Religieux/Littéraire  n° 1

 

 

 

Préambule


 

Mathilde Faugère est agrégée de lettres modernes et ATER à l'université Sorbonne Nouvelle Paris 3. Elle prépare une thèse sous la direction d'Hélène Merlin-Kajman sur les représentations de la lecture et l'articulation entre singulier et commun au XVIIe siècle. Elle est co-directrice du mouvement Transitions et a codirigé ce dossier avec Tiphaine Pocquet.

Tiphaine Pocquet termine un poste d'ATER à l'Ens de Lyon et sera bientôt professeur dans le secondaire. Elle  rédige une thèse sur la mémoire de l'oubli dans les tragédies françaises de 1629 à 1653 sous la direction d'Hélène Merlin-Kajman. Elle est membre du bureau du mouvement Transitions et a codirigé ce dossier avec Mathilde Faugère.

 

 

 

Religieux/Littéraire : que faire du « religieux » en littérature ?

 

 

 

 

Mathilde Faugère
et
Tiphaine Pocquet

01/07/2017

 

 

L’argument qui ouvrait notre dossier « Religieux/littéraire », en s’intéressant aux rapports entre religieux et littérature, se concentrait sur la réception des textes. Nous nous demandions certes comment historiquement on en venait à caractériser un texte comme « religieux » ou « littéraire » mais il s’agissait surtout de se concentrer sur ce que cela impliquait au niveau de la lecture, pour savoir notamment s’il était possible de lire et d’étudier un texte à la fois comme pleinement « religieux » et pleinement « littéraire ». Les différents articles de ce dossier traitent de ces questions en les abordant du point de vue de l’enseignement et de la réception pour le chercheur ou le croyant. Nous avons voulu, nous aussi, participer à cette réflexion en repartant notamment des discussions qui ont été les nôtres lors de nos rencontres en mars, juin et octobre 2016 avec les participants à ce dossier, des membres de Transitions et des chercheurs et enseignants intéressés.

Les deux premières séances ont été consacrées à la lecture de textes qui traitaient d’une chronologie possible des rapports entre religieux et littéraire : l’une avec Certeau, Rancière et Blumenberg [1] s’est concentrée sur les effets de rupture et de continuité entre éléments religieux et littérature, et l’autre nous a permis d’approfondir les questions de sécularisation et d’accélération du temps avec deux articles traduits de R. Kosseleck, tout en nous interrogeant sur les rapports entre rite et littérature avec des extraits de M. Waltee-Delmote[2]. Ainsi, très vite, du fait des textes que nous avons choisis d’étudier ensemble, de nouvelles interrogations se sont ajoutées à celles de notre argument, interrogations concernant notamment la façon de rendre compte de l’historicité des rapports entre religieux et littérature. Partis d’une approche centrée sur le temps présent, sur la réception des textes, nous en sommes arrivés à nous demander comment considérer la façon dont la relation religieux/littéraire s’est constituée au fil du temps et comment elle avait évolué.

Nous pouvons ainsi repartir de la lecture de Blumenberg, qui nous a occupés lors de notre première séance de discussion, pour essayer de clarifier ces rapports : elle a en effet influencé les débats et nous a poussés à étudier cette question en lien avec le concept de sécularisation [3]. Celle-ci peut être lue de deux façons selon qu’on met l’accent sur l’idée de « séparation » présente dans l’adjectif « séculier » sur lequel est construit le nom, ou selon qu’on considère le suffixe qui indique le processus toujours en cours. Ainsi, certains auteurs ont pensé la sécularisation comme une grande coupure séparant le religieux du politique dans l’Europe de la modernité (c’est le cas, en France, de Marcel Gauchet dans Le Désenchantement du monde [4]). C’est au prisme de cette rupture ancienne que s’est construite l’expression de « retour du religieux » depuis les années 1960. À l’opposé, on peut considérer avec Blumenberg que l’expression de sécularisation, en reliant la modernité à ce dont elle s’éloigne, la rend intrinsèquement tributaire du religieux, du non séculier. Qu’est-ce alors que nommer la permanence et la rupture temporelle et comment distinguer ce qui est séculier de ce qui ne l’est pas ?

