Air du temps n°5

Le genre grammatical féminin n'est pas une garantie contre le sexisme 

 

 

Préambule

 

Ce texte d'Hélène Merlin-Kajman inaugure une série de réflexions portant sur la question du féminin dans la langue et de l'écriture inclusive.

Transitions 

                                                                      

 

 

 

 

 

 

 

Le genre grammatical féminin n’est pas une garantie contre le sexisme

 

Hélène Merlin-Kajman

03/07/2021

 

 

Pourquoi critiquer un livre, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin d’Eliane Viennot[1] alors que je ne suis pas hostile à ses propositions finales concernant la légitimité de l’écriture inclusive ?

Non, pas hostile. Mais pas totalement convaincue non plus. C’est là que le bâts blesse.

La « Petite histoire des résistances de la langue française » qu’affiche le sous-titre raconte en effet une « histoire », facile à résumer. La langue française ne serait pas sexiste ; elle le serait devenue sous l’effet « des interventions effectuées sur elle depuis le XVIIe siècle par des intellectuels et des institutions qui s’opposaient à l’égalité des sexes » (8). Il est donc facile de « résister » puisque les structures sont là.

Eliane Viennot souligne l’importance stratégique de ce récit. Sa propre expérience, dit-elle, lui a en effet appris « que l’argument historique (“ce mot existe depuis le XVe siècle au moins”), voire politique (“l’Académie française a tout fait pour qu’ils disparaissent”) est beaucoup plus efficace que l’argument moral (“utilisons des expressions non sexistes”). » (9) Il est, en somme, plus facile de persuader de « mettre un terme à [l]a masculinisation » de la langue que de la « féminiser »[2]. D’où la satisfaction qu’elle exprime à la fin de son parcours : « C’est parce que la preuve est faite, désormais, que la langue dont nous avons hérité a été transformée contre son esprit même, que les arguments du camp qui s’opposaient aux légitimes demandes des féministes ont fondu comme neige au soleil. » (124)

La conclusion serait réjouissante si cette « preuve » était vraiment « faite ». Mais l’histoire racontée par Eliane Viennot ne résiste pas à l’examen. D’où ma perplexité. Pourquoi élaborer une légende pour convaincre de corriger le sexisme de la langue ? Quel en est le coût théorique et politique ? Une fois retracée autrement, l’histoire inviterait-elle à d’autres conclusions ?

Topos historiographique et anachronisme généralisé

Mon attention a été attirée sur le livre d’Eliane Viennot par un article d’Anne E. Berger qui y fait référence :

Dans son essai, [Eliane Viennot] démontre que la domination prétendument ontologique du masculin dans la langue française est le résultat d’un processus historique complexe. Celui-ci reflète à la fois les relations de pouvoir entre les sexes et la constitution progressive de la langue française comme langue de pouvoir et du pouvoir, dans sa triple dimension politique (à la fois centralisation et extension d’un pouvoir d’abord royal, puis national), épistémique (le français moderne devenant langue de constitution et de diffusion des savoirs) et institutionnelle (l’Académie française, émanation du pouvoir royal, étant censée présider aux destinées et au bon usage de la langue française, et l’école publique étant plus tard chargée d’assurer la transmission de l’ordre morpho-grammatical institué).[3]

Que « la domination prétendument ontologique du masculin dans la langue française [soit] le résultat d’un processus historique complexe » ne fait guère de doute. Mais ce n’est pas du tout ce que démontre le livre d’Eliane Viennot. Il raconte au contraire une histoire d’une simplicité désarmante : « nous sommes les héritières et les héritiers d’un long effort pour masculiniser notre langue » (8). Qui est ce « nous » sujet naturel quasi immémorial de cette histoire ? Son schéma général en tout cas est déjà bien connu : il repose sur un récit historiographique forgé par les grilles de lecture militantes de la « modernité »[4]. Le XVIIe siècle aurait fixé la langue française sous l’impulsion du pouvoir monarchique absolutiste pour imposer à ses locuteurs des normes linguistiques élitistes idéologiquement orientées. Même si elle ne reprend pas cette légende à la lettre[5], Eliane Viennot ne mentionne aucun des travaux qui l’invalident. Elle inscrit tacitement son récit dans son cadre tout en lui imprimant une légère torsion. Les « victimes » du purisme et de la raison grammairienne du XVIIe siècle ne sont plus les provinciaux et leurs dialectes, les travailleurs et leur lexique, le peuple dans son ensemble, privé de sa souveraineté sur l’usage, ou encore les écrivains, contraints par l’exigence de clarté syntaxique et l’interdit du néologisme, la sexualité réprimée par les tabous linguistiques de la bienséance, voire le psychisme privé de certaines tournures syntaxiques encore en usage au XVIe siècle (« ce suis-je ») comme l’ont affirmé Lacan et Barthes, ou enfin l’être du langage exilé avec la folie dans la représentation comme le pensait Foucault. Mais les femmes  :

Si les enjeux sont si clairs, c’est que la polémique est née au sein de la classe intellectuelle, et dans un cadre bien précis : celui de la redistribution des pouvoirs liée à la formation des Etats modernes, à savoir le dessaisissement des potentats locaux de leurs prérogatives (fiscales, militaires, juridiques) au profit des monarques. Un dessaisissement rendu possible par la création, puis par le développement massif, des « fonctions publiques » de l’État. Les emplois créés dans ces dernières ne demandant que des aptitudes intellectuelles, toutes sortes de gens auraient pu y prétendre. Or un groupe particulier s’y est taillé un monopole : les chrétiens de sexe mâle. (22-23)

Cette réécriture « féministe » de la légende de la modernité s’accompagne cependant d’une autre caractéristique : elle dilue l’histoire dans un anachronisme généralisé. L’expression « fonctions publiques » notamment, inexistante sous l’Ancien Régime, est certes mise ici entre guillemets pour signaler la transposition satirique. Mais ce jeu se fait rapidement oublier : l’anachronisme naturalise la fiction en écrasant la plupart des différences cruciales qui devraient immédiatement venir complexifier cette pseudo « clarté » des « enjeux ». L’Ancien Régime est traduit dans un langage commun qui donne l’illusion d’entrer dans un monde très familier dont le paysage socio-politique aurait peu changé sinon par des variations quantitatives : il faudrait simplement compter le nombre de femmes accédant aux dites fonctions publiques, le nombre de mots au genre grammatical féminin, et faire de ces derniers un indice sûr de la quantité des premières. Certes, il y a eu la monarchie, mais son problème majeur serait celui de la loi salique, laquelle aurait eu pour seule fin d’écarter les femmes du pouvoir[6]. Les « fonctionnaires » royaux, en somme, auraient suivi l’exemple de leur souverain.

