La Beauté  n° 5

 

Préambule           

« Sans [la] grâce, la parole publique reste incapable de former une communauté ou de susciter une adhésion des citoyens », écrivait Marcel Hénaff à propos de la Grèce antique, tandis que Gérald Sfez nous rappelait que la beauté, même vue de Grèce, ne se confondait pas avec la civilité - qu'elle se débordait elle-même vers une face plus sauvage. Le classicisme ne résiderait-il pas dans l'équilibre recherché « entre ces deux postulations » ? En s'intéressant à la « discrète civilité d'une littérature "en sourdine" », Delphine Denis nous propose plutôt d'accuser « le trait qui en dessina la ligne de partage ». La grâce, cette fois-ci, cette « grâce plus belle encor que la beauté », plus partagée aussi car les jeux littéraires sont jeux mondains, c'est-à-dire jeux d'un monde où hommes et femmes se rencontrent, expose au différend, mais afin d'atténuer les aspérités qui pourraient exploser en dissensions. 

Ce que la grâce ferait apparaître ici, serait-ce que la beauté, généralement, est mâle ? Dans cette subtile présentation de Delphine Denis, qui n'élude pas la question de la nostalgie, voici que surgit la différence des sexes, homologue au trouble des catégorisations. Homologue simplement : les deux figures, l'une gracieuse et l'autre seulement belle, de Myrtis et de Mégano interdisent de figer le parallèle. Mais la séduction qui habite la grâce ne suppose-t-elle pas bel et bien un lien maintenu à l'autre terme ?   

Pouvons-nous croire encore à un tel art de vivre, plein de « bagatelles » et de « colifichets » ? Et faut-il le souhaiter ? « Nous avons pris le goût des alcools forts, des lectures convulsives et fébriles », fait remarquer Delphine Denis. Le dégoût aussi : ce sublime est trop évident : il troue l'écran, il écrase. La beauté, suggérait Claude Habib, ne s'indique pas. Sans doute est-ce encore plus vrai de la grâce : non parce qu'elle nous soumet comme le sublime, non parce qu'elle nous capture, mais parce qu'elle se joue en compagnie, dans l'échange : et telle serait là sa précieuse singularité anachronique.

H. M.-K.

Delphine Denis est professeure de langue et littérature françaises du XVIIe siècle à l’Université Paris-Sorbonne (Paris-IV). Elle a notamment publié Le Parnasse galant. Institution d'une catégorie littéraire au XVIIe siècle (Paris, Champion, 2001). Elle a créé avec Alexandre Gefen (Bordeaux-III) le site de référence sur L’Astrée, roman d’Honoré d’Urfé (1607-1628) : http://astree.paris-sorbonne.fr/, et dirige avec une équipe de huit chercheurs l’édition critique de ce roman (première partie parue en 2011 chez Champion).

 

 

 

« La grâce, plus belle encor que la beauté »?

Delphine Denis

26/11/2011 

 

La formule, questionnée dans ce titre, est restée célèbre, presque proverbiale. À demi oubliée, son origine fait pourtant sens, qui nous invite à revenir sur le paradigme de cette alternative « classique » : classique en effet, au sens littéral, puisque La Fontaine, son auteur, n’a pas disparu des programmes de classe. Mais qui se souvient cependant, en dehors des spécialistes de la période, que sa fortune tient à un vers risqué avec bonheur dans la seconde version du poème d’Adonis, pour décrire Vénus ?

           

Rien ne manque à Vénus, ni les lys, ni les roses,

Ni le mélange exquis des plus aimables choses,

Ni ce charme secret dont l’œil est enchanté,

Ni la grâce plus belle encor que la beauté.

           

La grâce, ou la beauté ? En les confrontant l’une à l’autre, une longue tradition a assumé la pertinence de ces notions, quitte à les porter à leurs limites – celles d’un je ne sais quoi qui défie l’entreprise théorique – tout en faisant de ce déficit même le fondement et les cadres d’une approche inédite[1]. Elle a posé, très tôt, les termes du débat ouvert par cette réflexion collective : que nous font les textes que nous aimons, que nous souhaitons transmettre ? De quelle nature est l’émotion qu’ils suscitent ? S’agit-il d’admirer, ou de consentir au plaisir du texte pour s’y laisser toucher[2] ? Quelle forme doit prendre la lecture critique, à l’heure où celle-ci réfléchit à ses propres enjeux, récusant le seul examen des défauts au profit du jugement de goût ?