Le lien qu’entretient plus spécifiquement la littérature avec ce concept de sécularisation est double : on a pu faire du développement de l’idée de littérature au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle une des conséquences de la sécularisation, ou bien de la littérature elle-même un fait de sécularisation, comme si le développement d’un rapport esthétique aux textes écrits était à la fois rupture et héritage du rapport au texte sacré. Plus largement, et sans trancher sur les lieux de recouvrement des deux adjectifs « littéraire » et « religieux », la question de l’évolution de la place de la religion dans nos sociétés européennes mais aussi les investissements à géométrie variable selon les individus et les groupes du religieux, en synchronie, touchent à la fois à la compréhension des textes, notamment des textes les plus anciens de notre corpus, venant d’un univers non sécularisé, et aux différents partages que l’on peut en faire aujourd’hui. Notre but est alors ici de nous demander – trop rapidement certes – ce dont on hérite en lisant de la littérature et ce qui se joue aujourd’hui dans les différentes articulations entre littérature et religieux, dites en termes de permanence, de rupture ou de retour, en essayant ainsi de clarifier ce que contenait la barre oblique que nous avions commodément placée entre les adjectifs « religieux » et « littéraire » et d’examiner pour ainsi dire ce qu’ils recouvrent et s’ils se recouvrent l’un l’autre.

 

La littérature et le « retour du religieux »

Pour partir de notre présent et de l’hypothèse d’un monde sécularisé, nous pouvons commencer par nous arrêter sur l’expression de « retour du religieux ». Elle semble difficile à attribuer à un seul auteur [5] mais désigne des phénomènes sociaux, intellectuels, politiques ignorés par la théorie de la sécularisation[6] et a eu dans les trente dernières années une fortune immense dont nous ne pouvons ici rendre compte. Plusieurs hypothèses ont pu être avancées sur le sujet, un certain nombre d’entre elles reposant sur une observation sociologique et anthropologique des pratiques religieuses notamment dans le monde occidental, d’autres sur le caractère superficiel de l’idée de sécularisation[7]. On pourra simplement partir d’un détail lexical d’importance et remarquer la mise à distance du terme de « religion » au profit de l’adjectif substantivé « le religieux » et du syntagme nominal « le fait religieux ». La substantivation de l’adjectif, « le religieux », en fait quelque chose comme un substrat qui prend diverses formes selon les temps et les lieux et qui n’est pas sans neutraliser les anciennes pensées critiques de la religion : les pensées marxistes et matérialistes. L’expression « fait religieux », quant à elle, distingue entre une part « factuelle », qui fait du religieux un objet valable et nécessaire pour l’analyse rationnelle et pour les disciplines modernes (c’est aussi la part qui peut faire l’objet d’un enseignement), et une part plus personnelle, cantonnée dans le for intérieur de l’individu. De ce « retour du religieux » dans la pensée, que l’on pourrait d’ailleurs plutôt lire comme l’apparition d’un nouvel objet dans le contexte d’un univers sécularisé, il semble difficile de se séparer. Et il semble plus difficile encore de savoir quoi faire de cette idée de retour, bien proche dans la formulation du « retour du refoulé ».

Qu’en est-il du domaine de la littérature et des études littéraires ? Et plus précisément, peut-on parler d’un « retour du religieux » en littérature ? Hélène Merlin-Kajman, dans son article du dossier sur Polyeucte, remarque avec surprise l’importance que prennent les références religieuses dans l’étude et l’enseignement de la littérature. Elle note que de nouvelles convictions animent les études littéraires : il est désormais possible de s’intéresser comme chercheur à des questions de foi, et non seulement d’institutions et de pratiques, et il serait d’ailleurs nécessaire pour comprendre une grande partie de la littérature française d’avoir des connaissances sur le « fait religieux ». Elle commente alors à la fois un changement de méthodologie, de rapport à l’enseignement et de rapport à la religion qui n’est plus considérée en général comme « l’opium du peuple ». Deux hypothèses peuvent nous permettre d’expliquer cette transformation qu’elle remarque du côté de la discipline littéraire. La première, qu’elle mentionne elle-même, serait la mise à distance des approches structuralistes des textes et de leur étude à l’échelle micro-textuelle qui en faisait prioritairement des objets clos se répondant les uns aux autres et qui amenait à se concentrer sur le trio : signifiant, signifié et métasignification. La seconde, accompagnant la première, est sans doute la tendance historicisante des études littéraires depuis trente ans, cette tendance est dominante notamment dans le commentaire des textes anciens. En redéfinissant les corpus, en considérant les textes au prisme leur contexte d’apparition, en maniant spécialisations anciennes et nouvelles (philologie, histoire littéraire, sociologie) la recherche fait réapparaître les liens entre œuvres littéraires et religieux, que ce soit en terme de finalité, de lexique ou d’horizon culturel, avec une évidence quasi-factuelle. On en prendra pour exemple le lien établi entre la pratique de la rhétorique, et notamment de la rhétorique épidictique religieuse, et la naissance des Belles-Lettres [8], mais ce type d’approches ne concerne pas seulement les textes pré-Révolution. Dans cette perspective, l’élément religieux devient à la fois pré-texte et contexte, c’est-à-dire élément étranger qui permet d’éclaircir le sens du texte au moment de sa publication.

