La Beauté  n° 12

 

Préambule            


Pour Horace, nous rappelle ici Nathalie Dauvois, « tout commence par l'opposition de la beauté à la laideur », c'est-à-dire au disparate, au discordant - c'est-à-dire encore, à ce qui produit du déplaisir, des émotions désagréables. Voilà pourquoi relire deux vers célèbres d'Horace invite à reposer la question de l'éthique et de l'esthétique. Loin que cette jonction cache, comme l'ont trop cru les modernes, un assujettissement de l'écriture à des fins utilitaires, morales ou idéologiques, extérieures à elles, elle invite à mesurer une énigme : car l'émotion la plus immédiatement causée par la discordance, c'est - protection contre le déplaisir ? - le rire

« La discordance, la dissonance sont comiques » : il nous faudra explorer le rapport entre la beauté et le comique. Mais on peut se demander si une piste ne se dessine pas dans l'analyse de Nathalie Dauvois, pour qui ces vers d'Horace associant la beauté à l'émotion par le moyen terme de la douceur déplacent l'opposition léguée par la modernité entre l'apollinien et le dionysiaque, la beauté idéale et la beauté convulsive : ne serait-ce pas que la beauté adoucit des excitations trop intenses sans pour autant nous conduire à renier nos affects ni les objets qui les causent ? La beauté ne serait-elle pas le nom de l'alchimie cathartique qui voile les objets nous menaçant de dissolution interne, individuellement comme collectivement, et les enveloppe d'un halo de lumière ?

Une chose en tout cas est certaine : la rupture moderne devrait être derrière nous  - ce qui signifie par exemple que nous devrions tous relire Horace...

H. M.-K.

 Nathalie Dauvois enseigne la littérature de la Renaissance à la Sorbonne nouvelle, elle a publié notamment Mnémosyne, Ronsard une poétique de la Mémoire (Paris,1992), Prose et poésie dans les Essais de Montaigne (Paris,1997), De la satura à la bergerie, le prosimètre pastoral à la Renaissance (1998), Le sujet lyrique à la Renaissance (Paris, 2001) et plus récemment La Vocation lyrique (2010).

 

 



Beauté et émotion

 

Nathalie Dauvois

26/05/2012 

                                           

« Il ne suffit pas que les oeuvres soient belles, il faut qu’elles soient émouvantes [dulcia]»

Horace, Art poétique, 99

« Je disais : Elle est belle, elle est belle, elle est émouvante.»

Robert Desnos, « Chant du ciel», Corps et biens, 1927

«Ne me dites pas qu’elle est belle, elle est émouvante. Sa vue imprime à mon cœur un mouvement plus rapide, son absence emplit mon esprit. Banalité ! Banalité ! Le voilà donc ce style sensuel ! … »

Robert Desnos, La Liberté ou l'amour !, 1927

Il est difficile, dès que l’on cherche à penser la beauté, de se déprendre de l’ambivalence de la beauté baudelairienne, d’un côté le rêve de pierre, la beauté pérenne dans ses proportions immobiles, de l’autre la beauté vénéneuse ou convulsive, violemment émouvante, d’un côté Chirico ou les temples grecs au nombre d’or, Bach, de l’autre Delacroix, ou Aubigné, d’un côté la beauté structurale, dont on étudiera inlassablement la composition en échos, dépliée dans l’espace blanc de la page, chambre aux miroirs réfléchissants, de l’autre les distorsions, les mouvements surprenants et dérivants d’un texte dont on guettera les échappées, les trouées, les disparates, dont on appréciera l’énergie à réinventer le monde en le bouleversant. Apollon et Dionysos, double conception parfaitement complémentaire et postures critiques associées, dont le croisement, l'échange même permettraient de comprendre et d’analyser en même temps que de maintenir une indispensable distance entre l’objet étudié, ou même aimé, et soi. Pour tenter de dépasser cette ambivalence des objets et des démarches, il m’a semblé nécessaire, à l’instar de Delphine Denis, de remonter aux discours plus anciens sur cette beauté que nous n’oserions plus reconnaître ni saluer et d’interroger plus avant la relation de la beauté à l’émotion, la tension inhérente à la relation de ces deux termes.

