Juste un texte n° 10

 



Esther


 

Gilbert Cabasso

17/03/2018

 

 

esther-folle esther-belle 

 © Henri Ekman

 

 

 

Je quitte Alexandrie, tous liens défaits, renoués. Je trace de nouvelles lignes de vie, si vite effacées, brouillées, c’est le mot qui vient. Et les morts se rappellent à nous, les voilà qui nous enjoignent de parler d’eux. Ils me reviennent au bout des doigts, comme les vivants : il m’arrive de modeler de la terre, de chercher des visages, rien que des visages. Un jour, c’est celui de mon père qui apparaît, d’une évidence telle qu’il s’y reconnaît d’emblée. Une autre fois, c’est moi craché, affreux, vrai. Devenu Pharaon ! Je me bousille, creuse ma tête, la déforme, la griffe. D’un trait fin, du couteau, je blesse l’œil et la joue. Une autre fois, c’est l’aventure d’une folle, une tête folle. Je voudrais que ce soit Esther, ma grand-mère paternelle, celle qui habitait la maison du Taleth, quittée en 1956.

Pourquoi cette tête ? Pas une autre. À tâtons, sous mes doigts, c’est sa tête. Aucun doute. Folle. Elle n’y voit plus. Orbites vides. Une corne ? Une corne, peut-être. On le sait plus tard. Ça vient comme ça. Une tête habitée. Délirante. Sa tête à elle, c’est elle. Ça la fourvoie d’écouter, de voir trop, de se perdre dans des pays qui n’existent pas. Ça lui revient, sans qu’elle en sache rien, ni d’où ni comment, les flaques de sang, les corps torturés, les ongles arrachés, d’autre époques. Ici, la misère des camps, pas ceux de l’Est, pas ceux des Nazis, pas la mort, ici, l’accueil, le refuge des réfugiés, l’hiver des soirs, l’humidité. On se raconte le soleil d’avant, les mirages du désert. Ici, on se cogne, les murs suent, jamais on n’a eu aussi froid.

Cette tête-là, c’est la tête d’Esther, sa folie. Je la reconnais, sa tête folle. Dessine-la. Essaie encore. C’est une femme très petite. Je saurais la décrire, mais je m’en dispense. Seulement deux ou trois choses, en passant : une femme très petite. On s’en moquerait qu’on dirait plus large que haute. Mais on ne se moque pas. Paupières lourdes, cheveux filasse, coupés n’importe comment, toute seule, pas besoin de coiffeur. Dessine-la, trace à gros traits, invente. Lèvres fines, peau douce, si tôt vieille et folle. Personne ne la veut, personne. Mais elle ne se plaint jamais des duretés de sa vie. Elle les grime, les caricature, avec une outrance que personne ne comprend. Ce n’est pas une folie de roman, qui chercherait la bonne forme de sa musique. C’est une folie sans musique, même si, parfois, elle se met au piano, même si d’une main, elle joue God save the queen, sans se lasser, ça me revient maintenant, en boucle, God save the queen, encore, en boucle, c’est agaçant, murmurée, la musique, fausse aussi, en variation atonale, en chuchotements, rengaine de l’hymne, infernal !

Quand elle parle, ça part dans tous les sens, sans partage possible. Rien d’adressé pour deux sous, jamais, ses misérables lambeaux, comme les chiffons qu’elle laisse traîner partout, dans sa chambre, à la cuisine. Tellement insupportables qu’on l’interrompt. Sa folie est sans appel. Elle-même n’en appelle à aucune compassion, au point que ça la fait rire, parfois, de ne pas être crue. Mon père lui cloue le bec : « Arrête avec tes histoires, tu n’y crois pas toi-même ! » On n’y comprend pas grand-chose, si elle y croit, ou pas, ou pas tout à fait. On dirait qu’elle joue la folle, rêve, se réveille. Son fils essaie toujours de l’arracher à sa folie : « Arrête avec tes histoires. » Coup d’arrêt. Elle rit de ses horreurs, comme prise en flagrant délit de ses bêtises, consciente, c’est sûr, que tout de même, tout ça, c’est difficile à croire, ces sornettes, pas seulement ses rêves, ses cauchemars, tout le temps, dans l’ascenseur qui la monte au ciel, dans le métro qui la tue, dans le lit où elle est violée, dans les salons du Grand Hôtel où elle rencontre le Général De Gaulle, le grand Général qui la regarde de haut, de si haut, elle, si petite devant lui, le vrai général en personne, je vous jure, tout ça que je lui ai dit, tout, moi, c’est moi qui sauve la France, sans moi, rien, la grande Histoire, sans moi, RIEN !

