Religieux/Littéraire  n°6

 

 

 

Préambule

Mickaël Ribreau nous propose dans cet article un essai de lecture en littéraire des textes d’Augustin En effet, l’étude des textes patristiques fut longtemps le seul apanage des théologiens. La tendance est relativement nouvelle mais témoigne d’un désir de relecture et de réappropriation de ces textes longtemps négligés par les universitaires de littérature latine au prétexte qu’ils constituaient une contrée à part. Sa recherche a ainsi consisté à ré-ancrer ces textes dans leur paysage d’origine et à les arpenter en littéraire. Lire en littéraire pour Mickaël Ribreau, c’est donc s’intéresser aux genres et à leur croisement, prendre en compte la structure des textes et leur composition, enfin c’est considérer le contexte d’énonciation précis qui leur donne vie. Il met ainsi en lien les genres : celui des vitae antiques avec le texte des Confessions ; mais également des catégories de textes souvent artificiellement séparées dans les œuvres d’Augustin : celles de traité et de lettre. « La différence que l’on remarque traditionnellement entre « traité » et lettre ne tient en réalité pas vraiment car le « traité » n’existe pas. Dans la mesure où lettre et liber sont tous deux adressés à quelqu’un et répondent à une demande, la distinction est le plus souvent ténue.». On a alors la belle surprise de découvrir comment le traité augustinien, loin d’être un système clos s’ouvre comme une lettre adressée à un destinataire précis : le geste d’adresse et de don d’un texte en ouvre la lecture proprement « littéraire ».

À ce contexte s’en ajoute un autre, celui du cadre d’écriture de cet article, même s’il est simplement évoqué par Mickaël Ribreau. L’article a été écrit à partir d’un cours donné à Paris 3 qui propose aux étudiants une lecture des vitae suivie de celle du Livre VIII des Confessions. Ce livre met justement en scène une « chaîne de conversions » racontées à Augustin par Ponticianus. Celui-ci se convertit après la lecture d’une vita et son témoignage convertit trois amis et jusqu’aux fiancées de ces mêmes amis. La rencontre d’un texte ici a fait évènement, comme dirait P. Goujon, au point d’entraîner tous les personnages du texte d’Augustin, sans exception (l’horizon étant celui de la conversion du narrateur augustinien lui-même, à la fin du livre VIII). Et l’on perçoit la différence avec la pièce de Corneille Polyeucte, commentée dans ce dossier par H. Merlin-Kajman, car au dénouement, Sévère reconnaît la bravoure des chrétiens dans le martyre mais il ne se convertit pas comme Pauline et Félix. Que faire alors de cette chaîne totalisante dans un contexte pédagogique, universitaire ici ? Mickaël Ribreau répond de manière rassurante et rappelle que la foi n’est nullement nécessaire pour comprendre la construction de ce texte. Ce cadre particulier, l’enseignement à l’université, permettrait ainsi de rendre compte d’un effet (le texte d’Augustin qui cherche lui même probablement à convertir son lecteur) sans pour autant embarquer ses lecteurs, les rendre prisonniers de cet effet. [Que faire pourtant dans d’autres contextes et d’autres classes ? Peut-il y avoir un évènement de lecture en classe et quel serait-il ? Des questions que la lecture de l’article de Mickaël Ribreau nous permet d’ouvrir avec grand profit et qui sont relancées dans les autres articles du dossier, comme celui d’Aurélie Leclercq.

T. P.

 

Mickaël Ribreau est maître de conférence  en langue et littérature latine à l'université Sorbonne Nouvelle - Paris 3. Il a travaillé sur Le Contre Julien d’Augustin qu'il a traduit dans le cadre de sa thèse et est spécialiste de littérature latine tardive. De formation littéraire, il enseigne à l’université la littérature latine et notamment chrétienne.

 

 

 

Les Pères de l'Eglise font-ils de la littérature ?
Pour une approche littéraire des écrits patristiques : le cas d'Augustin

 

 

Mickaël Ribreau

01/07/2017

 

 

 

La notion de « Père » de l’Église » n’est pas sans poser problème, comme le soulignait P. Hadot [1]. En effet, ce terme a d’abord été utilisé par l’Église pour désigner des figures théologiques tutélaires, comme Ambroise de Milan, Jérôme, Irénée de Lyon, Eusèbe de Césarée ou Augustin d’Hippone. Il s’agit par ce titre de leur reconnaître un rôle fondateur dans la construction de l’Église, et en particulier de sa théologie. Puis ce terme a permis de désigner les auteurs chrétiens de l’époque dite patristique soit entre le Ier et le VIIe siècle de notre ère, comme le poète Prudence ou l’historien Orose. Des auteurs, jugés hérétiques par l’Église, comme Tertullien ou Pélage appartiennent ainsi à la littérature patristique, sans être pour autant des « Pères de l’Église ». L’ambiguïté du terme permet de souligner l’importance, voire la primauté de la théologie pour ces auteurs, qui ont pendant très longtemps été envisagés sous cet angle essentiellement théologique. Les « Pères de l’Église » sont ainsi présentés comme ayant créé des concepts théologiques majeurs tels que la grâce, le Christ, la foi, la nature, etc., dont auraient hérité des théologiens de l’époque moderne comme Pascal ou Jansénius [2].

L’approche des Pères de l’Église a été pendant de longues années confessionnelle ; on cherchait à y puiser des justifications pour des dogmes nouveaux, ou des pensées nouvelles. Cette approche pouvait être largement téléologique : il s’agissait de montrer en quoi telle doctrine d’Augustin, par exemple, engendrait telle doctrine de Jansénius. L’auteur des IVe-Ve siècles était alors lu à partir de l’auteur du XVIIe siècle, largement influencé par les catégories de Thomas d’Aquin notamment. Ces auteurs ont donc été pendant de nombreuses années étudiés par des théologiens ou des chercheurs ouvertement chrétiens, formés à la théologie à partir de catégories de pensées essentiellement thomistes [3].