L’histoire racontée par Eliane Viennot tourne ainsi autour d’un seul moteur : le « rapport de forces » entre les sexes. Des hommes et des femmes intemporels se feraient face dans une guerre qui aurait progressivement tourné en défaveur des secondes sous l’effet d’une action cohérente menée par un groupe homogène et déterminé : « la classe des lettrés » (14), les « intellectuels », « fonctionnaires », « universitaires », « réformateurs » (74-76) de la langue. Un mot revient pour les désigner : « clergie ». Ce nouvel anachronisme, en direction du passé cette fois, ponctue ironiquement le récit. Puisant sa couleur burlesque dans la satire médiévale des moines et des clercs, son archaïsme produit la même illusion d’une unité socio-politique transhistorique. Le ton de plaisanterie du récit fait naître une connivence militante immédiate, une adhésion propre à endormir les questions et occulter les nombreuses contradictions dont il est émaillé.

Et ceci, d’emblée. Un double exergue ouvre le livre :

Nous avons eu, en notre guerre de la Ligue, Madame de Montpensier, sœur de feu Monsieur de Guise, qui a été une grande femme d’État, et qui a porté sa bonne part de matière […] à bâtir ladite Ligue.

− Brantôme, Recueil des dames (fin XVIe siècle)

Essayez de dire une femme savante, une grande femme, une femme d’affaires, une femme d’État – autant parler d’un homme de ménage !

− Adolphe Monod, La femme, 1848. (7)

La captatio benevolentiae est saisissante, et le lecteur ne peut manquer d’être frappé par ce contraste que toutes sortes d’autres citations vont corroborer. Le problème, c’est que le rapprochement est fallacieux.

D’abord, il élit deux textes que rien ne devrait permettre de rapprocher sans de multiples précautions. Non seulement ils ne relèvent pas du même genre de discours, mais rien ne dit qu’ils soient particulièrement représentatifs de leur temps, même si La Femme a connu de nombreuses réimpressions au XIXe siècle. Adolphe Monod a été un grand prédicateur et un grand théologien protestant à la spiritualité marquée. Pierre de Bourdeille, seigneur de Brantôme, était un militaire et un courtisan. Retiré sur ses terres après une blessure, il a écrit des mémoires publiés de façon posthume. Dans son Recueil des dames, s’il attaque la loi salique, c’est pour faire l’éloge de Marguerite de Valois et suggérer qu’elle aurait pu ou pourrait accéder au trône. La singularité de son texte est donc entière, et l’évocation d’une « grande femme d’État » n’est peut-être qu’un effet de style, un jeu avec un possible du langage comme n’importe quel locuteur passé ou présent a la liberté de le faire en parlant ou en écrivant[7].

A supposer que ce ne soit pas le cas, de toute façon, au tournant des XVIe et XVIIe siècles, le syntagme « homme d’État » n’est pas figé contrairement à son emploi dans la citation d’Adolphe Monod.  Est dit, alors, « d’État » l’homme qui s’occupe des affaires publiques : « Le sage homme d'état et de gouvernement ne doit point mépriser le vrai honneur, qui gît en la bénévolence et bonne affection de ceux qui ont souvenance des services et biens qu'ils ont reçus »[8]. La citation provint d’une traduction d’un traité de Plutarque par Amyot (1572), l’Instruction pour ceux qui manient affaires d'Estat[9]. Car le mot « Etat » lui-même n’a pas encore son sens moderne : le champ sémantique du mot est plus large, plus flou, plus plastique qu’aujourd’hui. Le Trésor de la langue française de Nicot (1606) en donne cette première définition :

Estat, m. Signifie tout ce qui est dit par ces mots, disposition, ordre, succès, police, et cours, conduite et maniement des affaires, ainsi dit-on, Tel étoit ou est l'Etat du Royaume, Status regni. [...] Et le Royaume est en bon ou mauvais état, Rerum status.

Sans ouvrir ce chapitre d’histoire et de philosophie politique[10], il suffit de souligner qu’« homme d’Etat », aujourd’hui, se dit d’abord des « chefs d’Etat ». Or, sous l’Ancien Régime, seul le roi est « chef » (c’est-à-dire tête) du royaume. Il peut même évoquer « mon État » (ou « mon royaume ») sans choquer personne. Mais lui-même n’est jamais qualifié d’« homme d’État ».

Madame de Montpensier, « grande femme d’Etat », est donc une femme qui s’est mêlée avec succès d’affaires publiques[11] (dans un contexte de discordes civiles, en l’occurrence). Par ailleurs, on peut supposer que l’éloge s’adosse à un syntagme plus familier : Madame de Montpensier est aussi une « grande femme d’État » en un sens socio-juridique. Elle appartient à la très haute noblesse, c’est-à-dire au deuxième Etat du royaume, dont les membres sont dits « d’Etat »[12].

 

Les « progrès de l’idéologie de la différence des sexes » (56) :un trompe l’œil rhétorique

Dénué de tout fondement historique sérieux, le rapprochement de ces deux citations est donc rhétorique. Il en va de même du choix de la plupart des citations de l’ouvrage, de leur mise en écho, de l’organisation de leur successivité. Supposons un historien qui choisirait de ne citer, entre 1900 et 1950, que des auteurs de gauche, et entre 1950 et 2000, que des auteurs de droite, il fabriquerait une machine à démontrer que la seconde moitié du XXe siècle est devenue réactionnaire contrairement à sa première moitié. Dans son livre, Eliane Viennot produit un artefact assez analogue.

Il est du reste malaisé de distinguer véritablement les étapes historiques de la supposée masculinisation de la langue dont le livre affirme l’existence. On a vu que le XVIIe siècle est d’emblée donné pour siècle pivot dans ce processus[13]. Ailleurs, une remarque fait surgir les repères du XIIIe siècle et du XVIIIe siècle[14], tandis que la conclusion du livre évoque au contraire une continuité historique, les « millénaires de monopole des hommes sur la parole publique et l’écrit [qui] leur ont permis de façonner les langues à l’avantage de leur sexe, et les interventions délibérées de ces derniers siècles, en France notamment, [qui] ont encore renforcé le pouvoir des plus forts ». Mais plus loin, réaffirmant que la langue française n’est pas sexiste et qu’elle « est même remarquablement outillée pour respecter l’égalité des sexes », Eliane Viennot fait ressurgir l’idée d’une rupture en en donnant la « raison » : « la longue période durant laquelle elle s’est formée, quand le rapport de force entre eux était plus équilibré qu’il ne l’est devenu par la suite » (129). Il y aurait donc eu, avant le XVIIe siècle, une « longue période » où le « rapport de force » entre les sexes ne défavorisait pas les femmes.