Esther, tu déraisonnes, ta tête s’affole, tu perds la boule, tout se brouille dans ton cerveau, tu confonds tout, tes rêves, tes perceptions, tes idées, les objets, « Arrête avec tes histoires ! » Le fils en a entendu, de ces histoires, toute sa vie, et ça la reprend, fatalement, tout le temps, jusqu’à la fin. J’en deviens, très tard, le dépositaire, le lointain héritier, le petit-fils dont elle se moque, tendrement, en souriant : « Monsieur le Professeur ! » Et moi : « Si peu… ». Amusée, pas dupe, pour le coup, pas dupe du professeur ! J’entends encore mon père lui parler, l’en appeler à la raison, mais on n’arrache pas les fous à leur folie par un simple rappel à l’ordre ! On ne les fait pas revenir comme ça au monde commun ! Elle n’en revient pas. Tête confuse, assiégée, prisonnière d’elle-même, tête violée, toutes ces idées, ces voix qui m’accusent, m’attaquent, injustes, me tuent, tout d’un coup, jetée sous un train, poussée sur les voies, arrachée des voies, ma résurrection, on me tue, on me ressuscite. « Arrête, arrête avec tes histoires ! ».

On monte, on descend, l’ascenseur ne s’arrête jamais, comme les idées, qui assaillent, torturent. Je ne sortirai pas. Je ne veux plus jamais sortir. Nulle part. Je reste ici, je dors. Qu’on me laisse !

Esther dort beaucoup. Tard, le matin. On n’ose pas la réveiller. L’appartement est dans un désordre désolant, propre, mais chaotique. Les chiffons, partout, personne ne sait pourquoi, des pommes de terre sous le lit, elle les cache, raconte-t-on, parce qu’elle pense qu’on les lui vole. Phobie du vol et des voleurs. Elle occupe la salle de bain des heures. Des heures. Elle énerve les actifs. Tout le monde s’énerve, dans la maison. Esther est d’une propreté parfaite. Et d’une indécence qu’elle ne soupçonne pas, ne s’en soucie pas le moins du monde. Elle aime les bains très chauds. La buée suinte dans la salle de bain, quand elle en sort, d’un petit pas triomphant. Et le rite du séchage des chiffons commence. Elle en pose partout, bien tendus sur les chaises, sur les tabourets, des chiffons tout propres comme sa tête. On s’exaspère de son temps à elle, de sa manière de se répandre dans la maison, d’être à contre-temps, toujours, lente, très lente et très brouillonne.

Elle aime cuisiner. Que fait-elle d’autre, d’ailleurs ? Elle mange beaucoup, très gras. Le matin, elle se prépare, pour elle seule, de la crème de lait qu’elle mélange à de la confiture. Un peu de beurre n’est pas de trop. Elle règne sur sa cuisine, magistralement. Elle sait y faire, avec goût, finesse, invention, muette, déterminée, lente, si lente. Ses préparations peuvent prendre une journée entière. Les jours de cuisine, tôt levée, elle se fait plaisir. Elle fait plaisir. Tous ses plaisirs sont de bouche. Elle en crève. Son obésité finit par effrayer. Mais chacun reconnaît la subtilité de ses mezzés, la merveille de ses pâtisseries, la délicatesse et l’équilibre des plats orientaux qu’elle réinvente.

J’aimerais raconter son histoire, celle d’avant la catastrophe de l’incendie, la mort, quelques jours après, de son mari, j’aimerais l’imaginer séductrice, maquillée, enjouée, rieuse, que sa folie ne brouille pas la perception qu’on a d’elle. Il fut un temps où elle sut être belle, gracieuse, où elle aimait danser. Ai-je jamais pu penser cela, enfant ? L’ai-je jamais imaginée, elle, enfant, jeune fille ? Comme j’aimerais ne plus pouvoir l’imaginer autrement qu’embellie par ton regard !

Gilbert Cabasso, pour Henri, avec lui.

 

 

 

Powered by : www.eponim.com - Graphisme : Thierry Mouraux   - Mentions légales                                                                                         Administration