C’est notamment pour cela qu’au XXe siècle, par exemple, de nombreux spécialistes de littérature latine refusaient, souvent par anticléricalisme, de s’intéresser aux « pères de l’Église » [4] dont on estimait qu’ils n’avaient rien à voir avec un Cicéron, un César ou un Virgile. L’enfermement des Pères de l’Église dans un monde qui leur serait propre, détaché de l’Empire romain qui, pourtant, les a vus naître et exister, allait de pair avec la création de la norme d’un latin dit « classique » [5] dont le Cicéron des discours et des dialogues serait le parfait modèle. En voulant s’intéresser aux auteurs patristiques, les chercheurs dits de l’école de Nimègue [6] ou de Washington [7], à partir des années 1920, ont eu tendance à forcer le trait en étudiant un latin dit « chrétien » [8], qui aurait eu ses normes propres, indépendamment des auteurs non chrétiens, pourtant contemporains [9]. En souhaitant donner une place aux auteurs chrétiens, ces chercheurs ont ainsi contribué à leur isolement. Pendant de nombreuses années, les auteurs patristiques ont donc été étudiés, le plus souvent, indépendamment de leur époque ou de la « littérature » antique pourtant transmise et étudiée dans les écoles [10]. Il ne faut, en effet, pas oublier que, d’une part, durant l’Antiquité tardive il n’y a pas d’école spécifiquement chrétienne, et, d’autre part, plusieurs auteurs chrétiens sont des « convertis », qui ont reçu le baptême à l’âge adulte, en mettant parfois fin à une carrière déjà bien entamée ; pensons par exemple à Ambroise de Milan qui renonce à son poste de gouverneur de Ligurie et Émilie, ou à Augustin, qui quitte son poste de professeur de rhétorique d’une des capitales de l’Empire qu’était Milan.

Ainsi les auteurs patristiques ont été, pendant de nombreuses années, étudiés par des historiens, des philologues, notamment dans l’étude de la transmission des textes, la constitution de collection, mais essentiellement par des théologiens. De telles études, qui ont tendance à systématiser, voire à créer la pensée de certains auteurs, et qui isolent ces auteurs de leur arrière-plan culturel, sont possibles tant que des théologiens s’intéressent encore aux Pères de l’Église. Or, en particulier en France – un tel phénomène ne semble guère discernable en Belgique, aux États-Unis ou en Allemagne, par exemple – les théologiens, sans doute en raison d’une crise des vocations et en raison de la séparation, plus stricte que dans d’autres pays, entre universités publiques et universités privées, le plus souvent catholiques, se tournent de moins en moins vers les textes patristiques. Or ces textes intéressent de plus en plus des philologues, qui s’occupent de l’établissement des textes, de leur transmission, de l’étude des sources, etc, mais aussi des chercheurs qui ont un bagage non pas théologique, mais littéraire. Alors que plusieurs chercheurs théologiens partaient auparavant de Thomas d’Aquin, par exemple, pour étudier Augustin ou Ambroise de Milan, des chercheurs « littéraires » actuels ont tendance à partir de Cicéron pour étudier Augustin. C’est par exemple mon cas : j’en suis venu à étudier Augustin dans ma thèse, consacrée au Contre Julien, œuvre peu connue, puis dans mes recherches actuelles, après des études et une agrégation dites de « lettres classiques » et non de théologie. Ma formation, comme bien d’autres chercheurs en littérature patristique en France actuellement, est donc strictement littéraire. C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’à l’université de la Sorbonne Nouvelle j’enseigne la littérature latine, notamment chrétienne. Il ne s’agit pas pour les étudiants de lettres modernes d’assister à un cours de théologie, mais à un examen de la littérature impériale dans son ensemble, littérature à laquelle appartiennent les auteurs chrétiens de l’Antiquité. Quelle est la conséquence d’un tel changement de formation des chercheurs ? Qu’est-ce que cela implique dans l’analyse des textes ? Dans quelle mesure un jour nouveau est-il donné sur des œuvres, parfois abondamment travaillées, comme les Confessions d’Augustin ? L’approche littéraire de ces textes est-elle justifiée et qu’apporte-t-elle ?

Pour répondre à ces questions, je prendrai l’exemple de l’auteur sur lequel portent mes recherches, et sur l’auteur chrétien que j’étudie le plus en cours, Augustin. Je prendrai deux exemples. Le premier sera directement issu de mes cours et sera consacré aux Confessions d’Augustin. Je proposerai de lire les Confessions ou plus exactement le livre VIII en partant de la biographie antique, de ce qu’elle est dans l’Antiquité, afin de montrer qu’Augustin, dans cette œuvre complexe que sont les Confessions, joue avec les potentialités de ce genre antique. Puis, dans un second temps, j’essaierai de monter en quoi le terme de « traité » que l’on applique à plusieurs œuvres d’Augustin est impropre, car anachronique. Cela nous permettra de replacer les œuvres d’Augustin dans leur contexte de production et de « désystématiser » ces textes.

 

Fragments de vie minuscules et exemplaires : le livre VIII des Confessions.

 La uita n’est pas une biographie.

Avant d’envisager les Confessions d’Augustin, j’étudie en cours quelques extraits de biographies antiques. Cela me permet de rappeler qu’une uita n’est pas une biographie au sens moderne du terme. Il ne s’agit en effet pas d’un récit chronologique destiné à raconter la vie d’un personnage. Mais, comme dans l’éloge funèbre, laudatio funebris, il s’agit d’ériger le modèle, l’exemple, exemplum[11], d’un homme à imiter. La uita dans l’Antiquité permet de créer un modèle de conduite que le lecteur doit reproduire. Les uitae, dont l’organisation est thématique et non chronologique, subordonnent ainsi le récit à l’illustration d’un trait de caractère, d’un comportement à imiter. Une uita ne peut donc être exhaustive. Le but des uitae, la construction d’un exemplum à imiter, est affirmé avec force par Tacite dans la Vie d’Agricola, son beau-père, dont il n’avait pu prononcer l’éloge funèbre :

C’est en t’admirant, en te décernant des louanges immortelles, et si la nature nous en donne la force, en t’imitant que nous devons t’honorer : tel est le véritable hommage, tel est le devoir de tes proches. Voici ce que je recommanderai aussi à ta fille et à ton épouse : vénérer la mémoire d’un père, d’un mari, en repassant dans leur esprit toutes ses actions et ses paroles, en retenant les traits et la ressemblance de son âme plutôt que de son corps […]. On ne peut la conserver et la reproduire au moyen d’une matière et d’un art étrangers, mais par sa propre conduite [12].

Dans sa Vie de Martin que l’on a coutume de nommer, de façon anachronique, la première hagiographie, mais qui est en fait une uita, Sulpice Sévère affirme la même chose :

Il me semble que je ferai œuvre utile, si j’écris tout au long la vie d’un très saint homme, pour qu’elle serve ensuite d’exemple aux autres. (…) N’ayant pas vécu nous-mêmes de manière à pouvoir servir d’exemple aux autres, du moins avons-nous tâché de ne point laisser dans l’ombre celui qui méritait d’être imité [13].

De même en grec, dans une des biographies les plus célèbres, celle d’Antoine par Athanase d’Alexandrie, ce dernier affirme son projet : « Or je sais que vous aussi, après en avoir entendu parler, non seulement vous admirerez cet homme, mais vous voudrez également imiter son dessein. Pour des moines, en effet, la vie d’Antoine suffit comme modèle d’ascèse [14] ».