En fait, cette historicité très élastique donne surtout à penser qu’en France, de façon générale, il y aurait eu plus d’égalité avant qu’après[15].

L’importance prise par les deux éditions de la Grammaire nationale de Bescherelle (1834 et 1847) est à cet égard significative : son exemple semble résumer le processus supposé de masculinisation de la langue. C’est une citation de cette grammaire qui énonce, dans le livre d’Eliane Viennot, la supériorité grammaticale du genre masculin sur le genre féminin : « l[L]’ancienne grammaire avait admis cette vérité, en lui donnant cette forme si connue : Le masculin est plus noble que le féminin. » (61) Eliane Viennot ne relève pas la mention que Bescherelle fait de l’« ancienne grammaire » : il aurait pourtant été instructif d’essayer de la sortir de son flou chronologique.

Plus loin, c’est encore Bescherelle qui fournit la majeure partie des citations formulant la règle selon laquelle le féminin se forme à partir du masculin par l’ajout d’un e : « “Tous les mots terminés au masculin par une consonne forment leur féminin par l’addition d’un e muet à la fin du mot” » (92)[16] J’ignore le point de vue des lexicographes sur la question, ni s’il est réellement possible d’arriver à une conclusion purement linguistique sur elle. Mais les lecteurs d’Eliane Viennot risquent de conclure de ces passages que la règle en question date, sinon de Bescherelle, du moins de la séquence historique inaugurée au XVIIe siècle. Or la règle est déjà avancée en 1531 par Jacques Dubois (Syvius) dans son Introduction à la langue française : « […] d’un masculin terminé en consonne est formé un féminin en ajoutant e (comme nous l’avons montré dans les règles) »[17].

Enfin, c’est toujours une citation de Bescherelle qui amène Eliane Viennot à souligner la misogynie transmise par ces « traités rédigés par des adeptes de la domination masculine dans la langue » au moyen des exemples illustrant les règles de grammaire :

[…] afin d’éclairer la prétendue règle du e à « ajouter » pour « faire du féminin », Bescherelle donne (entre autres) ce couple de citations :

« On écoute sans cesse un amant couronné » (La Harpe)

« De quoi n’est pas capable une amante insensée ? » (Piron) [1847:45].

Cet usage « pervers » des exemples délivrant un message misogyne est une quasi constante des traités rédigés par des adeptes de la domination masculine dans la langue – et vraisemblablement au-delà. (93-94)

J’ignore si c’est être moins pervers que de se servir d’un exemple qui montre sans détour le soubassement idéologique de la misogynie. C’est ce que réalise cependant le même Jacques Dubois, qui, pour illustrer lui aussi la différence grammaticale des genres masculin et féminin, oppose non pas « l’homme » et « la femme », mais « le maître » et « la femme »[18]. On ne peut être plus clair.

Quelques années plus tôt, exhortant ses lecteurs à cultiver la langue française, le grammairien Geoffroy Tory cite intégralement deux courts textes pour démontrer « que notredit langage français a grâce quand il est bien ordonné ». Le premier est « un rondeau qu’une femme d’excellence en vertus, ma Dame d’Etragues, a fait et composé ce dit-on ». C’est peut-être la preuve que Geoffroy Tory n’est pas sexiste. Mais le second exemple, « deux bons petits enseignements, desquels je ne connais les auteurs », nous détrompe :

Le premier susdit enseignement est tel qu’il s’ensuit :

Si tu as maître, sers-le bien.
Dis bien de lui, garde le sien.
Son secret cèle, quoiqu’il fasse.
Et sois humble devant sa face.

L’autre enseignement :

Ne souffre à ta femme pour rien
Mettre son pied dessus le tien
Le lendemain la bonne bête
Le voudra mettre sur ta tête.[19]

Le « maître » et la « femme » de l’exemple simplement grammatical de Jacques Dubois sont ici développés dans tout leur poids idéologique. Le choix de cette citation dans les premières pages de cette grammaire prouve qu’il s’agit bien là d’un véritable socle culturel[20].

D’où l’une des plus graves erreurs faites par le livre d’Eliane Viennot. C’est à propos d’une citation de l’article « Citoyen » de L’Encyclopédie de Diderot :

Bien d’autres mots, en effet, subissent alors des tentatives de masculinisation forcée. C’est le cas de Citoyen qui ne désigne encore que les habitant.es honorables d’une cité, mais qui, en lien avec les progrès de l’idéologie de la différence des sexes et l’idéal des sphères séparées qui la motivent, se voit lui aussi poussé dans la cohorte des fonctions prestigieuses réservées aux hommes. Dans l’Encyclopédie (1753), l’article consacré à ce terme, signé de Diderot, commence par cette déclaration de guerre : « substantif masculin ». (56)

Dans L’Encyclopédie, Diderot qualifie en effet le mot de « substantif masculin » et précise même :

On n’accorde ce titre aux femmes, aux jeunes enfants, aux serviteurs, que comme à des membres de la famille d’un citoyen proprement dit. Mais ils ne sont pas vraiment citoyens.

Diderot serait donc coupable de masculinisation abusive. La Révolution française fera de la citoyenneté un « privilège masculin » en la fondant sur le droit de vote. Alors, Eliane Viennot conclut : « Diderot est en avance sur son temps » (56). Une nouvelle fois, « après » est plus sexiste qu’« avant ».

Mais l’article de Diderot est un article très précisément circonscrit, comme l’indique la parenthèse qui précise les disciplines pour lesquelles il fait sens :

CITOYEN, s. m. (Histoire ancienne, moderne, Droit public).

L’article n’est pas une définition de « mot », mais de « chose ». Il concerne à la fois un statut historiquement attesté et un concept politique légué par les Romains à la postérité et discuté depuis par les théoriciens de la chose politique comme Bodin ou Hobbes. En latin, le mot est masculin selon le dictionnaire de Gaffiot, mais il présente des occurrences au féminin, si bien que la question de savoir si les femmes pouvaient être citoyennes reste en débat parmi les historiens[21]. La raison en est simple, et elle est énoncée par Diderot :

Pour constituer un véritable citoyen romain, il fallait trois choses ; avoir son domicile dans Rome, être membre d’une des trente-cinq tribus, et pouvoir parvenir aux dignités de la République. Ceux qui n’avaient que par concession et non par naissance quelques-uns des droits du citoyen, n’étaient, à propre­ment parler, que des honoraires. [22]

Aucune femme romaine ne pouvait accéder « aux dignités de la République »[23]. Diderot a raison : les femmes romaines ne pouvaient donc pas être « à proprement parler » des citoyennes. L’existence d’un féminin grammatical ne change rien à ce fait.