Parallèlement – et c’est peut-être là une troisième hypothèse –, on peut considérer qu’on assiste depuis une dizaine d’années à un autre retour : celui du « je ». La part du chercheur se trouve questionnée dans son travail, et symétriquement la place de la littérature dans la vie de ses lecteurs. Il ne s’agit pas ici de considérer que le questionnement des chercheurs et des enseignants ne s’est pas toujours posé à la première personne – on serait bien embarrassé de le prouver ou de l’infirmer dans le cadre de ce travail. Mais, à côté de nos pratiques historiennes existent des interrogations sur ce qui nous pousse comme lecteurs, comme professeurs, comme enseignants à choisir nos corpus, nos méthodologies, nos façons de lire et d’écrire. On pourrait relier ces interrogations à une absence de définition claire de ce qu’est une étude « littéraire » des textes, mais aussi à la mise en lumière de l’articulation entre lecture littéraire et individualité. Les différents textes de notre dossier illustrent d’ailleurs le bricolage – heureux, parfois douloureux ou problématique – qui est celui du chercheur et du professeur de littérature. Ce bricolage inclut la façon dont on peut se situer en tant qu’individu entre différents collectifs, et cela se joue de manière extrêmement aiguë dans le cas de textes qui mettent en jeu le religieux.

La question de l’enseignement enfin est particulièrement sensible. Plusieurs possibilités s’offrent au professeur : aux approches technicistes et au gain de compréhension qu’elles peuvent ouvrir, malgré le risque, désormais souvent pointé, de perte de sens, s’ajoutent des approches historicisantes – le texte est alors factuellement arrimé à son contexte religieux – mais également des approches herméneutiques faisant de l’élément religieux une image de quelque chose de plus vaste ou d’universalisable, qui relèverait des grands questionnements de l’humanité. Dans ces hésitations plus ou moins sensibles se situent en creux les choix de cet individu lecteur et responsable du partage des textes.

On peut alors parler de retour du religieux en littérature, tout en restant attentif à un certain nombre de nuances. Ce retour doit par exemple être relié à des circonstances internes à la discipline, aussi bien qu’à des causes extérieures. Notre corpus mais aussi les questions que nous nous posons ont changé et le « retour du religieux » en littérature est parfaitement inégal suivant la façon dont les différents individus le perçoivent ou non comme problématique, singulier ou souhaitable. Est-ce à dire que le religieux avait disparu auparavant en littérature, ou plutôt que le religieux et la littérature peuvent se masquer l’un l’autre ?

 