Le choix d’un livre clef : le livre VIII des Confessions

Après avoir passé plusieurs séances consacrées à la biographie antique et à l’importance de l’exemplum, j’étudie le livre VIII des Confessions. Rappelons que, dans cet ouvrage, Augustin raconte à Dieu comment il se convertit à la religion chrétienne (des livres I à IX). Augustin compose son œuvre la plus connue de 397 à 401. Les derniers évènements racontés ont lieu en 387, soit dix années avant la rédaction de l’œuvre. Cette œuvre majeure est souvent considérée comme la première autobiographie. Une telle définition n’est pas sans poser problème ne serait-ce que parce que les Confessions sont avant tout un dialogue avec Dieu [15] : les Confessions sont en effet une prière de louange adressée à Dieu dans laquelle Augustin se reconnaît comme pécheur et comme converti, et dans laquelle il loue la grandeur de Dieu. Il est évident qu’Augustin y parle de lui-même, mais il ne le fait pas comme on l’attendrait d’une autobiographie moderne. Si les chercheurs ont pu affirmer qu’Augustin ne s’inspire pas des biographies antiques, parce qu’il ne vise pas à construire un modèle de soi [16], on peut cependant remettre en cause cette affirmation lorsqu’on lit le livre VIII des Confessions.

Il s’agit d’un livre clef. À la fin du livre VII et au début du livre VIII, Augustin affirme qu’il n’est pas encore prêt à se convertir pleinement à Dieu, qu’il est dans un moment de doute important, d’hésitation. À la fin du livre VIII, après la scène dite du jardin de Milan, sur laquelle nous reviendrons, Augustin décide de demander le baptême, qu’il reçoit dans le livre IX. Le livre VIII est un de ceux qui ont le plus occupé, voire tourmenté la critique. La question s’est longtemps portée, et se porte encore, sur le fait de savoir si Augustin arrange ses souvenirs voire les invente. Construit-il la présentation qu’il donne de sa propre conversion ? En s’intéressant à cette question, les chercheurs ont souvent omis d’étudier de façon plus précise l’ensemble du livre VIII pour se concentrer sur la seule scène du jardin de Milan. Or le livre VIII comprend plusieurs « fragments biographiques », plus exactement au cours du livre VIII, Augustin explique comment il a rencontré plusieurs personnes qui lui ont raconté leur propre conversion ou la conversion d’un autre. Le livre VIII est donc un parcours qui mène Augustin de conversion en conversion [17].

Des fragments de uita

Dans un premier temps, Augustin rend visite à un prêtre de Milan, Simplicianus, qui eut un rôle important pour la conversion d’Ambroise, qui donnera le baptême à Augustin [18]. Simplicianus raconte à Augustin la conversion de Marius Victorinus, philosophe. La conversion de ce philosophe est présentée comme un « exemple » de « l’humilité du Christ » [19]. Simplicianus raconte comment Marius Victorinus qui se disait chrétien refusait de recevoir le baptême et de faire une profession de foi publique, par crainte de représailles de certains de ses anciens amis [20]. Or, de façon soudaine, Marius Victorinus décide de demander le baptême, ce qu’il fait de façon publique à la grande joie de l’assemblée [21]. Le changement d’état d’esprit est présenté à la fois comme soudain et comme lié à un long processus : durant l’intervalle Marius Victorinus a beaucoup lu les écritures (qu’il commente par ailleurs). Dans ce récit de conversion, Augustin met en avant la grâce de Dieu : c’est elle qui a agi dans le cœur de Marius Victorinus.

Le fragment biographique consacré au philosophe converti est court, dense. Cette économie du récit se comprend bien si on se souvient de la biographie antique. Le récit ayant pour but d’illustrer, d’incarner un trait de caractère, une conduite, il est le plus souvent rapide, réduit aux traits les plus saillants. Dans le cas de la conversion de Marius Victorinus, Augustin insiste sur des éléments qui renvoient à lui-même : Marius Victorinus était professeur de philosophie et rhétorique, comme Augustin ; il craignait le jugement des autres, ce que les chrétiens nomment le monde, ce qui est bien un des problèmes d’Augustin, évoqué à la fin du livre VII et au cours des pauses du livre VIII ; Marius Victorinus est présenté comme étant à un moment d’étape et à un moment d’hésitation ; enfin la lecture, en particulier de Paul, qui clôt le livre VII et sera un des fils conducteurs du livre VIII, est centrale pour l’ancien philosophe. Augustin met en scène l’effet que cet exemplum de Marius Victorinus va pouvoir avoir sur lui. L’exemplarité du personnage est renforcée par le fait qu’Augustin choisit de mettre en valeur les points que le philosophe a en commun avec lui. Il va ainsi pouvoir jouer des potentialités de la uita en mettant en scène les effets d’une uita sur lui-même. Augustin met en valeur cet exemplum en insistant sur la force publique de la conversion d’un homme illustre [22] :

Ceux qui sont connus de beaucoup de gens sont pour beaucoup un engagement au salut ; ils prennent la tête et beaucoup suivront. Voilà pourquoi, à cause d’eux, même ceux qui les ont précédés ont beaucoup de plaisir à se réjouir, car ce n’est pas à cause d’eux seulement qu’ils ont à se réjouir.

La conversion de Marius Victorinus est importante dans la mesure où elle est exemplaire : elle doit susciter de nombreuses autres conversions. Ce n’est pas un hasard si Augustin écrit, après avoir mis en valeur la conversion de Marius Victorinus : « En tout cas, aussitôt que ton serviteur Simplicianus, parlant de Victorinus, m’eut raconté ces faits, je brûlai de les imiter : c’est bien pour cela que lui les avait racontés » [23].

Après plusieurs chapitres consacrés à la joie que l’homme ressent lorsqu’un pécheur se convertit [24], Augustin revient sur son hésitation à se convertir pleinement. Si le premier fragment biographique a eu un effet sur Augustin, il n’a cependant pas été suffisant. Le lecteur découvre ainsi un second fragment biographique plus complexe, notamment dans sa structure.