L’histoire des sociétés occidentales ne nous fait en rien assister au « progrès de l’idéologie de la différence des sexes ». Quant à « l’idéal des sphères séparées qui la motivent », il date de l’antiquité et n’a reculé, à ma connaissance, qu’à une époque très récente.

De ce fait, la conclusion de ce chapitre d’Eliane Viennot est encore une fois fallacieuse. Elle cite un psychanalyste anglais spécialiste des vêtements, lequel note qu’à partir de 1789, l’homme a renoncé à la beauté des habits au profit de leur fonction utilitaire. Elle commente alors : « L’utilitaire sans doute ; le droit de s’arroger seul la direction des affaires publiques aussi. » (100) Mais ce n’est pas depuis 1789 que les hommes s’arrogent seuls « la direction des affaires publiques ». C’est depuis que ces « affaires publiques » existent.

La question des « offices féminins » (97)

Un chapitre du livre d’Eliane Viennot s’intitule « La question des noms de métiers et de fonctions prestigieuses, ou le sujet qui fâche » (45) :

C’est à l’évidence sur ce terrain, le plus visible, le plus patent, que l’offensive des “puristes” va être la plus dure, la plus systématique, la plus longue. 

Le détour par deux citations va amener Eliane Viennot à conclure qu’au début du XVIIe siècle, « le genre des noms désignant des fonctions dépend [encore] du sexe des personnes qui les exercent » (47). Ces féminins grammaticaux reculeraient sous la pression d’hommes cherchant à réserver au genre masculin « les métiers et les occupations qui […] importent à la clergie » (52) Plus loin, Eliane Viennot évoque aussi « l’offensive pour faire reculer, voire disparaître, les noms d’offices féminins » (97- souligné par E. V.).

Le problème, c’est que, pas plus qu’il n’y a de véritable « citoyenneté » à Rome pour les femmes puisqu’elles ne peuvent accéder aux magistratures et aux honneurs, pas plus qu’elles n’ont accès, dans l’Europe chrétienne, à la prêtrise, c’est-à-dire au ministère religieux, les femmes n’ont, dans la France monarchique, accès à l’office, c’est-à-dire aux charges publiques.

Certes, il y a bien des féminins qui existaient encore au XVIe siècle et qui ont disparu dans la langue moderne. Mais ce qui est vrai d’ « artificière » l’est aussi de « larronesse »[24], de « ruffienne »[25], de « tyranne »[26] : aujourd’hui, seuls « larron », « tyran » et « ruffian » ont survécu. Ce ne sont donc pas que des féminins pleins de prestige qui disparaissent. Certes aussi, on peut être « lingère », « artificière », sous l’Ancien régime – et « autrice » aussi longtemps que le métier d’auteur est dénué de véritable dignité. L’enjeu, c’est que la dimension socio-économique de l’existence, dimension quasi domestique ou privée, ne trouve pas de traduction directe dans les différences statutaires, elles publiques. Et c’est la raison pour laquelle il est en fait impossible de se contenter de comparer les genres grammaticaux pour évaluer « le rapport de force entre les sexes ».

Il existait bel et bien des dignités féodales féminines qui conféraient aux femmes des pouvoirs seigneuriaux. A ces dignités correspondaient des appellations féminines « réelles » : le féminin de « seigneur » est « dame », titres fondés sur une autorité, un statut, effectifs. Pas plus que celles des hommes, ces dignités féminines ne doivent quoi que ce soit aux décisions, vocations ou mérites de leurs titulaires[27]. En outre, elles ne sont transmises aux femmes qu’à défaut d’héritier mâle.

En revanche, il n’y a d’offices féminins sous l’Ancien Régime que dans les abbayes de femmes et à la cour :

OFFICIERE. subst. fém. Se dit dans les Monastères de filles, de celles qui ont quelque charge ou office dans la Maison. La Soeur Tourière, la Sacristine, les Soeurs Discrètes, sont les Officières dans le Couvent. On appelle aussi Officières, les femmes pourvues de quelque office, comme il y en a dans la Maison de la Reine.[28]

Seuls les mots qui désignent ces offices-là peuvent être dits « noms d’offices féminins ». Pour le reste, à supposer même que, comme l’écrit Eliane Viennot pour commenter l’occurrence du mot « artificière » en 1768, « les fonctions ouvertes aux femmes [aient été] alors plus nombreuses qu’elles ne le deviendront par la suite », les femmes n’ont cependant quasiment aucune place dans la sphère publique[29].

Comment comprendre alors l’exemple du mot « procureuse » donné plus loin par Eliane Viennot ? Celle-ci nous apprend que le Dictionnaire de la langue française ancienne et moderne de Richelet (1680) consacre trois entrées à ce mot. Après avoir cité la première (« Procureuse, pour dire la femme du procureur, ne se dit point, ou il ne se dit qu’en riant. »), Eliane Viennot commente les deux autres :

En revanche, Procureuse générale et Procureuse du roi s’emploie bel et bien et tout à fait sérieusement :

« Procureuse du Roi. C’est la femme du Procureur du Roi de quelque juridiction considérable. (Ainsi on dira, Madame la Procureuse du Roi du Châtelet de Paris est belle) »

Mais ni la « procureuse générale », ni la « procureuse du » roi n’exercent la charge de procureur.

Richelet présente d’abord les cinq différents types de « procureurs » en hiérarchisant leur office du plus bas (et du plus particulier) au plus haut (et au plus général). Le premier degré concerne « les intérêts des particuliers » et est illustré par un exemple nettement satirique voire méprisant :

Procureur, s.m. C'est celui qui appuie en justice les intérêts des particuliers. Celui qui défend en justice les interêts de ses parties. […] [Ce sont des animaux ravissans que la plupart de ces Messieurs les procureurs et malheureux celui qui tombe entre leurs mains. On ne meurt point par procureur. Ablancourt, Luc.]