Sécularisation et croyance dans la littérature

Nous aimerions partir de deux exemples. On peut d’abord rappeler la façon dont Michel Foucault dans sa leçon inaugurale au collège de France en 1971, L’Ordre du discours, citait un certain nombre de discours qui étaient isolables dans le fonctionnement d’une société car ils « sont dits, restent dits, et sont encore à dire ». Nous les connaissons dans notre « système de culture » : « ce sont les textes religieux ou juridiques, ce sont aussi ces textes curieux, quand on envisage leur statut, et qu'on appelle “littéraires” ; dans une certaine mesure des textes scientifiques [9]. » Le lien n’est pas complètement fait ici, on note ici simplement que les textes littéraires, comme les textes religieux, juridiques, scientifiques restent à redire, c’est-à-dire à relire et à commenter : on leur donne un statut à part et ils se complètent ou se font concurrence. Pour aller plus loin concernant cette proximité entre des discours reçus comme religieux et la constitution d’un corpus littéraire, on peut mentionner Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy qui, dans L’Absolu littéraire, étudient la conception romantique de la littérature, la façon dont, selon eux, nous en sommes héritiers ; ils constituent une anthologie de ces textes théoriques romantiques. Il est notable que Schlegel dans les Idées affirme que « c’est comme bible qu’apparaitra le nouvel évangile universel dont Lessing s’est fait le prophète », liant ainsi la littérature en devenir et les religions du Livre. Il oppose le livre commun et le livre infini, appelé « bible », faisant de l’un « un pur moyen en vue d’un but » et de l’autre une « œuvre autonome, individu, idée personnifiée [10] ». Le statut à part de l’œuvre littéraire, dont la lecture est son propre but selon les romantiques, est alors relié, de fait, au modèle des religions révélées et de l’écriture comme parole divine. Lorsque Schlegel affirme plus tôt « Libérez la religion, et une nouvelle humanité commencera » [11], il semble vouloir penser une religion contre les autres religions, qui serait sans représentant ni institution.

On pourra dire qu’il s’agit là d’une théorisation datée et limitée de la littérature, et que nous en sommes bien loin, mais l’avertissement de Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, qui voient à l’œuvre dans notre modernité un « véritable inconscient romantique [12] » et qui affirment que l’étudier c’est revenir à nous-mêmes, résonne avec la permanence du vocabulaire religieux pour parler de la littérature et de la place du commentateur par rapport au texte littéraire [13]. On peut considérer alors que la littérature est dans une certaine mesure partie prenante du processus de sécularisation des sociétés européennes, en tant qu’elle prend en charge, dans l’écriture, des pratiques religieuses sans les nommer comme telles. C’est ainsi que Hans Blumenberg étudie la littérature et comment elle a pu être lue comme une sécularisation du religieux : il prend à cet égard l’exemple de la figure du dandy au XIXe dont on a pu faire « un descendant sécularisé du saint chrétien[14] ». Par ailleurs, sont bien commentés ce qu’on peut nommer des effets de croyance, quand il s’agit de parler de la littérature et de l’effet qu’elle peut produire sur les lecteurs ou les spectateurs. La notion de catharsis, glosée et reglosée depuis Aristote, pourrait être une de ces notions sujettes à croyance. Le sens à donner au mot a pu varier selon les contextes : on passe d’une conception ancienne, médicale (la purgation des émotions) ou morale, à une conception moderne qui lui donne un sens esthétique (l’épure, du côté d’une alchimie des émotions). Elle est souvent convoquée par les chercheurs qui en étendent la portée bien au-delà du seul corpus théâtral pour interroger une possible guérison du spectateur/lecteur par la littérature et son partage (dans le cadre d’une représentation, d’une mise en voix, parfois d’une simple lecture silencieuse mais également dans le geste d’écriture lui-même). Catherine Coquio, dans son livre Le mal de vérité, fait de cette notion un mythe qui relèverait de l’« esprit d’utopie [15] » dont le moins qu’on puisse dire est qu’il continue pourtant de nourrir la pensée des chercheurs.

On peut donc comprendre cette hypothèse de la littérature comme sécularisation, soit comme une dette de la littérature vis-à-vis du religieux, soit comme la mise en lumière de pratiques quasi religieuses dans l’espace de la littérature. On a pu également voir le religieux et la littérature comme des signes d’un besoin anthropologique de sens, plus ou moins directement lié au sacré [16]. Mais on peut mettre en perspective cette hypothèse, en rappelant que la croyance n’est pas nécessairement réservée au religieux [17], comme le souligne Catherine Coquio en parlant de la catharsis, et que nos vies sont remplies de croyances, la distinction se faisant alors non entre raison et croyance mais entre différents types de croyances et différents rapports à ses croyances et aux croyances collectives : la croyance dans un pouvoir de la littérature se serait alors constituée dans nos sociétés sans qu’il s’agisse pour elle d’emprunter à la croyance religieuse, elle serait alors constitutive de nos sociétés contemporaine. C’est l’hypothèse que fait Jean-Luc Nancy dans La Déclosion. Déconstruction du christianisme 1, il estime que Hegel, Schelling et Hölderlin ont, après Kant, ouvert la rationalité à « la dimension propre de l’absolu ou bien d’une “raison plus haute” (pour traduire ainsi le “höher Besinnen” de Hölderlin [18]) », insistant sur l’existence et le besoin de croyances profanes. Il examine ensuite comment la pensée occidentale, héritant de la métaphysique, s’est constituée au fil du temps dans un rapport à l’inaccessible. Il existe selon lui, dans le temps présent de la pensée, une « exigence » qui l’emmène au-delà d’elle-même. La raison est constitutivement doublée d’« alogon », « dimension extrême, excessive et nécessaire du logos » [19].