Augustin et son ami Alypius reçoivent un homme nommé Ponticianus [25]. Sur la table où ils discutent, se trouve un livre, les lettres de Paul. Surpris d’apprendre qu’Augustin s’intéresse aux lettres chrétiennes, Ponticianus révèle qu’il est chrétien, et lui raconte l’histoire d’Antoine, le père du désert, qui était quasiment inconnu à l’époque d’Augustin, même si certaines communautés monastiques, notamment près de Milan, commençaient à s’installer. Augustin et Alypius sont avides de l’entendre raconter la vie des moines [26]. Ponticianus en vient progressivement à sa propre conversion. Lui et trois camarades de Ponticianus étaient à Trèves [27]. Ils décidèrent d’aller se promener dans les jardins près des remparts. Les quatre amis se séparent en deux groupes et vont chacun de leur côté. Le second tombe sur une cabane où vivent des moines. Ils y découvrent la Vie d’Antoine (dont Ponticianus a parlé au tout début de son entretien avec Augustin). L’un des deux amis lit cette uita et décide d’embrasser le même genre de vie qu’Antoine. Il affirme alors au camarade qui l’accompagne qu’il décide de changer de vie. Plus ce personnage lit la Vie d’Antoine, plus un changement s’opère dans son âme. Après qu’il a affirmé à son camarade son souhait de quitter son emploi d’espion impérial pour devenir pleinement chrétien, son camarade lui répond qu’il désire se joindre à lui dans cette conversion. On remarque donc ici comment la lecture d’une uita, qui sert à construire un exemplum à imiter, entraîne une conversion. Cette conversion est elle-même double : la conversion du premier soldat en entraîne une seconde [28]. Augustin poursuit ces conversions en chaîne : le second groupe, composé de Ponticianus et de son camarade, survient, apprend ce qui s’est passé. Si les deux amis ne se convertissent pas au monachisme, cependant ils ne s’opposent pas aux souhaits de leurs amis et deviennent chrétiens, sans mener une vie aussi radicale. En revanche, les fiancées des hommes du premier groupe décident, suite à la conversion monastique de leurs anciens fiancés, de consacrer leur virginité à Dieu [29].

Ce second fragment biographique est plus complexe car il montre plusieurs conversions en chaîne : Antoine a converti au monachisme des hommes que le premier groupe d’amis rencontre à Trèves. En lisant le livre, le premier se convertit ; parce que le premier s’est converti, le second le suit ; ils seront également suivis par leur fiancée. Augustin insiste ici davantage sur l’importance de la lecture, et en particulier de la lecture d’une uita, celle d’Antoine. En outre, il s’agit ici d’hommes plus jeunes que Victorinus, ou Simplicianus, d’hommes qui ont sans doute le même âge qu’Augustin et Alypius. Enfin il s’agit de conversion par groupe, ou plutôt par couple, comme cela sera le cas d’Augustin et Alypius. On voit donc comment Augustin construit son livre à partir de fragments biographiques en jouant du but premier de la uita qui est de construire un exemplum qu’il faudrait imiter. La complexification de la structure est liée au fait que la lecture avance progressivement. La conversion de Marius Victorinus est une première étape vers la seconde.

L’effet des fragments biographiques sur Augustin : la scène du jardin de Milan

Le livre se clôt sur l’épisode dit du jardin de Milan que nous présenterons très rapidement. Après ses diverses rencontres, Augustin hésite de plus en plus et est de plus en plus bouleversé. Il connait un véritable combat intérieur [30]. Alors qu’Augustin et Alypius se trouvaient ensemble dans leur jardin à Milan, Augustin s’isole pour laisser libre cours à son chagrin. Il entend alors des voix, dont il ne sait déterminer l’origine, qui disent : « prends, lis ! Prends, lis [31] ! » Augustin s’applique ces propos à lui-même. Il retourne alors dans la maison et prend le livre de Paul qu’il lisait à ce moment. Il ouvre au hasard et tombe sur un passage qu’il s’applique à lui-même dans lequel Paul affirme qu’il faut fuir les désirs sexuels, qui tourmentaient tant Augustin [32]. Ce dernier estime que ces versets ont été comme choisis pour lui et décide de changer de vie. Avant d’évoquer sa propre conversion, Augustin rappelle celle d’Antoine :

J’avais entendu dire en effet à propos d’Antoine qu’il avait tiré de la lecture de l’Évangile, pendant laquelle il était survenu par hasard, un avertissement personnel, comme si on disait pour lui ce qu’on lisait : « Va, vends tout ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux ; et viens, suis-moi [33].

Peu importe de savoir si l’épisode raconté par Augustin est vrai ou faux, s’il a été intégralement réécrit, question qui a pendant longtemps travaillé la critique [34], on peut noter qu’Augustin lit sa propre expérience à travers le prisme d’une uita, celle d’Antoine, dont il a souligné peu auparavant l’importance dans la conversion des moines de Trèves, qui entraîne la conversion des amis de Ponticianus. De même que dans la conversion des amis de Ponticianus, le livre a un rôle crucial : c’est en lisant un livre, ici Paul, que Marius Victorinus méditait, qu’Augustin prend sa décision. Comme dans le récit de Ponticianus, la conversion d’Augustin en entraîne une seconde : Alypius apprend de la bouche d’Augustin sa révélation et fait comme lui ; il ouvre au hasard le livre de Paul et s’applique les versets bibliques qu’il découvre. Alypius procède comme Augustin l’avait fait, qui lui-même avait procédé comme Antoine l’avait fait [35]. Ainsi le récit, qui clôt le livre VIII des Confessions, reprend des éléments présents dans les deux fragments biographiques et permet de mettre en scène l’effet de ces fragments sur Augustin. Il permet aussi de souligner l’importance de livres, comme le texte de Paul, mais aussi comme une uita, celle d’Antoine. Augustin reprend de la uita la densité du récit, son caractère ciblé qui correspond à une image précise et à un effet produit.

Tout le livre VIII peut donc se lire à l’aune de la uita et de son but : ériger un exemplum. Augustin met en scène cet effet en le reproduisant parfois en chaîne. Aussi banal que puisse être un tel constat, qui lie le livre VIII au genre de la uita, on le rencontre assez peu ; les chercheurs s’étant avant tout intéressés à la question de l’historicité de l’épisode dit du « jardin de Milan », celui de la conversion finale, la construction globale du livre, l’omniprésence du récit de conversion et la mise en scène de l’effet de ce récit, grâce à un livre de uitae, ont été assez peu examinés.

On peut se demander pourquoi Augustin joue ainsi de la uita. Sans doute pour entraîner le lecteur dans la même chaîne de conversions, de même que lui-même s’est converti en lisant ou en entendant le récit de conversions, de même le lecteur pourra décider de changer de vie [36]. Plutôt qu’une autobiographie, on pourrait ainsi parler, au moins pour le livre VIII, d’une prière qui inclut des fragments biographiques afin que le lecteur en vienne à imiter – si ce n’est Augustin – Marius Victorinus, les amis de Ponticianus, mais surtout Antoine. Il ne s’agit pas tant, me semble-t-il, pour Augustin de s’ériger comme modèle que de montrer les effets de la conversion d’autres personnes comme Marius Victorinus ou surtout Antoine. La lecture des Confessions par le détour de la uita permet ainsi de dépasser le problème de l’historicité du récit du jardin de Milan et de mieux comprendre l’économie du livre VIII. Le détour par un biais littéraire, ici une problématique de genre, permet de tenter de comprendre la structure d’un texte et son fonctionnement.