           

On voit assez qu’il ne serait pas convenable que les observations fussent toutes faites dans la vue de faire remarquer les défauts de quelque bel endroit d’un bel ouvrage ; il me semble qu’il n’est pas moins du devoir d’un bon critique, de faire faire attention à ce qu’il y a de beau, et le lecteur a souvent besoin d’avoir l’idée juste du beau, du gracieux […]. (Saint-Réal, De la critique, 1691)

           

L’opposition, qui peut nous paraître aujourd'hui spécieuse, entre admiration – effet de la beauté – et séduction – apanage de la grâce – est pourtant centrale dans les analyses de l’âge classique, qui nous retiendront ici. La Fontaine de nouveau servira de guide[3]. L’épisode de Myrtis et Mégano inséré dans Les Amours de Psyché (1669) vaut pour emblème. Des deux jeunes filles présentées par les Grecs au roi de Lydie, Philocharez, qui se cherchait une épouse, celui-ci préféra Myrtis, alors que sa compagne

           

           

était fort grande, de belle taille, les traits du visage très beaux, et si bien proportionnés qu’on n’y trouvait que reprendre ; l’esprit fort doux ; avec cela son esprit, sa beauté, sa taille, sa personne ne touchaient point, faute de Vénus qui donnât le sel à ces choses. Myrtis au contraire excellait en ce point-là. Elle n’avait pas une beauté si parfaite que Mégano : même un médiocre critique y aurait trouvé matière à s’exercer. En récompense il n’y avait si petit endroit sur elle, qui n’eût sa Vénus, et plutôt deux qu’une ; outre celle qui animait tout le corps en général.

           

Le nom du monarque, forgé par le poète, en fait presque à la lettre (car la référence étymologique laisse volontairement quelque chose à désirer) un « amateur des Grâces »[4]. Et c’est bien en référence à Vénus-Aphrodite que le roi décide de rebaptiser Myrtis en Aphrodisée. Les vers inscrits sur le tombeau de celle-ci se lisent comme une manière de programme poétique :

           

Vous qui allez visiter ce Temple, arrêtez un peu, et écoutez-moi. De simple Bergère que j’étais née je me suis vue Reyne. Ce qui m’a procuré ce bien ce n’est pas tant la beauté que ce sont les Grâces. J’ay plu, et cela suffit.

           

La préface à la seconde partie des Contes et nouvelles en vers vient élucider ce « secret de plaire », qui « ne consiste pas toujours en l’ajustement, ni même en la régularité ; il faut du piquant et de l’agréable, si l’on veut toucher. Combien voyons-nous de ces beautés régulières qui ne touchent point, et dont personne n’est amoureux ? »

C’est en écho manifeste à La Fontaine que Montesquieu, dans Le Temple de Gnide, décrit l’une des trois Grâces apparue en rêve au fils d’Antiloque :

           

Un charme secret était répandu sur toute sa personne : elle n'était point belle comme Vénus, mais elle était ravissante comme elle : tous ses traits n’étaient point réguliers, mais ils enchantaient tous ensemble : vous n’y trouviez point ce qu’on admire, mais ce qui pique.

           

Consubstantielle à l’art d’écrire de La Fontaine, cette distinction définit, plus largement, les territoires que se sont appropriés les « œuvres galantes » à partir des années 1640[5]. Le « goût rococo » s’en réclame pour les belles-lettres dans la première moitié du XVIIIe siècle : mais cette désignation polémique, forgée par ses détracteurs, rappelle avec force que les propositions antérieures en faveur d’une esthétique du gracieux n’allèrent pas sans contestation, et font encore problème à l’heure où s’élabore le néo-classicisme. S’il convient d’inscrire ce débat dans le cadre de la longue Querelle des Anciens et des Modernes, la partition entre la grâce et la beauté avait été théorisée sur le plan stylistique dès le Ier siècle av. J.-C. par le rhéteur Denys d’Halicarnasse, contemporain de Cicéron et de la Rhétorique à Hérennius, œuvres dont on connaît le succès pour la période classique, en particulier par le relais de Quintilien. Prolongeant les analyses de Démétrios, qui avait fait du style gracieux une des quatre entrées de sa typologie, Denys assignait aux prosateurs comme aux poètes une double finalité en matière de « composition stylistique » : le souci de l’agrément, du plaisir (hèdonè), que doit accompagner la recherche de la beauté (to kalon). À la première reviennent « l’éclat, la grâce, l’euphonie, la douceur, le don de persuasion », tandis que la beauté compte à son crédit « la grandeur, la gravité, la noblesse de langage, la dignité, le pathos » (De la composition stylistique, VI, 11, 2). D’un côté donc, les qualités du cœur, par nature subjectives et d’abord ressenties, de l’autre celles de l’esprit, lequel s’adresse aux facultés objectives et rationnelles. Si leur alliance est nécessaire pour Denys, c’est bien qu’elle ne va pas de soi, d’autant que la distinction entre ces deux dominantes stylistiques peut paraître obscure, comme s’en explique l’auteur, anticipant sur une difficulté où achopperait son lecteur : nulle incohérence dans son propos, car, écrit-il dans le même passage, chacune des deux peut effectivement subsister sans l’autre. Mais l’idéal d’écriture (lexis) vers lequel il faut tendre selon Denys doit être en mesure de les mêler : le cœur et l’esprit, la grâce et la beauté concourraient ainsi à une harmonie (harmonia) mixte ou transversale (koinè). La métaphore musicale reviendra, amplifiée et redéployée par la référence médicale et philosophique à la théorie des « humeurs », sous le terme de tempérament dont La Fontaine fait la clé de voûte de l’écriture des Amours de Psyché dans sa célèbre préface[6].