On peut également contrebalancer l’affirmation selon laquelle la littérature participerait d’un processus de sécularisation en considérant qu’a contrario notre rapport au religieux est aujourd’hui façonné par la littérature, ce qui permet de rappeler que notre religieux n’est pas le même que celui de l’Ancien Régime : la religion de l’époque de Voltaire n’est pas la même que les religions contemporaines, notre rapport aux religions contemporaines est marqué entre autres par nos lectures littéraires. Par ailleurs, de même que le rapport au religieux à partir du monde séculier est tributaire de la littérature, le rapport même du monde religieux à lui-même, et notamment à ses textes, est influencé par les mouvements de la littérature et des études littéraires. Les méthodes littéraires ne sont pas sans influer sur la lecture théologique des textes religieux, notamment sur l’exégèse biblique [20]. La méthode historico-critique est adoptée depuis la fin du XIXe pour lire la Bible et les propositions du concile Vatican II (Dei Verbum) soulignent encore l’importance d’entrer dans l’épaisseur historique de la Révélation chrétienne. Parallèlement, les méthodes de la narratologie, les acquis de la linguistique et de la sémantique pénètrent dans les sphères exégétiques. Il nous semble retrouver ainsi, autour du texte biblique, certains grands courants critiques d’étude du texte littéraire [21].

Que gagne-t-on à considérer que la littérature a participé au processus de sécularisation et qu’elle est elle-même jusqu’à un certain point un objet sécularisé ? L'hypothèse permet de mettre en lumière une partie de la conceptualisation ou du système de métaphores utilisé pour parler de la littérature et ainsi de comprendre, sinon des effets d’héritage, du moins des effets de compétition, de difficile coexistence, à un moment où l’élément religieux « revient » dans nos sociétés contemporaines comme enjeu de réflexion à part entière. Elle permet également de redistribuer les rapports entre religieux et littéraire et de ne pas les assimiler à un partage croyance/rationalité. Elle permet enfin de souligner que ce qui « pose problème » dans les relations entre les deux n’est pas nécessairement du domaine de la confrontation mais découle également d’un recouvrement partiel. L’examen de nos théories de la littérature doit donc continuer pour savoir ce que la littérature peut faire de « son » religieux.

 

Lieux du partage et du rapprochement

Car le rapprochement entre religieux et littéraire n’est pas non plus sans conséquence. Il ne s’agit pas seulement de savoir quelles motivations nous font rapprocher religieux et littérature mais ce que produit ce rapprochement. À titre programmatique, nous pouvons également nous demander ce que nous devons garder des lieux de recouvrement entre religieux et littérature.

Hélène Merlin-Kajman, dans un chapitre de son livre L’Animal ensorcelé, intitulé « Le don transhistorique du sensible : sacralisation et profanation », reprend la réflexion de Jacques Rancière sur la littérature et son historicité pour remettre en question non seulement sa séparation entre classicisme et modernité mais aussi l’hésitation qu’il donne comme constitutive de la littérature entre « l’aspiration à l’absolu et la fondamentale démocraticité de la mimesis, du logos et de l’écriture[22] ». En reprenant les analyses de Marcel Mauss dans son Essai sur le don ainsi que l’opposition que trace Giorgio Agamben entre sacralisation et profanation, elle lie les sacra, dont la littérature va faire partie à partir du XVIIe à ce qui relève non pas de la relation à la transcendance mais de l’échange obligeant « deux êtres également autonomes [23] ». Ainsi le texte littéraire est sacrum, en ce qu’il contiendrait quelque chose d’indispensable à la continuité d’une société, qu’il faudrait conserver, mais il est également objet de don en ce qu’il circule. Cette circulation permet d’en faire un objet « profanable et profané », selon les termes de G. Agamben. Il s’agit donc bien dans cette démarche de construire, c’est-à-dire de privilégier certains rapprochements et certaines références disponibles pour penser la littérature et le rapport de la littérature au sacré. On notera, en effet, que si la dimension historique du rapport entre littérature et religion est prise en compte par Hélène Merlin-Kajman, elle n’inscrit plus la littérature dans un contexte chrétien mais va chercher des travaux d’anthropologues travaillant sur des sociétés qui échappent à la structuration religieuse présente dans le modèle des sociétés occidentales[24]. Ce faisant, elle apporte ses réponses aux deux questions que nous posions précédemment. Que fait la littérature de ce qui relève du « religieux » en elle ? Elle en fait ce qu’on fait aux objets sacrés : elle le partage et dans un même mouvement, le place à part et le profane, au sens d’Agamben, le rend à l’usage commun. Qu’est-ce qui motive le rapprochement entre religieux et littéraire et que produit-il ? La réponse est moins directe, mais sensible dans les évitements qui sont ceux d’Hélène Merlin-Kajman : la place que l’on donne à ce rapport entre religieux et littérature a des conséquences sur la manière dont on lit et dont on écrit de la littérature.