 

À la recherche de l’impossible traité

Des traités antiques ?

Je prendrai un deuxième exemple d’approche littéraire d’Augustin. J’esquisserai ici une enquête qui mériterait d’être amplement approfondie. On distingue souvent plusieurs corpus dans l’œuvre d’Augustin : les Confessions, toujours envisagées à part, les dialogues philosophiques, les lettres, les sermons et les « traités » auxquels appartiennent des œuvres multiples comme la Cité de Dieu et de nombreuses œuvres souvent peu connues comme le Contre Julien. Les chercheurs augustiniens actuels qui s’intéressent aux lettres ou aux sermons opposent souvent le caractère singulier, individuel des lettres ou sermons, adressés à des destinataires ou à un auditoire particulier, défini, à l’aspect systématique des « traités ». Or le traité n’existe pas. Du moins il n’y a pas, au sens moderne, de traité. Augustin n’emploie jamais ce terme dans ce sens, pour la bonne raison que tractatus, d’où dérive le mot « traité », ne désigne pas un « traité », c’est-à-dire un « ouvrage où l’on traite d’un sujet [37] », un « exposé méthodique », qui « est assigné à un rôle de discours savant et systématique [38] ». Tractatus désigne en latin un sermon, une homélie. Augustin distingue à plusieurs reprises trois ensembles de textes : lestractatus, sermons, les epistulae, les lettres, et leslibri, livres [39]. Tractatus désigne chez Augustin un sermon qui commente les écritures.

Du traité au liber 

Si Augustin n’emploie pas le terme « traité », quel terme emploie-t-il ? Et quel est l’enjeu de cette dénomination ?

Augustin applique la partition tractatus, epistulae, libri dans ses Révisions, ouvrage écrit à la fin de sa vie, dans lequel il reprend sa production, ou plus exactement dans laquelle il aurait voulu reprendre et cataloguer l’ensemble de sa production. Trois ensembles devaient être traités : les tractatus, les epistulae et les libri. Or seuls les libri ont pu être traités. Les parties des Révisions consacrées aux tractatus et aux epistulae n’ont jamais été écrites, faute de temps.

Or l’examen des Révisions permet de souligner ce qu’Augustin entend par libri : dans les Révisions sont en effet répertoriés des dialogues philosophiques, comme le Contra academicos ou le De musica, les Confessions, certaines lettres, qui, sans doute en raison de leur taille – mais le point fait débat – pourrait être considérées comme un livre, des commentaires, des actes de débats contradictoires, ou des œuvres que l’on appelle traditionnellement « traités », faute de mieux, comme la Cité de Dieu, le Contre Julien, ou d’autres œuvres. On remarque donc l’extrême souplesse, ou plutôt l’amplitude du terme liber ou libri, livre, employé par Augustin.

Pourquoi ces œuvres sont-elles appelées libri ? il s’agit en effet du terme employé par Augustin pour grouper ces différents textes [40]. Le terme d’opus, qu’il peut aussi employer, est moins restrictif car il peut l’employer pour désigner une lettre ou un sermon. Ce terme de livre peut sembler très vague ; il l’est : car sous ce terme sont regroupés des textes que nous rattacherons à d’autres genres comme le dialogue par exemple. Ce terme de liber n’a de sens que si on le replace dans le cadre antique. Or qu’est-ce qu’un liber ? Il s’agit d’une œuvre composée par un citoyen romain et adressée à un dédicataire, le plus souvent un autre citoyen romain. Ce dédicataire est présenté, souvent, comme étant à l’origine de la composition même. L’auteur du texte répondrait ainsi à une commande. Un liber est donc contextualisé et inscrit dans une communication le plus souvent précise. Liber peut ainsi regrouper des œuvres qui nous semblent diverses comme un commentaire ou un dialogue, mais la situation de communication est en réalité la même. Prenons deux exemples empruntés à Cicéron. Le commentaire des Topiques qu’il rédige, comme ses dialogues philosophiques, sont considérés comme des libri car tous deux sont précédés d’une dédicace adressée à un citoyen romain. Dans les topiques, l’œuvre est adressée à Caius Trebatius et répond à une ancienne commande de cet ami de Cicéron. En passant un jour devant un domaine de cet ami, il lui revient en mémoire qu’il doit lui répondre et compose alors les Topiques [41]. On voit donc comment la composition de ce texte s’inscrit dans un cadre social précis et contextualisé. De même, prenons l’exemple d’un dialogue, le Brutus. Ce dernier est adressé à Brutus. Il prend pour point de départ la nouvelle de la mort d’Hortensius, orateur contemporain de Cicéron. Cette mort permet à Cicéron de rappeler à Brutus la gloire des anciens orateurs romains qui a fait l’objet d’un dialogue qui a occupé Brutus, Atticus et Cicéron[42] ; ce dialogue constitue le corps du texte. On voit donc comment le Brutus contient certes un dialogue, corps du texte, mais s’apparente aux topiques par son fonctionnement, par sa situation de communication. Dans les deux cas, ces libri sont adressés à quelqu’un de précis et s’inscrivent dans un contexte qui lie l’auteur à son dédicataire.

Si l’on revient à Augustin, on peut faire les mêmes analyses. La plupart des œuvres nommées libri comprennent une dédicace. Par exemple le premier dialogue, le Contra academicos s’ouvre sur une dédicace à Romanianus, père d’un des personnages du dialogue même :

Cher Romanianus, plût au ciel que la vertu, qui ne se laisse arracher personne par la Fortune, pût à son tour lui arracher de force un homme fait pour elle : elle aurait déjà posé la main sur toi, en proclamant que tu es sous sa dépendance et, te mettant en possession des biens les plus sûrs, elle t’affranchirait même des coups heureux du sort [43]. […] Car la philosophie, aucun âge n’a à se plaindre d’être exclu de son sein. Pour t’inciter à t’attacher à elle et à y boire plus avidement, tout en connaissant la soif que tu as d’elle, j’ai voulu en produire un échantillon : puissé-je n’avoir pas espéré en vain qu’il sera pour toi très agréable et, si j’ose dire, un apéritif [44].

De même, l’Ad Simplicianum est comme son titre l’indique adressé à Simplicianus, le prêtre de Milan précédemment évoqué. Augustin y répond à une série de questions posées par Simplicianus :

J’ai reçu avec le plus grand plaisir et la plus intime satisfaction les questions que tu as bien voulu m'adresser, Simplicianus, mon père ; et si je ne m'efforçais d’y répondre, je ferais acte non seulement de résistance blâmable, mais d’ingratitude. Déjà nous avions discuté d'une manière quelconque, et même traité par écrit, les difficultés que tu proposais sur l’apôtre Paul [45]. Cependant peu satisfait des recherches et des explications précédentes, j’ai étudié avec plus de soin et d’attention les paroles de l’Apôtre et l’ensemble de ses pensées. Car vous ne les soumettriez point à notre examen, si l’intelligence en était facile et à la portée de tous.