On se souvient de la relecture par Roc et Lallot du fameux passage de la poétique d’Aristote sur la catharsis [1] et du triomphe que fut pour notre modernité l’affirmation que l’âge classique en confondant éthique et esthétique avait fait un contresens, n’avait rien compris à cette épuration purement esthétique des émotions représentées [2]. Pourtant, en même temps, nous pensons que sans émotion pas de beauté… sans movere, i.e. sans cette émotion qui abolit la distance. C’est même le point de départ de la réflexion sur la beauté ici à Transitions, nous oserions dire d’un texte qu’il est fort, qu’il provoque en nous une émotion, mais plus qu’il est beau…

C’est exactement cette relation qui ne possède aucun caractère d’évidence que ces deux vers de l’art poétique d’Horace invitent à penser :

Non satis est pulchra esse poemata, dulcia sunto
Et, quocumque volent, animum auditoris agunto (v. 99-100)

Invitent à penser, bien plus qu’ils ne fournissent de mode de lecture et d’emploi. Cette formule a en effet suscité d’emblée un certain nombre de commentaires, de traductions [3] et d’interprétations qui toutes vont au cœur, par leur divergence, de l’ambiguïté de ce rapport du beau et de l’émouvant [4]. L’art poétique d’Horace est un traité qui part de la beauté, de la condamnation de toute œuvre qui serait laide, comme cette chimère, belle tête de femme à queue d’horrible poisson noir (atrum desinat in piscem mulier formosa, v. 3-4) qui ouvre le texte et est donnée comme objet de risée, pour arriver au lien de l’esthétique à la morale, du docere et du delectare, à l’idée de la nécessaire utilité (morale) de ce qui plaît (l’utile dulce du v. 343). Tout commence par l’opposition de la beauté à la laideur : est laid le disparate, le discordant. C’est l’objet du début de l’art poétique que de définir la beauté de l’œuvre littéraire par son harmonie. Peu importe en effet la beauté intrinsèque de ce qui entre en composition, comme le formule encore plus clairement Denys d’Halicarnasse :

… nombreux sont les poètes ou les prosateurs, les philosophes ou les orateurs, qui ont pris grand soin de choisir des termes incontestablement beaux et convenant au sujet λέξεις πάνυ καλὰςκαὶ πρεπούσας, mais parce qu'ils les ont inclus dans un ajustement de fortune, sans goût (ἄμουσον), n'ont retiré aucun profit de tant de peine. D’autres en revanche qui ont pris des mots humbles et bas, mais les ont composés avec agrément et élégance, ont ainsi paré leurs propos des mille séductions d'Aphrodite [5].

Voici bien la beauté qui charme, qui a de la grâce, celle de Vénus… Nous ne sommes donc pas revenus au « rêve de pierre ». D’autant moins que cette règle initiale de l’harmonie et de la proportion n’est posée par Horace que comme une sorte de garde-fou de l’autre principe majeur de l’esthétique ici prônée, la variété, la différenciation, sans lesquelles l’art ne serait qu’ennui, sans lesquelles il n’y aurait pas d’invention picturale ou poétique. Peintres et poètes ont la liberté de tout oser (autre principe initial, v. 9-10), pourvu que cela soit selon un principe d’harmonie et de proportion, d’un decorum qui n’est pas conformité à un canon externe, encore moins à un seul principe de bienséance (autant de contresens ultérieurs sur ce terme-clé) mais un principe d’accord, d’harmonie, de proportion entre les parties et le tout, le style et le sujet, le genre et les capacités du poète, etc. Le risque (d’incohérence) encouru par une imagination à laquelle on laisse liberté de « tout oser », qui fait le cheval échappé, est assumé par exemple par Montaigne qui cite ce début de l’art poétique à la fois dans son chapitre de l’Oisiveté (I, 8) et au début du chapitre de l’Amitié (I, 28) pour opposer le « tableau élaboré »  selon les règles de l’art qu’est le Discours de la servitude volontaire de La Boétie à ses propres essais, variés mais informes :

Considérant la conduite de la besongne d'un peintre que j'ay, il m'a pris envie de l'ensuivre. Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroy, pour y loger un tableau élabouré de toute sa suffisance; et, le vuide tout au tour, il le remplit de crotesques, qui sont peintures fantasques, n'ayant grace qu'en la varieté et estrangeté. Que sont-ce icy aussi, à la verité, que crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, n'ayants ordre, suite ny proportion que fortuite?

Desinit in piscem mulier formosa superne [6].

 Ces principes d’harmonie et concordance, où l’art rivalise avec la nature en son inépuisable invention et en sa divine perfection [7] (on se souvient que dans le Quart livre Amodunt et Discordance sont fils d’Antiphysie, quand Beauté et Harmonie sont enfants de Physis [8]), sont exactement ceux que développe Alberti dans son traité Della Pittura, pour définir ce qu’est pour lui la beauté :

Ex superficierum compositione illa elegans in corporibus concinnitas et gratia exstat, quam puchritudinem dicunt. Nam is vultus qui superficies alias grandes, alias minimas, illuc prominentes, istuc intus nimium retrusas et reconditas habuerit, quales in vetularum vultibus videmus, erit quidem is aspectu turpis.