Vient ensuite le « procureur fiscal [30], que la féminisation du titre ne distinguera pas du précédent. Puis le « procureur du roi » : « C'est celui qui représente les interêts du Roi en chaque juridiction. [Etre procureur du Roi au présidial, au châtelet de Paris. Etre procureur du Roi en l'élection, etc.] ». Et enfin, le « procureur général » : « C'est l'homme du Roi. C'est l'officier qui doit intervenir et conclure dans toutes les affaires auxquelles Sa Majesté, l'Eglise, ou les mineurs ont interêt. [Monsieur le procureur général du Parlement de Paris est dans une haute estime.] »[31].

Richelet passe alors aux féminins :

Procureuse, s.f. Ce mot pour dire la femme d'un procureur ne se dit point, ou il ne se dit qu'en rïant.

Procureuse générale. C'est la femme du procureur général du Parlement à laquelle on donne la qualité de Dame[32]. [Madame la procureuse générale est fort estimée.]

Procureuse du Roi. C'est la femme du procureur du Roi de quelque juridiction considérable. [Ainsi on dira, Madame la procureuse du Roi du chastelet de Paris est belle.][33]

Ces féminins ne sont pas des désignations « d’offices féminins », mais des appellations données aux femmes en raison de l’office de leur mari. Elles suivent donc la même gradation. La première « ne se dit qu’en riant » : le mot s’emploie dans un style familier dénué de toute valeur honorifique, ce qui correspond au peu de dignité du procureur inférieur. Il n’en va pas de même des deux autres qui « s’emploient bel et bien et tout à fait sérieusement », commente Eliane Viennot. Ou plutôt, cérémonieusement : elles constituent en effet des appellations honorifiques conférées aux épouses d’hommes détenant un office public extrêmement prestigieux. Leur honneur est même renforcé par l’avant-nom « Madame », lequel traduit «  la qualité de Dame », comme le précise Richelet[34].

Voici donc la raison de l’usage de ces noms d’offices au genre grammatical féminin (et non pas « noms d’offices féminins »), dont la liste virtuelle semble en effet aussi longue que celle des noms d’offices[35].

Il en va de même de la plupart des dignités nobiliaires, mis à part le cas des dignités féodales « réelles ». Une « dame », nous renseigne Furetière, est la « femme d'un Gentilhomme qui est distinguée du bourgeois et du peuple » : « Une fille qui épouse un Marquis devient Dame, elle est Dame damée, c'est à dire, à bon titre »[36].

A l’usage « sérieux » du mot « procureuse », Eliane Viennot oppose pour conclure l’usage des noms donnés aux femmes mariées à partir du XIXe siècle :

Au sortir de la Révolution, en revanche, en lien avec la batterie de lois qui, dès 1789, enregistre la modification du rapport de forces en faveur des hommes, l’habitude se prend pour les femmes mariées d’abandonner leur nom et jusqu’à leur prénom : on dira désormais Mme Emile de Girardin, traduction mécanique de la dépendance absolue des épouses instaurée par le Code civil. (99)

Mais l’usage postérieur à la Révolution française de nommer une femme par le nom de son mari est tout à fait analogue à celui de donner à une femme le titre honorifique de son mari : c’est toujours du mari qu’une femme tire son identité. Du reste, même sur le seul plan du nom propre, la régression décrite par Eliane Viennot n’est pas avérée sur le plan historique. « La conquête du patronyme date pour les Parisiennes de la fin du XVe siècle. Il consacre leur qualité d’héritières à un titre équivalent à celui de leurs frères. » A ce constat, Robert Descimon ajoute en note une information étonnante et précieuse :

A cette époque, les couples sont souvent désignés de façon dissymétrique : « Nicolas Paulmier et Marie, sa femme » et il est parfois impossible de trouver le surnom de l’épouse. Durant une brève période, des années 1500 aux années 1520-1530 au plus tard, les patronymes sont féminisés : Jean Lepicard a pour sœur Marie Lapicarde et Pierre Choberon Marie Choberonne. Les femmes ne conquièrent le nom de leur père qu’à cette époque et elles le garderont jusqu’aux suites de la Révolution française. Sur l’onomastique parisienne féminine, cf. C. Bourlet, art. p. 30. Les juristes contestèrent longtemps ce droit des femmes à porter leur nom, mais sans aucun succès et en décalage complet avec les usages de la société [...] » (117)

Il est clair que ces féminins surprenants, nettement dérivés des patronymes masculins, ne sont pas l’indice de leur indépendance.

C’est que la raison de ces genres féminins n’a tout simplement rien à voir avec des préoccupations égalitaires. Dans la société d’Ancien Régime, comme à Rome, comme à Athènes, comme dans toute l’Europe chrétienne, féodale ou non, « le masculin est plus noble que le féminin ». Or, cette supériorité n’est pas seulement un classement. Elle dépend d’une structure qui explique pourquoi l’évidente et écrasante supériorité des hommes s’accompagne sans problème de l’abondante présence des féminins grammaticaux.

Adam et Eve : la hiérarchisation par englobement du contraire

A propos de la règle selon laquelle le féminin des mots serait formé sur leur masculin, Eliane Viennot fait une remarque ironique bien plus importante qu’elle ne le pense :

Il n’y a pourtant pas de raison de supputer que le boulanger préexiste davantage à la boulangère que le père à la mère – surtout dans des sociétés où la plupart des activités professionnelles étaient familiales. En revanche, il y a de bonnes raisons de penser qu’on est là en présence d’un vieux rêve : celui d’Eve naissant de la côte d’Adam, traduction du désir masculin d’engendrer [...]. (91)

Il ne s’agit pas d’un « vieux rêve » mais d’un véritable fondement social, tout à fait explicite. Comme le souligne l’ouvrage collectif Dire et vivre l’ordre social sous l’Ancien Régime[37], la société d’Ancien Régime est organisée selon un modèle hiérarchique analogue à celui dont Louis Dumont a défini la spécificité à partir de l’exemple des castes en Inde. La relation hiérarchique n’est pas une affaire de stratification sociale, ni simplement de subordination des inférieurs aux supérieurs : elle constitue « une relation qu’on peut appeler succinctement l’englobement du contraire[38] ». Louis Dumont l’illustre non seulement par l’exemple théologique de la création d’Eve à partir de la côte d’Adam, mais encore par le rapport entre « homme » et « femme » dans la langue française :

Tout ensemble, Adam, ou dans notre langue l’homme, est deux choses à la fois : le représentant de l’espèce humaine et le prototype des individus mâles de cette espèce. A un premier niveau homme et femme sont identiques, à un second niveau la femme est l’opposé ou le contraire de l’homme. Ces deux relations prises ensemble caractérisent la relation hiérarchique […].[39]

« [L]a hiérarchie, écrit encore Louis Dumont, n’est dans le système rien moins que la forme consciente de référence des parties au tout » : le supérieur hiérarchique n’est pas seulement une partie du tout placée à un niveau plus élevé que son subordonné, il est surtout, face à son subordonné, celui qui incarne le tout en y englobant le subordonné comme sa partie. Le supérieur hiérarchique est à la fois le signe ou l’incarnation du tout, et une partie de ce tout.

