-théâtre .

[21] L’expression est péjorative, elle est de T. Klauser pour désigner le respect scrupuleux et aveugle des rubriques, c’est-à-dire ces indications de gestuelle écrites en rouge dans les rituels.

[22] Jean-Yves Hameline, La Poétique du rituel, Paris, Cerf, 1997. Voir aussi le livre très précieux de Monique Brulin, La Manifestation vocale dans le culte en France au xvii e siècle , Paris, Beauchesne, coll. « Théologie historique », 1998.

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