De la composition des surfaces naît cette élégante harmonie dans les corps et cette grâce qu'on appelle beauté. Tel visage qui aura des surfaces grandes, d'autres petites, ici proéminentes, ailleurs trop rentrées et comme enfoncées, comme nous le voyons dans les visages des vieilles femmes, sera d'un aspect très laid [9].

Ces tableaux de vieilles femmes, poétiques et picturaux, que nous avons du mal à trouver comiques, faisaient s’esbaudir les hommes de la Renaissance et constituaient un des sujets favoris des satiristes, peintres ou poètes. Ils ne sont risibles que pour leur discordance. Rabelais rapporte dans le Quart Livre la façon dont Zeuxis, celui même dont Alberti rappelle la célèbre méthode qui lui permit de peindre la plus belle femme du monde [10], mourut de rire en contemplant le portrait d’une vieille qu’il avait peinte lui-même :

… Zeusis le painctre, lequel subitement mourut à force de rire, considerant le minoys et portraict d'une vieille par luy representee en paincture [11].

Tel est bien le rire qu’Horace s’amuse à susciter chez les Pisons en ouverture. La discordance, la dissonance sont comiques. Alberti s’attarde sur ce point, l’harmonie repose sur l'accord des parties, la proportion, il ne faut pas peindre une tête énorme, une poitrine petite, un pied trop grand, etc., il ne faut pas donner à Hélène ou Iphigénie des mains de vieille ou de paysanne, ni associer à un visage d’un rose nacré des membres brunis, etc. (II, 36-37). Mais une fois posé ce principe même de la beauté, comme Horace, Alberti passe à l'expression des émotions nécessaires pour toucher l'âme des spectateurs (II, 41). Et l’on retrouve la même disjonction entre beauté et émotion, la même affirmation que la beauté ne suffit pas, qu’elle doit également être émouvante. Or ce qui rend la beauté émouvante, chez Alberti comme chez Horace, c’est son humanité. Cette association de la beauté et de l’émotion est précisément le lieu où se définit le champ propre d’une beauté qui ne doit rien à une concordance parfaite avec un idéal divin, à une esthétique des correspondances [12], une beauté humaine et contingente. La deuxième partie du livre II du traité d’Alberti est un traité des émotions, indiquant comment rendre les personnages émouvants [13]. La poétique de la vive description, de l’energeia de la Pléiade défendue et illustrée par Du Bellay est une poétique des effets [14]. Aucun portrait de la beauté de la dame, dans l’ensemble des recueils amoureux, qui ne soit avant tout un portrait de l’effet qu’elle suscite chez l’amant.

Nous sommes certes loin de la beauté convulsive, mais loin aussi d’une beauté idéale, là est peut-être la clé de cette relation établie entre douceur et beauté entre pulchra et dulcia, pulchritudo et venustas, cette beauté propre à Vénus, qui charme et séduit, dans ce qu’elle a de plus vivant, donc de plus émouvant. Montaigne ne dit pas autre chose :

Je ne sçay qui a peu mal mesler Pallas et les Muses avec Venus, et les refroidir envers l'Amour; mais je ne voy aucunes deitez qui s'aviennent mieux, ny qui s'entredoivent plus.[…] Mais de ce que je m'y entends, les forces et valeur de ce Dieu se trouvent plus vives et plus animées en la peinture de la poesie qu'en leur propre essence,

Et versus digitos habet.

Elle represente je ne sçay quel air plus amoureux que l'amour mesme. Venus n'est pas si belle toute nue, et vive, et haletante, comme elle est icy chez Virgile:

Dixerat, et niveis hinc atque hinc diva lacertis
Cunctantem amplexu molli fovet. Ille repente
Accepit solitam flammam, notusque medullas
Intravit calor, etc
[15].

Un seul trait descriptif, les bras de neige, tout n’est, sinon, que mouvement et communication des émotions. Le caractère central du modèle de la tragédie dans la poétique aristotélicienne, la valorisation d’une esthétique du sublime et de la terribilità semblent avoir durablement contribué à occulter cette beauté de la douceur, de la venustas, toute d’harmonie et d’émotion. L’Amour, la Poésie, toujours.



[1] Aristote, La Poétique, texte, traduction, notes par R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, édition du Seuil, 1980, p. 188-193.

[2] Plus largement cette très ponctuelle et brève contribution voudrait amener à revenir sur cette rupture, moins « moderne » peut-être que déjà obsolète, entre éthique et esthétique.