Autre exemple pris dans la Grâce du Christ et le péché originel. Augustin ouvre son œuvre par ces mots :

Albine, Pinien et Mélanie, qui nous êtes véritablement frère et sœurs, et que Dieu chérit, le maintien de vos forces physiques et surtout de vos forces spirituelles nous procure une grande joie ; impuissant à en exprimer la vivacité, nous vous laissons le soin d’y croire et de vous la représenter, et nous préférons en venir immédiatement à traiter des questions sur lesquelles vous nous avez consulté. Le messager étant pressé, c’est au milieu de nos occupations, les plus absorbantes à Carthage que partout ailleurs, que nous avons dicté ces réponses, dans la mesure du don que Dieu a bien voulu nous accorder et selon nos possibilités [46] .

Enfin, la Cité de Dieu s’ouvre par une adresse à Marcellinus, commanditaire de l’œuvre :

La très glorieuse Cité de Dieu considérée, d’une part, au cours des âges ici-bas où vivant de la foi elle fait son pèlerinage au milieu des impies, d’autre part dans cette stabilité de l’éternelle demeure, qu’elle attend maintenant avec patience jusqu’au jour où la justice sera changée en jugement et que, grâce à sa sainteté, elle possédera alors par une suprême victoire dans une paix parfaite, tel est, mon bien cher fils Marcellinus, l’objet de cet ouvrage. Je l’ai entrepris à ta demande, pour m’acquitter de la promesse que je t’ai faite de défendre cette Cité contre ceux qui, à son fondateur, préfèrent leurs propres dieux [47].

Nous nous en tiendrons à ces quatre exemples, mais, à de rares exceptions près [48], chaque œuvre présentée par Augustin est précédée d’une dédicace dans laquelle il rappelle que l’œuvre a été écrite à la demande du dédicataire. S’agit-il d’une posture ? d’une fiction ? On pourrait penser qu’Augustin n’avait pas besoin d’être invité à traiter un sujet pour s’y intéresser. Certes, mais c’est une façon moderne de considérer la chose. Même si cela ne correspond pas à une réalité historique, peu importe au fond. Ce qui compte est qu’Augustin présente ces œuvres comme correspondant à une demande et s’inscrivant ainsi dans une situation de communication précise. L’écart que l’on tente de creuser entre lettre et « traité » ne tient donc guère. Si l’on poursuit les premiers paragraphes du Contre les académiciens, on constate qu’Augustin désigne son œuvre comme étant une lettre : « Je t’ai envoyé dans cette lettre la discussion qu’ont eue entre eux Trygetius et Licentius »[49]. Si l’on compare le début du livre adressé à Simplicianus, on constate qu’il n’est guère différent de la lettre 140, que l’on considère comme étant une lettre-traité [50] : « Honoratus, mon frère bien aimé, tu m’as proposé de traiter et de résoudre cinq questions que tu as prises à droite et à gauche, ainsi qu’elles ont pu t’ébranler au fil de tes lectures ou interrompre le cours de tes méditations »[51]. De même si l’on prend une autre lettre, qui n’a pas été considérée comme une lettre traité, la lettre 118 adressée à Dioscore, la présentation de la motivation de la composition de l’œuvre est identique :

Tu as jugé à propos de m’assiéger ou plutôt de m’accabler d’une multitude innombrable de questions ; leur poids serait encore écrasant quand même tu me croirais sans affaires et libre de tous soins : mais supposons que je dispose d’un grand loisir, comment pourrais-je résoudre tant de difficultés avec le peu de temps que tu me donnes pour te répondre, puisque tu m’écris que tu es sur le départ [52] .

On rencontre des éléments identiques dans le Sur la grâce du Christ et le péché originel. Augustin y évoque de la même manière la demande de ses destinataires, l’urgence dans laquelle il se trouve, et la masse de travail qui l’accable. Si l’on lit ces différents textes, rien ne permet, du point de vue du genre, de les différencier réellement. Depuis plusieurs décennies, les chercheurs se sont intéressés au problème que posent les « lettres traités », lettres qui se trouvent pourtant dans les Révisions d’Augustin, c’est-à-dire dans le catalogue consacré aux libri d’Augustin. Les chercheurs ont essayé de comprendre pourquoi Augustin avait classé ces lettres, et non d’autres, parmi ses livres [53]. Le plus souvent le problème est pris à l’envers : on cherche à trouver dans les « traités » des traces d’épistolarité, sans remettre en cause l’étiquette de traité. Or il faut, me semble-t-il, partir de cette étiquette. Car si on regarde le fonctionnement énonciatif des « traités » et des lettres, il n’est guère différent : il s’agit de répondre à une personne à laquelle on s’adresse. Ainsi plusieurs libri sont à l’origine des lettres, sans que cela choque Augustin. Certains « traités », comme le De peccatorum meritis et remissione, III, sont en réalité des lettres. La seule différence réelle entre les livres I et II et le troisième est que ce dernier contient l’entête typique des lettres, mais, mis à part cela, comment différencier ces deux débuts. Examinons le début du livre I :

Quoique environné du lourd tourment des soucis et ennuis qui nous paralysent du fait de pécheurs abandonnant la loi de Dieu, encore que nous les mettions aussi au compte de nos propres péchés, je n’ai pas voulu, mon très cher Marcellinus, demeurer plus longtemps redevable à ton dévouement, pour lequel tu nous es si précieux et si agréable et, à vrai dire, je ne l’ai pas pu. Aussi […] ai-je été poussé, conduit, entraîné à résoudre selon mes forces bien limitées les questions que tu m’as adressées par écrit [54].

Regardons à présent le début du Livre III :

Augustin évêque, serviteur du Christ et des serviteurs du Christ, à son très cher fils Marcellinus salut dans le Seigneur.

À propos des questions que tu m’avais soumises pour que je t’écrive quelque réponse contre ceux qui disent qu’Adam, même s’il n’avait pas péché, serait mort […], j’avais achevé deux gros livres. […] Mais très peu de jours après, j’ai lu certains écrits de Pélage […]. C’est pourquoi, n’ayant voulu rien ajouter à cet ouvrage auquel j’avais mis clairement fin, j’ai pensé devoir insérer dans cette lettre et l’argumentation dans les termes mêmes où je l’ai lue et la réfutation que j’ai cru bon d’y opposer » [55].