Plutôt que de revenir sur ce que le « classicisme » français – ainsi classiquement nommé – doit à la recherche d’un tel équilibre entre ces deux postulations, il pourrait être de bonne méthode d’accuser le trait qui en dessina la ligne de partage. Car l’économie propre à ces œuvres galantes, qui se réclament explicitement des catégories du goût et de l’agrément, permet de poser avec acuité un certain nombre de questions qui engagent toute réflexion sur la beauté.

En les relevant, dans le même défaut d’ordre où elles se présentent volontairement – tout en leur faisant crédit d’une cohérence qu’elles eurent de facto –, nous n’entendons pas pour autant défendre sans reste une approche relativiste de notions dont l’histoire au fil des siècles montre l’évidente variabilité. La cause en est entendue. Elle relève de plein droit d’une démarche philologique à laquelle nous souscrivons, en son premier moment – celui d’une archéologie des textes et des discours. Mais il s’agit ici de faire un pas de plus, seconde étape de la même démarche qui assumerait alors son moment critique, tout aussi crucial. Ce sera l’occasion d’accentuer d’anciens débats qui furent en leur temps discriminants, pour les confronter à notre actualité sans les trahir – autant que possible – mais sans faire non plus de leur distance un observatoire préservé qui se figerait alors en conservatoire désolé, désœuvré.

La notion de scénographie[7] permet de ressaisir dans leur dynamique quelques-uns des paradigmes constitutifs de ces textes. Dans le cas présent, elle ne fait pas système ni corps de règles, mais valorise au contraire une désinvolture concertée (que le terme de sprezzatura, mot-clé du Livre du Courtisan de Castiglione, désigne mieux que le français par le préfixe privatif italien : absence d’effort) : celle-ci participe pleinement de la scénographie des œuvres galantes.

Ce savant désordre s’inscrit dans le format imaginaire d’une conversation entre hommes et femmes, dont seraient idéalement gommées les dissensions, bannie toute érudition. Jeu de dupes, pour qui s’intéresse à l’histoire des pratiques sociales du temps ? Sans doute. Mais gageons que le choix d’une telle fiction, qui privilégie le moment court d’un échange enjoué, n’est pas indifférent aux options défendues dans ce cadre. Au temps long des traités ayant vocation à durer, appelant lectures et gloses, confrontation des références et des positions théoriques, s’oppose ici la légèreté de ces conversations galantes. Non que tous leurs sujets soient également frivoles – on y traite aussi bien de morale, de littérature, que des dernières nouvelles du monde ou des mots à la mode – mais les « questions galantes » qui firent florès dans les ruelles féminines de l’époque y ont leur place : on se demande par exemple s’il faut préférer les belles enjouées aux mélancoliques, si l’on peut être trop scrupuleux en amour, si la jalousie accompagne nécessairement la passion. L’Amour et l’Amitié (Perrault) dialoguent, Beaux Yeux et Belle Bouche exposent leur contentieux ou différend (La Fontaine), la Poire et l’Oranger (Pellisson), le Busc et l’Éventail, le Fard et les Mouches (Donneau de Visé) renouvellent la tradition des discours allégoriques. La Fauvette de Madeleine de Scudéry, qui revient chaque année dans son jardin, y expose ses vœux et ses plaintes, Mme Deshoulières donne la parole à sa chatte Grisette pour conter ses amours, etc.