D’un côté, il semble donc primordial de mettre au jour ce qui relève du religieux en littérature, mais aussi ce qui anime le partage des textes littéraires et les questionnements venus de l’extérieur de la discipline. De l’autre, s’interroger ainsi sur les rapports entre religieux et littéraire relève dans une certaine mesure d’un choix, d’un privilège accordé à un élément dans l’étude de la littérature et ce faisant, nous contribuons à la réactivation permanente du rapport entre les deux, nous faisons pencher la littérature du côté de son rapport au religieux, de ce qu’il y a de religieux en elle. Nous prenons alors le risque d’une tendance à la sacralisation ou à la subordination de la littérature au religieux, comme si elle agissait comme un religieux dégradé. Comment alors lire et partager les textes littéraires sans masquer ni survaloriser leur rapport au religieux ?

Les textes du dossier donnent des réponses bien différentes à cette question mais, nous semble-t-il, ils y répondent tous et ce sans chercher à évacuer ce qu’elle peut avoir de problématique aujourd’hui et pour nos méthodes contemporaines. Nous avons parlé de la place du je, de bricolage : certains défendent le fait religieux comme appartenant aux objets de recherche du littéraire, d’autres le mettent à distance. Les conséquences de ces choix sont nombreuses, notamment en ce qui concerne l’enseignement. Considérer que le professeur de littérature a pour rôle d’enseigner le fait religieux, c’est rendre nécessaire, que ce soit dans le secondaire ou le supérieur, une refonte de la formation des enseignants qui ne contient pour le moment que très peu d’éléments touchant à cette question. Il s’agit également de différencier ce que l’enseignement de la littérature peut apporter en terme de connaissances sur les religions ou à un autre niveau, sans l’assimiler à une réponse à un besoin de sacré religieux. La distinction est à maintenir, pour le respect des croyances religieuses et pour la compréhension de la dynamique présente dans la littérature, et sans doute d’autant plus fermement que religion et lecture littéraire se vivent dans des situations impliquant le présent des acteurs.

Comment alors maintenir, car c’est là avant tout notre objet, l’idée d’un apport spécifique et engageant de la littérature et de son partage ? Comment ne pas assimiler cet apport à une réponse parmi d’autres au besoin de transcendance qui habiterait l’homme ? Comment ne pas faire des termes littérature, mythe, sorcellerie et religion les éléments presque interchangeables d’une même série ? Si nous refusions dans notre argument de nous lancer dans la tâche herculéenne d’une définition et de la littérature et du religieux, il nous semble donc, en lisant le dossier réuni, que la tâche toujours « à venir » est celle de la définition de ce que nous fait la littérature, y compris pour la compréhension de ce qu’est le religieux et de la façon dont il agit dans les textes littéraires.

 

 


[1] Hans Blumenberg, La Légitimité des temps modernes (trad. M. Sagnol, J.-L. Sclefel, D. Trierweiler, à partir de la deuxième édition allemande de 1988, Paris, Gallimard, « La Bibliothèque de la philosophie », 1999) ; Michel de Certeau L’Écriture de l’histoire (Paris, Gallimard, « La Bibliothèque des histoires », 1975), chapitre 1 « Faire de l’histoire. Problèmes de méthode et problèmes de sens » ; Jacques Rancière, La Parole muette. Essais sur les contradictions de la littérature , Paris, Hachette, « Pluriel », 2011 (première édition : 1998), chapitre 2 « Du livre de pierre au livre de vie ».