La différence que l’on remarque traditionnellement entre « traité » et lettre ne tient en réalité pas vraiment car le « traité » n’existe pas. Dans la mesure où lettre et liber sont tous deux adressés à quelqu’un et répondent à une demande, la distinction est le plus souvent ténue.

Mais quel est l’intérêt de cette distinction et en quoi est-ce littéraire ? Supprimer la notion de traité pour Augustin, notamment, permet de remettre en cause l’idée de système que l’on attribue traditionnellement à Augustin, que l’on soit spécialiste ou non. Car, rappelons-le, les spécialistes des lettres ou des sermons opposent souvent ces productions, censées être contextualisées aux traités qui ne le seraient pas, mais seraient systématiques. Alors que les lettres répondraient aux demandes précises d’un individu et pourraient donc être décousues, le « traité » ne viserait personne de précis et serait marqué par l’unité de pensée [56]. Or, on l’a vu, les « traités », plutôt les libri, sont adressés à des personnes précises et répondent à des demandes des interlocuteurs, demandes qui peuvent, comme dans des lettres, être multiples, comme on a pu le voir dans le livre adressé à Simplicianus. L’unité des libri n’est donc qu’apparente. Si l’on envisage ces œuvres comme des libri, œuvres adressées à un dédicataire, et répondant à une question, la dimension systématique disparaît. Dans la mesure où Augustin répond à des demandes, il ne crée pas un système, mais s’intéresse à telle notion sans pour autant toujours relier les œuvres les unes aux autres. Si Augustin reste cohérent, il n’a cependant pas créé un tout uniforme, comme a pu le faire Thomas d’Aquin, décrit comme un modèle de « traité » par certains critiques. Se débarrasser de l’étiquette « traité » est « littéraire » dans la mesure où cela permet de situer l’œuvre d’Augustin dans son contexte de production et d’essayer de mieux comprendre comment l’évêque d’Hippone pouvait envisager son œuvre ou la composer. Cela permet de bien comprendre que sa production est contextualisée, répondant à des impératifs pastoraux et qu’elle n’est pas systématique. Elle est par conséquent parfois lacunaire et sujette à de multiples interprétations [57]. Les différents points d’achoppement de la tradition augustinienne, comme la notion de prédestination [58], qu’Augustin n’a fait qu’effleurer, et n’a pas traitée de façon globale, sont liés à ces considérations littéraires.

 

Au terme de cette analyse, je voudrai souligner trois points.

Tout d’abord, l’analyse littéraire de ces œuvres est justifiée pour les auteurs patristiques, qui sont inséparables de leur contexte culturel de production. Les isoler et les étudier à partir d’outils conceptuels ou de critères de goût qui leur sont postérieurs ne permettent pas de comprendre ces ouvrages. Si cette approche n’entend pas refuser le caractère théologique évident de nombre d’ouvrages des Pères de l’Église, elle permet cependant de montrer que les pratiques liées à des genres littéraires, à des cadres de composition informent la pensée, ou plutôt lui donnent une forme qui n’est pas, elle-même, dénuée de signification.

En outre, l’approche littéraire que je propose est essentiellement générique, même si la notion de genre est beaucoup plus floue, ou plutôt plus souple, que les conceptions actuelles. Il ne s’agit donc pas de plaquer sur la littérature antique, notamment patristique, des concepts génériques, comme celui d’autobiographie, de biographie ou de traité, qui ne sont pas ceux des Pères de l’Église. S’il est illusoire de penser que l’on peut envisager ces auteurs sans aucun anachronisme, sans aucun concept emprunté à notre culture, on peut, toutefois, s’efforcer de chercher à examiner les termes mêmes employés par les auteurs et étudier le fonctionnement, le mécanisme de ces textes.

Cette approche littéraire, enfin, permet de contextualiser ces œuvres de plusieurs manières. Il s’agit à la fois de situer ces auteurs dans une tradition « littéraire », notamment générique, mais aussi de comprendre comment ces auteurs composent leurs œuvres, comment elles s’inscrivent dans des situations de communication précises, comment elles répondent à des demandes, réelles ou fictives. La dimension dialogique des œuvres antiques, auxquelles appartiennent les œuvres des Pères de l’Église, doit être prise en compte pour refuser toute analyse systématique.

 


[1] P. Hadot, art. « Patristique », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 28 octobre 2016. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/patristique/

[2] Comme on peut le voir par exemple dans l’ouvrage de J. Pelikan, La tradition chrétienne I ; l’émergence de la tradition catholique, 100-600 , trad. de l’allemand par P. Quillet, Paris, 1994.

[3] Ce qui est le cas par exemple d’E. Gilson, voir J. Lagouanère, « Le Saint Augustin d’Étienne Gilson : une lecture de l’ Introduction à l’étude de Saint Augustin d’Étienne Gilson », Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires [En ligne], 16 | 2016, mis en ligne le 24 juin 2016, consulté le 27 octobre 2016. URL : http://cerri.revues.org/1591 ; DOI : 10.4000/cerri.1591.

[4] Ceci demeure. On peut prendre comme exemple l’ouvrage récent de P. Laurens, Histoire critique de la littérature latine, Paris, 2014, qui n’évoque qu’en conclusion la littérature patristique. Pour l’auteur, p. 579, la littérature patristique est un monde à part entière.

[5] J.- C. Fredouille, « « Latin chrétien » ou « latin tardif » », Recherches augustiniennes, 29, 1996, p. 16.

[6] En particulier C. Mohrmann, Études sur le latin des chrétiens, Rome, 1961 (4 vol.).

[7] Les travaux de cette école ont été publiés à Washington, dans les Washington Dissertations. Sur Augustin, voir M.C. Colbert,The Syntax of the De civitate Dei of St. Augustine, Washington, 1923 ; C. L. Hrdlicka, A study of the latin latin vocabulary and of the prepositions and demonstrative pronoums in the Confessions of St. Augustine, Washington, 1931 ; B. Mahoney, The rare and late latin nouns, adjectives, and advebs in st. Augustine’s De ciuitate Dei : a morpholigical and semasiological study , Washington, 1935.

[8] A. Blaise, Manuel du latin chrétien, Turnhout, 1955, propose ainsi un idiome à part entière que serait le « latin chrétien ».

[9] Sur ces courants, voir en particulier J. Fontaine, Aspects et problèmes de la prose d'art latine au III ème siècle. La genèse des styles latins chrétiens, Turin, 1968, p. 24 sqq. ; J.- C. Fredouille, « « Latin chrétien » ou « latin tardif » », Recherches augustiniennes, 29, 1996, p. 5 sqq. ; S. Deléani, « Le latin des pères. Un domaine encore mal exploré », dans Les Pères de l’Eglise au XXe si ècle. Histoire-littérature-théologie. « L’aventure des Sources Chrétiennes » , Paris, 1997, p. 251 sqq. ; « Les caractères du latin chrétien », Il latino e i cristiani. Un bilancio all’inizio del terzo millennio , dir. E. Dal Covolo et M. Sodi, Vatican, 2002, p. 3 sqq.