Surtout, la conduite du dialogue se veut libre, « sans rien en lui qui pèse ou qui pose ». Que ce modèle conversationnel ait pu constituer, massivement, le cadre de jeux d’esprit présidant à l’invention littéraire n’est pas indifférent : la littérature serait-elle chose trop sérieuse pour l’abandonner aux seuls « auteurs de profession » ? Bagatelles et colifichets galants que les « fictions ingénieuses » en prose, telle la célèbre « Lettre de la Carpe au Brochet » de Vincent Voiture, ou encore Le Miroir ou La Métamorphose d’Orante de Charles Perrault, et tant de pièces poétiques aux signatures parfois obscures, quand elles ne sont pas sous pseudonyme. La Cassette des bijoux, imaginée en manière de recueil par l’abbé Antoine de Torche, exemplifie à merveille par son titre les options esthétiques dont relèvent pour partie ces œuvres galantes. Ces « mignardises », qui selon le dictionnaire de Furetière déterminent le partage entre afféteries et solidité (« se dit d'un langage doux, poli et affecté. Cet Auteur a un stile, un langage mignard, qui est bon pour des amourettes, mais qui n’est pas solide pour escrire l’Histoire, ou traiter des sciences ») ont aussi à voir, selon le même auteur, avec une notion-clé du temps, celle de délicatesse.

Bagatelles donc, mignardises, colifichets et bijoux galants, productions éphémères sans force ni profondeur, dépourvues de toute mâle énergie aux dires de leurs détracteurs, lignes courbes et indécises du style rococo : on aura reconnu dans ce décor, pour l’imaginaire du temps, une figure féminine aussi courtisée que dévaluée, constituée en emblème de l’esthétique galante. La littérature serait-elle, comme le poète, chose si légère, ailée, qu’il faille la placer sous le signe de la grâce ? Les Muses ont-elles choisi de devenir « si mondaines que la moindre bagatelle les arrêt[e], et possible est-ce de là qu’on a tiré ce mot ordinaire de s’amuser, pour dire que c’est imiter le facile attachement des Muses », selon l’ironique étymologie que propose Charles Sorel dans Le Nouveau Parnasse ?

Si le sublime est l’autre nom de la beauté, à l’évidence les œuvres galantes n’y prétendent en rien. Pas de ravissement de l’âme, nulle sidération recherchée par ces textes qui ont choisi la voie de la séduction, misé sur l’effet de mode au risque de se faner très vite, préféré les formes mineures, hybrides, aux grands genres mieux normés, et, peut-être, la discrète civilité d’une littérature « en sourdine ». En entendre les propositions requiert une oreille attentive, et pour les considérer, un regard prêt à goûter le charme désuet de leurs couleurs en demi-teintes. Une telle approche ne vaut pas pour réhabilitation : nous avons pris le goût des alcools forts, des lectures convulsives et fébriles. Peut-être cependant un éloge bien compris de la fadeur (dont j’emprunte ici, pour un tout autre contexte, la formule à François Jullien[8]), comme qualité et jugement de goût, mérite-t-il d’être prononcé. De la déroutante étrangeté de ces œuvres, des émotions que certaines suscitent encore, nous avons beaucoup à apprendre et plus encore, à lire.



[1] Claude Chantalat, À la recherche du goût classique, Paris, Klincksieck, 1992.

[2] Sur cette « manière de critiquer », voir Delphine Denis et Francis Marcoin (dir.), L’Admiration, Arras, Artois Presses Université, 2003.

[3] Jean Lafond, « La beauté et la grâce. L’esthétique “platonicienne” des Amours de Psyché », Revue d’histoire littéraire de la France, 1969, n° 3-4, p. 475-490.

[4] Le nom composé est sans doute volontairement troublé dans sa formation étymologique : cet amant (Philo-) l’est-il de la grâce (charis) ou des Grâces (Charitès) ?

[5] Voir Alain Génetiot, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Paris, H. Champion, 1997 ; Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVIIe siècle, Paris, H. Champion, 2001 ; Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, PUF, 2008.

[6] Voir Michel Jeanneret, « Psyché de La Fontaine : la recherche d’un équilibre romanesque », dans P. Bayley et D. Gabe Coleman (éd.), The Equilibrium of Wit. Essays for Odette de Mourgues, Lexington, French Forum, 1982, p. 232-248 ; Claude Chantalat, À la recherche du goût classique, op. cit., p. 121-132 ; Boris Donné, La Fontaine et la poétique du songe, Paris, H. Champion, 1995, p. 102-109.

[7] C’est dans la scénographie, « condition et produit de l’œuvre, à la fois dans l’œuvre et ce qui la porte, que se valident les statuts d’énonciateur et de co-énonciateur, mais aussi l’espace (topographie) et le temps (chronographie) à partir desquels se développe l’énonciation » ; elle « se trouve aussi bien en aval de l’œuvre qu’en amont : c’est la scène de parole que le discours présuppose pour pouvoir être énoncé et qu’en retour il doit valider à travers son énonciation même » (Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, A. Colin, 2004, p. 192).

[8] Éloge de la fadeur : à partir de la pensée et de l'esthétique de la Chine, Paris, Librairie générale française, [1991] 1993.

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