[2] Reinhart Kosseleck, « Y-a-t-il une accélération de l’histoire ? », trad. M.-C. Hoock-Demarle, Trivium, n° 9, 2011, (en ligne : https://trivium.revues.org/4079 ) ; Reinhart Kosseleck, « Raccourcissement du temps et accélération. Contribution à l’histoire de la sécularisation », trad. P. Forget, Ecrire l’histoire n° 16, 2016 ; Myriam Wattee-Delmotte ( Littérature et ritualité. Enjeux du rite dans la littérature française contemporain , Bruxelles, PIE, Peter Lang, « Comparatisme et société », 2010. Nous remercions Marie-Hélène Boblet et Catherine Coquio d’avoir attiré notre attention sur ces travaux.

[3] Le terme qui est parfois présenté comme un synonyme de laïcisation en diffère par son ancrage historique et sa définition concrète. Il s’agit dans une première acception de faire sortir un bâtiment, une personne, une institution du domaine religieux. Le terme peut à la fois renvoyer à l’action et au résultat de cette action. On notera qu’il est mobilisé principalement dans le domaine des études historiques et que son usage pour le domaine français est relativement récent. Il constitue en cela un pas de côté par rapport à un certain nombre d’approches et de discours sur les passages entre religieux et séculier.

[4] Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde. Une Histoire politique de la religion , Paris, Gallimard, « La Bibliothèque des sciences humaines », 1985.

[5] On la retrouve dans des ouvrages aussi variés que ceux de Marcel Gauchet (Le Désenchantement du monde, op. cit.), Peter Berger (P. L. Berger ed ., The Desecularization of the World : Resurgent religion and World Politics , Grand Rapids, MI : Wm. B. Eerdmans Publishing Company, 1999), Charles Taylor (L’Âge séculier, Paris, Seuil, « Les livres du nouveau monde », 2011) ou Jacques Derrida (Foi et savoir (1996), Paris, Seuil, Points « Essais », 2001).

[6] Il s’agit notamment de la théorisation dans les années 1960 de la sortie définitive d’un âge religieux du monde, théorisation développée notamment par Marcel Gauchet et Peter Berger.

[7] Voir notamment Charles Taylor, L’Âge séculier, op. cit.

[8] François Cornilliat étudie les rapports entre rhétorique et études littéraires dans son article « La Rhétorique revient : où va la littérature ? », publié sur le site de Transitions, dossier « La Beauté », octobre 2011 (en ligne : http://www.mouvement-transitions.fr/index.php/intensites/la-beaute/sommaire-des-articles-deja-publies/517-la-rhetorique-revient-ou-va-la-litterature)

[9] Michel Foucault, L’Ordre du discours. Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970 , Paris, Gallimard, « NRF », p. 24.

[10] Friedrich Schegel, Idées, in L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature et du romantisme allemand , présentée par P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, Paris, Seuil, « Poétique », 1978, p. 215.

[11] Ibib ., p. 206.

[12] Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, « Avant-propos : l’absolu littéraire » in L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature et du romantisme allemand , op. cit., p. 26.

[13] Le vocabulaire religieux apparaît comme réservoir de métaphores dans des ouvrages extrêmement variés en termes d’approche et de visée. On le voit apparaître dans l’ouvrage de Rancière, que nous avons en partie lu ensemble pour cette raison, La Parole muette, mais également dans des livres qui ne traitent pas directement des rapports entre religieux et littérature, avec des décennies d’intervalle, commeL’Arbre et la source de Michel Charles ou Faut-il sauver les études littéraires ? d’Yves Citton. Michel Charles signale, sous forme d’exclamation, le rapport qui se crée parfois au texte littéraire : « Ce qui manque au commentateur moderne, c’est, finalement, un texte sacré. Et pourtant ! ». ( L’Arbre et la source, Paris, Seuil, « Poétique », 1985, p. 70). Jacques Bouveresse quant à lui signale dans La Connaissance de l’écrivain, ce qui lui semble être une permanence du lien entre commentaire littéraire et commentaire religieux : « Dans son livre sur le romantisme français, Paul Bénichou écrit que « la littérature a continué la tradition des philosophes déistes bien après la baisse de leur crédit, avec les différences d’accent et d’orientation que requéraient les temps nouveaux. Elle montre par là qu’elle n’a pas renoncé au ministère dont une époque mémorable l’a investie. (…) » Cela n’a rien d’excessif et c’est resté, je crois, tout à fait vrai, spécialement en ce qui concerne la France. Les discours que l’on tient habituellement sur la fonction de la littérature montrent que la relation que nous entretenons avec elle est restée fondamentalement religieuse et n’a jamais été réellement sécularisée. » ( La Connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité et la vie , Marseille, Agone, « Banc d’essais », 2008, p. 25-26).