[10] Comme le soulignait E. Auerbach, Le haut langage. Langage littéraire et public dans l’Antiquité latine tardive et au Moyen Age , trad. R. Kahn, Paris, 2004, p. 60.

[11] Sur l’exemplum, voir J.-M. David, « Maiorum exempla sequi : l’exemplum historique dans les discours judiciaires de Cicéron », Mélanges de l’Ecole Française de Rome-Moyen Âge, 92, 1980, p. 93-112 ; « De l’action exemplaire à la mise en scène des actes, à Rome, aux deux derniers siècles avant notre ère, Avancées, 4, 1998, p. 5-16.

[12] Vie d’Agricola , 46, 2-4.

[13] Vie de Martin , 1, 6. Même chose dans la Vie de Cyprien de Pontius, 18 : « ainsi s’accomplit sa passion, avec pour résultat que Cyprien qui avait été un exemple tous les hommes de bien, fut aussi le premier en Afrique parmi les évêques à recevoir la couronne, puisqu’il fut le premier à reprendre ainsi l’exemple des apôtres ; dans la Vie d’Ambroise de Paulin, 55 : « C’est pourquoi j’exhorte et je supplie toute personne qui aura lu ce livre à imiter la vie de notre saint homme ».

[14] Vie d’Antoine , Pr. 3.

[15] Comme le rappelle J.-C. Fredouille, « Les Confessions d'Augustin, autobiographie au présent », dans L'invention de l'autobiographie d'Hésiode à Saint Augustin , éd. par M.-F. Baslez, Paris 1993, p. 167 sqq.

[16] Comme le souligne J.-C. Fredouille, Ibid.., p. 171.

[17] Comme le soulignent fréquemment les chercheurs, sans pour autant évoquer le genre de la uita. Voir en dernier lieu le commentaire de F. Gasti, dans Sant’Agostino, Storie di conversione (Confessioni, libro VIII), int, trad. et com. par F. Gasti, Venise, 2012 ; il évoque, p. 21, une succession d’exempla.

[18] Confessions, VIII, 2, 3.

[19] Confessions, VIII, 2, 3.

[20] Confessions, VIII, 2, 3-4.

[21] Confessions, VIII, 2, 5.

[22] Confessions, VIII, 4, 9.

[23] Confessions, VIII, 5, 10.

[24] Confessions, VIII, 3, 6-4, 9.

[25] Confessions, VIII, 6, 13-15.

[26] Confessions, VIII, 6, 14.

[27] Confessions, VIII, 6, 15.

[28] Confessions, VIII, 6, 15.

[29] Confessions, VIII, 6, 15.

[30] Confessions, VIII, 8, 19.

[31] Confessions, VIII, 12, 29.

[32] Confessions, VIII, 12, 29.

[33] Confessions, VIII, 12, 29.

[34] Par exemple P. Courcelle, Les Confessions de saint Augustin dans la tradition littéraire. Antécédents et Postérité , Paris, 1963 ; voir à ce sujet I. Bochet, « Le livre VIII des Confessions : récit de conversion et réflexion théologique », Nouvelle revue théologique, 118, 1996, p. 365.

[35] Confessions, VIII, 12, 30.

[36] Il ne s’agit pas, bien évidemment, en étudiant ce processus de conversion en chaîne, d’inviter les étudiants à se convertir eux-mêmes, mais de leur faire comprendre ce qu’Augustin a, sans doute, élaboré. Comprendre le fonctionnement d’une œuvre, liée à la religion, n’implique pas un engagement confessionnel de la part du critique ou des étudiants. Si l’on ne peut étudier les textes d’Augustin sans parler de Dieu, du Christ, de conversion, la croyance ou la foi ne sont cependant nullement nécessaires et doivent, si elles existent être mises de côté, de même que l’on étudie les textes d’Ovide, de Virgile sans « croire » aux dieux de l’Olympe.

[37] Définition du Littré.

[38] A. Viala, art. « Traité », dans Dictionnaire du littéraire , dir. P. Aron, D. Saint-Jacques, A. Viala, Paris, 2010, p. 607-608.

[39] Révisions , I, prol ; De doctrina christiana, IV, 18 ; Lettre, 224, 2.

[40] Sur ce terme, voir W. Hübner, art. « Liber (libellus) », Augustinus Lexikon, III, col. 954-960.

[41] Topiques , 1, 1-5.

[42] Brutus , 1, 1 – 2, 9.

[43] Contre les Académiciens , I, 1, 1.

[44] Contre les Académiciens , I, 1, 4.

[45] Ad Simplicianum , I, 1, 1.

[46] La grâce du Christ et le péché originel , I, 1, 1.

[47] La Cité de Dieu , I, 1, 1,

[48] Comme les dialogues philosophiques sans mise en scène.

[49] Contre les Académiciens , I, 1, 4.

[50] Voir à ce sujet l’ouvrage récent de P. Descotes, Augustin, La grâce de la nouvelle alliance, int., éd., trad. et notes complémentaires par P. Descotes, Paris, 2016.

[51] Lettre , 140, 1, 1.

[52] Lettre , 118, 1.

[53] En dernier lieu, voir P. Descotes, « Les lettres-traités d'Augustin et la controverse pélagienne », dans L'étude des correspondances dans le monde romain de l'Antiquité classique à l'Antiquité tardive : Permanences et mutations , éd. par J. Desmulliez, C. Hoet-van Cauwenberghe, J.-C. Jolivet, Lille, 2010, p. 429-447.

[54] De peccatorum meritis et remissione , I, 1, 1.

[55] De peccatorum meritis et remissione , III, 1, 1.

[56] Voir A. Mandouze. Saint Augustin. L’aventure de la raison et de la grâce, Paris, 1968, p. 548, n. 3.

[57] Voir par exemple mon article, « DuCommentaire de l’Epître aux Romains au traitéDu serf arbitre : Luther, lecteur du Contra Iulianum d’Augustin », dans Lire les Pères de l’Eglise entre la Renaissance et la Réforme , éd. Andrea Villani, préface de Bernard Pouderon, Paris, Beauchesnes, 2013, p. 88-95, dans lequel je montre comment Luther part d’une expression d’Augustin, seruum arbitrium, qui est un jeu de mot, pour ériger un concept, celui de « serf arbitre ».

[58] Voir notre article à paraître « Dieu est-il injuste ? La prédestination entre miséricorde et bonté selon Augustin », dans Fons Iustitiae. La justice dans l’Antiquité, dir. par A.-I. Bouton-Touboulic, Bordeaux, Ausonius.

 

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