La place honorifique, publique, des femmes sous l’Ancien Régime en découle : il peut bien y avoir des exceptions (par exemple, celles des dignités féodales ou des offices ecclésiastiques), il n’empêche que la plupart du temps, les femmes figurent englobées dans leur mari. Il en va de même du genre grammatical féminin tel que les grammairiens le conçoivent : il est englobé dans le masculin[40].

Cette particularité explique pourquoi, jusqu’au début du XVIIe siècle, dans les textes juridiques ou cérémoniels, le mot « roi » comprenait souvent la reine[41].

On rencontre aussi dans le dictionnaire de Furetière, à « Abeille », cette surprenante proposition : « le roi des abeilles est femelle. »[42] A l’encontre du processus décrit par Eliane Viennot, l’individualisation par le féminin – par le dégagement de l’individu « reine », distinguée du « roi » qui l’englobait dans un cas, par l’attribution du mot référentiellement exact à une abeille femelle dans le second – est donc postérieure au XVIIe siècle.

Il en va de même de la présence d’un « Mesdames » à côté de « Messieurs », terme d’adresse par lequel on comprenait aussi les femmes au XVIIe siècle (sans que je sache dater le moment où s’impose l’individualisation personnalisée des femmes par un terme d’adresse féminin à côté de « Messieurs », sans englobement). Dans ses Sermons du Carême du Louvre par exemple, Bossuet interpelle constamment par un « Messieurs » (ou un « mes frères », ou encore « chrétiens ») son auditoire curial, lequel rassemble grands seigneurs et grandes dames de la Cour, à commencer par la reine et la reine mère. Mais dans le « Sermon sur l’intégrité de la Pénitence » où le prédicateur évoque Marie-Madeleine, il fait soudain éclater un féminin d’admonestation :

Jusques ici, chrétiens, j’ai parlé à tous indifféremment ; mais notre sainte pénitente semble m’avertir de donner en particulier quelques avis à son sexe. Plutôt qu’elle leur parle elle-même, et qu’elle instruise par ses saints exemples. […] elle jette ses vains ornements, elle néglige ses cheveux : Mesdames, imitez sa conversion.[43]

Particularisées par cette adresse au féminin qui tranche violemment sur tous les masculins précédents, les femmes sont ici dénoncées – dévoilées – dans la menace séductrice, la différence destructrice, que fait peser leur corps sexué sur l’unicité du corps chrétien.

Cet usage de « Messieurs » me paraît éclairer un usage mentionné par Eliane Viennot au tout début du XVe siècle. Elle évoque la « Querelle du Roman de la Rose » qui opposa Christine de Pizan « à d’éminents hauts fonctionnaires de l’État français[44], sur la valeur de cette œuvre alors adulée par les universitaires et qu’elle mettait au premier rang des textes misogynes » :

elle se permet de reprendre Pierre Cole, secrétaire de la chancellerie royale. L’homme ayant écrit que, si les femmes rougissent à la lecture de cette œuvre, c’est « qu’il semble qu’ils se sentiraient coupables des vices que le Jaloux récite » sur leur compte, Christine reprend la phrase en la corrigeant :

« il semble qu’elles se sentiraient coupables des vices que le Jaloux récite… (103, 136) ».

Eliane Viennot explique alors que « cet emploi du pronom personnel masculin pour désigner un référent féminin est, en ce temps, assez courant, notamment sous la plume des clercs », mais que, n’étant pas « théorisé », il « n’est donc pas combattu ». (12-13)

J’ignore si ce masculin pluriel est alors courant « sous la plume des clercs ». Mais au XVIIe siècle, dans ses Remarques, Vaugelas en impute l’usage à des femmes :

[…] toutes les femmes de la cour et de la ville disent à Paris, en parlant de femmes, ils y ont été, ils y sont au lieu de dire elles y ont été, elles y sont, et j’irai avec eux au lieu de dire avec elles.[45](339)

Certes, ce masculin pluriel n’est pas tout à fait identique au « Messieurs » englobant femmes et hommes puisqu’il est utilisé pour ne désigner que des femmes. Mais il lui est très analogue, en vertu d’une autre règle hiérarchique non dite : le pluriel correspond à une dignité toujours supérieure à celle qui résulterait de la simple addition des singuliers. Le pluriel grammatical de « Messieurs » ne désigne pas référentiellement un ensemble composé de « Monsieurs » additionnés : car alors que le terme d’adresse « Monsieur » est strictement réservé aux nobles, celui de « Messieurs » peut comprendre des hommes non nobles. Commençant toujours les plaidoyers et les harangues, « et souvent répété dans le corps du discours pour faire plus d'honneur », nous dit le dictionnaire de Furetière, c’est un « titre d'honneur et de compliment qu'on donne en parlant ou en écrivant à plusieurs personnes ensemble qui sont de quelque considération ou par leur qualité, ou par leur nombre. » (article « Messieurs ». Je souligne) Et Furetière précise : « Quand on ne parlerait qu'à des savetiers, ou à des paysans assemblés, on les appelle[rait] Messieurs ». Ces pluriels honorifiques valent pour des individus en tant qu’ils sont alors englobés au plan supérieur dans l’identité collective qui leur confère leur dignité ontologique. Et il en va de même de « Mesdames » : « On dit aussi au pluriel, Mesdames, en parlant à une assemblée de femmes de quelque condition qu'elles soient.[46] » (Je souligne) L’assemblée (son caractère public, plus que la seule quantité des présents) augmente la qualité globale des assistants selon une logique qui n’est pas mathématique mais hiérarchique. Désigner des femmes par le pronom masculin pluriel « ils » me paraît correspondre à ce type d’élévation honorifique sous l’effet de la supériorité hiérarchique du tout : le seul fait d’être rassemblées, donc englobées, fait passer les femmes au niveau supérieur… celui des hommes...