[3] Nous suivons dans notre libre traduction donnée en exergue, François Villeneuve : « Ce n’est pas assez que les poèmes soient beaux, ils doivent encore être pathétiques et conduire à leur gré les sentiments de l’auditeur », Paris, Belles Lettres, 1934. Cf. par exemple la traduction de Jacques Peletier publiée en 1541 : « Ce n'est assez qu'un Poeme soit luisant / En motz exquis, s'il n'est doux & plaisant », v. 177-178, L’Art poétique d’Horace traduit en Vers François, éd. Jean Vignes, in Peletier du Mans Œuvres complètes, I, Paris, Champion, 2011, p. 113.

[4] Voir sur ce point la communication à paraître de Virginie Leroux, « Non satis est pulchra esse poemata, dulcia sunto : fortune d’un précepte horatien dans les poétiques néo-latines » in La douceur dans la pensée moderne, actes du colloque organisé par M. Jones-Davies et F. Malhomme du 15 au 17 décembre 2011. Elle y montre la variété des interprétations : Pour Acron et Bade l’opposition du beau et du doux recouvre celle de ce qui est bien composé avec ce qui a de la venustas (du charme), idée que Lambin développe par une comparaison des œuvres avec les femmes, distinguant les femmes simplement belles des femmes charmantes tandis que Landino (premier commentateur humaniste) et nombre de commentateurs plus tardifs pensent comme les traducteurs modernes qu’il faut voir là l’opposition du beau à l’émouvant, au pathétique. Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre site d’édition en ligne des commentaires et traductions d’Horace à la Renaissance.

[5] La Composition stylistique, VI, 3. Nous citons l'édition et la traduction de G. Aujac et M. Lebel, Denys d'Halicarnasse, Opuscules Rhétoriques, t. III, La Composition stylistique, Paris, Les Belles Lettres, 1981.

[6] v. 4 de L’Art poétique. Nous citons l’éd. Villey-Saulnier des Essais, Paris, PUF, p. 183.

[7] Nous paraphrasons librement ici Ronsard dans son avertissement au lecteur des Odes de 1550 : «  … nulle Poësie se doit louer pour acomplie, si elle ne ressemble la nature, laquelle ne fut estimée belle des anciens, que pour estre inconstante, et variable en ses perfections. » (Œuvres complètes, I, éd. P. Laumonier, Paris, Didier, 1973, p. 47). Sur l’arrière-plan épistémologique de cette affirmation de la création variée et harmonieuse de nature comme divine création, dont l’artiste se fait l’émule, voir notamment Jean Céard, La Nature et les prodiges, Genève, Droz, 1996.

[8] Quart livre, chapitre 32, in Rabelais, Œuvres complètes, éd. M. Huchon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, p. 614.

[9] Voir De la peinture, De Pictura, 1435, éd. C. Grayson, traduction J.-L. Schefer, Paris, Macula, 1992. Livre II, 35 sur la composition. Toutes nos citations proviennent de cette édition.

[10] Ibid., III, 55, p. 218 : « At ex partibus omnibus non modo similitudinem rerum, verum etiam in primis ipsam pulchritudinem diligat. Nam est pulchritudo in pictura res non minus grata quam expetita. » (Que dans toutes les parties, il s'attache non seulement à la ressemblance des choses, mais d'abord à la beauté même. Car en peinture la beauté n'est pas moins agréable que recherchée.). Il développe l’exemple de Zeuxis au paragraphe suivant.

[11] Quart Livre, ch . 17, op.cit., p. 580. Cet exemple vient clore une liste de morts singulières.

[12] Sur ce point voir Judson B. Allen, The Ethical Poetic of the later Middle Ages : a decorum of convenient distinction, Toronto, 1982 , voir notamment p. 185 et s. pour la distinction entre une poétique aristotélicienne de la mimesis et une poétique médiévale de la ressemblance, voir notamment ses analyses sur le procédé de l’assimilatio qui réfère à la fois au monde et à un au-delà, qui suppose toujours et le propre et le figuré.

[13] Selon la poétique même des personnages que développe l’art poétique d’Horace, tel que le lit la Renaissance, poétique non des types, mais des individus, dans leurs différenciations singulières et expressives, voir sur ce point la communication à paraître de Jean Lecointe dans les actes de la journée d’étude sur le Decorum.

[14] Voir Quintilien, Institution oratoire, VI, 2, 32 et le beau livre de Perrine Galand Hallyn, Les Yeux de l’éloquence, Orléans, 1995.

[15] Essais, III, 5, op.cit., p. 848-849, la première citation est de Juvénal « et le vers a des doigts… », la seconde de Virgile « Elle s’était tue, et comme il hésite, la déesse passe autour de lui ses bras de neige et le réchauffe d’un doux embrassement. Lui, tout à coup, se sent envahi du feu accoutumé, une ardeur qu’il connaît bien le pénètre jusqu’à la moelle, etc. » (En. VIII, 387 et s.)

 

 

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