[14] H. Blumenberg, La Légitimité des temps modernes, op. cit., p. 21.

[15] Catherine Coquio, Le Mal de vérité ou l’utopie de la mémoire, Paris, Armand Colin, « Le temps des idées », 2015, p. 210.

[16] C’est ainsi que Regis Debray dans son rapport sur « L’Enseignement du fait religieux dans l’école laïque » place la littérature, l’art, la philosophie et la religion dans une même dynamique de réponse à une quête de sens présentée comme universelle. (en ligne : http://www.education.gouv.fr/cid2025/l-enseignement-du-fait-religieux-dans-l-ecole-laique.html , page consultée le 2 mai 2017)

[17] On peut citer à ce propos Derrida qui, en reprenant les propositions de Gianni Vattimo énoncées lors du séminaire de Capri sur la religion en 1994, va plus loin et affirme que « toute sacralité et toute sainteté ne sont pas nécessairement, au sens strict de ce terme, s’il en est un, religieuses. » (Foi et Savoir, op. cit., p. 18)

[18] Jean-Luc Nancy, La Déclosion (Déconstruction du christianisme, 1), Paris, Galilée, « La Philosophie en effet », 2005, p. 11.

[19] Ibid ., p. 18.

[20] À rebours, on pourra rappeler l’hypothèse selon laquelle certaines de nos méthodes sont des formes sécularisées de la lecture des Écritures selon les quatre sens (littéral, moral, allégorique, anagogique) qui avait cours jusqu’à la fin du XVIe siècle. Le lien entre exégèse et herméneutique est notamment étudié par Auerbach dans Figura. La Loi juive et la Promesse chrétienne (Paris, Macula, « Argô », 2003, trad. D. Meur), et par Ricoeur et Barthes dans Exégèse et Herméneutique (dir. X. Léon-Dufour, Paris, Seuil, « Parole de Dieu », 1971).

[21] On pense par exemple au travail fondateur d’un jésuite comme Paul Beauchamp qui, tout en connaissant les travaux historico-critiques, ouvre l’analyse biblique à une interdisciplinarité féconde. Dans son sillage, Roland Meynet utilise l’analyse rhétorique sémitique pour entrer dans les textes bibliques ; André Wénin manie l’analyse narrative pour lire la Genèse tout en nourrissant son discours d’une approche psychanalytique. Il faudrait néanmoins maintenir une différence entre exégèse et analyse littéraire, du côté de la destination de ces textes. Le texte exégétique postule probablement une communauté de croyants à laquelle il s’adresse plus spécifiquement, pour la faire entrer dans un cheminement spirituel, cheminement qu’il faudrait définir et spécifier en fonction de la méthode critique utilisée.

[22] Hélène Merlin-Kajman, L’Animal ensorcelé. Traumatismes, littérature, transitionnalité , Paris, Les éditions d’Ithaque, « Theoria Incognita », 2016, p. 327-328.

[23] La citation est de M. Mauss.

[24] On pourrait également citer le travail d'une chercheuse comme Myriam Wattee-Delmotte ( Littérature et ritualité. Enjeux du rite dans la littérature française contemporain , op. cit.), qui part d’une notion anthropologique, celle de rite qu’elle déplace pour considérer le rite religieux, profane et le rite littéraire. La question de l’efficacité littéraire se trouve alors posée en de nouveaux termes, la littérature devient rite quand elle prend en charge des traumas collectifs ou individuels. Comme le rite religieux elle relie et peut viser à un apaisement.

 

 

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