Et pourtant, Vaugelas, en général respectueux de l’usage, proteste. Comme pour la promotion de « Mesdames », il est clair que le « sens de l’histoire » va promouvoir « elles » au détriment de « ils ». Le mouvement est inverse à celui de la masculinisation observée par Eliane Viennot. Et l’on pourrait en donner d’autres exemples. Le mot « enfant » par exemple : pour les premiers dictionnaires monolingues du XVIIe siècle, il n’est que masculin quoique sa définition mentionne explicitement « Fils ou fille par relation au père et à la mère » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694). En 1762, la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie française enregistre un usage féminin « par flatterie et par familiarité ». Le Littré, au XIXe siècle, donne l’emploi au féminin pour désigner une petite fille sans connotation particulière.

Les mots de genre féminin ne sont une preuve de rien du tout

Dans une structure sociale hiérarchisée où la hiérarchie se confond avec la Création divine, où le désir d’autonomie individuelle est dénoncé comme d’origine diabolique, l’abondance des féminins grammaticaux ne constitue pas une menace pour la hiérarchie holiste puisque le féminin est toujours inférieur au masculin, le masculin, toujours « plus noble que le féminin » : les genres grammaticaux se lisent immédiatement selon ce principe d’englobement du contraire. Qu’on dise « artificière » ou « procureuse » ne modifie pas l’appréhension immédiate de la place des femmes, une place incomplète, dépendante et englobée. Comme celle des hommes pour être exact, à ceci près que leur place à elles est toujours un degré au-dessous de la leur, décentrée en un lieu « privé », que cela soit celui de leur métier (qui n’est donc jamais un office public) ou celui de leur statut conjugal (et il convient de se souvenir, concernant les offices féminins dans les abbayes, que les religieuses ont épousé le Christ). Bien sûr, le principe hiérarchique entraîne qu’une femme noble est supérieure à un homme non noble (et une femme bourgeoise supérieure à un laboureur, etc.) : mais c’est parce qu’elle participe du statut nobiliaire de son père ou de son mari. Il suffit qu’elle épouse un homme non noble, et c’en est fait de sa supériorité, qu’elle ne possède pas individuellement (sauf coutumes spécifiques ou conditions particulières). Aucune équivoque ne peut conduire à imaginer un cas où le féminin en tant que tel puisse être supérieur au masculin en tant que tel. L’existence des féminins grammaticaux contribue à cet ordre, puisqu’ils permettent même de conférer aux épouses les titres de leurs maris, c’est-à-dire d’indiquer leur place conjointe et englobée dans le « public ».

Le partage lexical procuré par la distribution symétrique du genre féminin et du genre masculin, quand il existe, n’invite donc pas à conclure à une existence symétrique des hommes et des femmes. De cette évidence, nous conservons une trace violente dans la distance maximale qui existe entre un « homme public » et une « femme publique » : puisque une femme n’a jamais d’existence « publique » autonome (« publique » au sens de la respublica), alors, lorsqu’elle est dite « publique », c’est qu’elle est sortie de tout englobement, devenue commune à tous, donc tombée au niveau le plus bas – là où le mot « public » s’inverse en son contraire.

Sans aller aussi loin dans la distance honorifique, les deux syntagmes « honnête homme » et « honnête femme » désignent au XVIIe siècle des individus qui ont en commun le fait d’être vertueux. Mais les vertus exigées des hommes ne sont pas du tout les mêmes que les vertus exigées des femmes. L’honneur, nous apprend Furetière, « s'applique plus particulièrement à deux sortes de vertus, à la vaillance pour les hommes, et à la chasteté pour les femmes. » L’article « honnêteté » détaille cette différence de façon plus prolixe : « L'honnêteté des femmes, c'est la chasteté, la modestie, la pudeur, la retenue. L'honnêteté des hommes, est une manière d'agir juste, sincère, courtoise, obligeante, civile. » Là où l’honneur et l’honnêteté des hommes concernent les vertus guerrières, politiques ou civiles, l’honneur et l’honnêteté des femmes concernent la sexualité : leur vertu est elle-même finalisée par leur appartenance au corps conjugal ou familial. Le parallèle linguistique a pourtant l’air parfait. Mais les deux syntagmes ne produisent aucune confusion.

Le sexisme de la langue ?

Au nombre des preuves du sexisme de la langue française, Eliane Viennot écrit qu’on voit « émerger, vers le milieu du XVIe siècle, les premières ratiocinations linguistiques genrées ». Elles concernent notamment la distinction établie entre les rimes dites masculines et les rimes dites féminines, terminées par un e :

Ces terminaisons sont ressenties comme plus « douces » que les autres, et assimilées aux femmes ; tandis que les sons « durs » sont assimilés aux hommes ; le tout par métonymie avec les qualités que les intellectuels veulent voir attachées aux unes et aux autres. Du coup, on a nommé e féminin le e non accentué et e masculin le e correspondant au son é – qu’on se met parallèlement à doter d’un accent (tant il est vrai, sans doute, que l’homme se caractérise par un petit quelque chose en plus, qui monte quand il est dur).

Ces équivalences imaginaires s’accompagnent de réflexions sur la valeur respective de ces sons, réflexions où la misogynie transparaît fréquemment. Ainsi a-t-on vite opposé le « demi-son » du e féminin au « son plein » du e masculin, mais aussi la « mollesse » de l’un à la « force » de l’autre. Et l’on n’a pas toujours évité de pester contre ce e féminin - « aussi fâcheux à gouverner qu’une femme », écrit Thomas Sébillet en 1548 (68) – en raison des difficultés qu’il induisait dans le décompte des syllabes. (17-18)

Mais d’autres textes complexifient nettement l’interprétation de la valeur de ce e « féminin ». En 1620 par exemple, dans son livre intitulé La Langue française, Jean Godard, qui présente une à une les lettres de la langue, fait du E l’emblème distinctif du français par différence avec le latin et les autres langues latines. Il se livre alors à une étonnante célébration :

Aussi cet E français, à ce qu’il dit, a accepté la seconde place des voyelles, plus par modestie, que par manque de mérite. Car il est d’un naturel plus doux que l’A, et ne fait pas tant de bruit. Porté de cette douceur et de la raison, il a estimé, que ce lui est plus d’honneur de mériter le premier lieu, sans l’avoir : qu’à l’A de l’avoir sans le mériter. Encore il ajoute à cela : que ce lui doit être un contentement à plein désir, de ce qu’il rend le second lieu, qu’il tient, plus honorable que le premier, qu’il ne tient pas. Et puis toujours un franc courage s’estime assez récompensé, d’avoir mérité récompense. Mais on ne le peut mieux louer, qu’en montrant les grâces, les beautés, les richesses qu’il apporte à notre Langue, étant plein de mignardises et plein de fécondité.[47]

« Ratiocinations linguistiques genrées » ou pas, le moins qu’on puisse dire est que ces remarques lyriques tendent à louer la présence, dans la langue française, de qualités jugées féminines : modestie, douceur, grâce, beauté, mignardise et fécondité. Elles contournent le principe hiérarchique que je viens de rappeler, ou plutôt le renversent : l’E ne dispute pas la première place à l’A, mais métamorphose la place féminine inférieure en souveraineté cachée finalement supérieure parce que non martiale.

Plus étonnant encore, cette féminisation de la langue sous l’effet singularisant du E reste présente quand Godard aborde la différence entre le e féminin et le e masculin :

Il faut donc entendre que ces mots, masculin et féminin, sont équivoques en notre Langue. Car nous avons à la façon des latins un masculin, et un féminin de genre : cettui-ci se décline par l’article féminin, la, l’autre par l’article masculin, le. Nous avons encore un masculin et un féminin de prononciation laquelle prononciation dépend principalement de notre E. C’est cette voyelle-ci, qui a donné le coup à cette distinction, et différence de syllabes masculines et féminines, dont nous entendons parler maintenant. Car l’E français est de deux sortes : l’un est masculin : l’autre est féminin. Nous appelons masculin celui, qui se prononce d’une voix forte, entière et mâle, comme en ces mots, beauté, bonté. Car ici l’E se prononce d’une pleine, et mâle vigueur. Nous appelons l’E féminin celui qui ne se prononce qu’à demi, et qui a sa voix petite, délicate, féminine, comme en ces mot, belle, bonne. Car en ces deux dictions-ci, l’E est faible et féminin. […] Cela fait voir qu’un même mot en français peut être masculin et féminin tout ensemble : comme ce même mot, bonté, qui est féminin de genre, à cause qu’il se décline avec l’article, la, et masculin de prononciation, pour ce que sa dernière syllabe est masculine de voix, ou de prononciation : à cause de son E masculin, qui la clôt et la termine.[48]

Il est impossible de tirer une conclusion trop générale de ce passage, dont il faudrait retracer pas à pas la logique. Il témoigne cependant d’une rêverie qui donne à la langue française une sorte de fondement hermaphrodite : la langue française y apparaît comme une langue de la conjugalité.

Le fait est qu’au-delà de Godard, elle sera sans cesse célébrée comme la langue de la conjugaison, la plus à même d’instituer du lien social. Constamment personnifiée, elle sera même généralement dotée de caractéristiques plutôt féminines que « mâles », comme j’ai cru pouvoir le montrer dans mon livre La langue est-elle fasciste ?[49].

Or, cette féminisation affirmée à partir du XVIIe siècle n’allait pas de soi. Puristes et « grammairiens » ont été accusés par leurs adversaires de vouloir « efféminer la langue ». L’un des anti-puristes les plus virulents, Scipion Dupleix, part ainsi en guerre contre ceux qui « énervent et affaiblissent notre langue sous prétexte de la polir et de l’épurer : et même la détruisent par le retranchement de plusieurs termes de forte et énergique expression ». Il s’attaque notamment à Vaugelas, qui s’est prononcé pour les formes lexicales « Mademoiselle » et « Demoiselle » plutôt que « Madamoiselle » et « Damoiselle » parce que, écrit Vaugelas, «  l’e est beaucoup plus doux que l’a ». Sans contester cette valeur du e, Dupleix s’insurge contre elle :

Certes la plupart des hommes doctes, et surtout les plus judicieux trouvent cette nouveauté aussi efféminée qu’irrégulière : et tiennent cet adoucissement ou plutôt ramollissement de langage pour une preuve du relâchement de la générosité et vigueur mâle des Français : vu même que de tout temps et encore aujourd’hui les nations martiales affectent le langage mâle et grave, qui paraît plus sans doute avec l’a qu’avec l’e.[50]

Dupleix poursuit en retraçant une généalogie qui fait l’ellipse du sexe féminin :

Le langage des premiers hommes, qui fut inspiré de Dieu à Adam, en fait preuve : puisque ce même grand-père de tous les hommes a son nom composé de deux syllabes avec a : et Abraham, le père des croyants, de trois syllabes aussi en a [...][51]

Et voici à nouveau mobilisée la première société d’Adam avec Dieu, par rapport à laquelle la femme – Eve, deux e... - ne peut être qu’un ferment de division. Pour la conjurer, il faut privilégier l’a...

A la vérité, s’occuper sérieusement de bagatelles de prononciation de cette sorte était déjà un signe d’efféminement, puisque l’ « élocution », partie ancillaire de la rhétorique, constituait, aux yeux des anti-puristes, sa partie ornementale, son réservoir de colifichets[52] : et ces derniers s’indignent de se voir contraints eux aussi de s’abaisser à en parler par la faute des premiers. Pour eux, le principe mâle de la langue est occupé par son souverain naturel, l’orateur, qui se sert librement de l’usage populaire (lui-même libre, mais c’est le niveau inférieur des « mots », de l’« élocution ») pour « inventer » sa matière et dominer son auditoire. Une autre accusation de féminisation se profile : concentrée désormais dans l’élocution, la langue échappe au contrôle de la rhétorique pour passer sous celui de la grammaire, comme elle échappe à la souveraineté de l’orateur pour s’autonomiser dans la pratique, plus égalitaire, de la conversation. Or, non seulement la conversation comprend les femmes, contrairement à l’éloquence (publique) ; mais on y reconnaît leur supériorité, leur souveraineté en la matière. Vaugelas recommande de chercher le bon usage auprès des femmes, et même un écrivain aussi misogyne que Furetière souligne que si « les conversations des Sçavants instruisent beaucoup », « celles des Dames polissent la jeunesse ».

Au XVIIe siècle, la structure hiérarchique de la société se défait sous l’effet de facteurs nombreux. Parmi eux figure le développement d’un imaginaire de l’autonomie, et de pratiques sociales correspondantes : hommes et femmes investissent leur « moi », leur « privé », leur « individu », en les dégageant d’une perception hétéronome de l’individuation. Cette dissolution tendancielle du principe hiérarchique conduit à une réévaluation de la place des femmes au profit de leur virtuelle égalisation. Du reste, si la langue française n’est pas structurellement sexiste, c’est peut-être d’abord et avant tout parce que les pronoms vraiment personnels, « je » et « tu », ne comportent pas de différence de genre[53].

Au contraire, Mme de Sévigné déclare à sa fille : « je suis libertine ». Elle signifie par là son indépendance et goût pour la retraite loin des contraintes cérémonielles. Cet adjectif sulfureux que les dévots ont investi d’un sens criminel a pourtant pu désigner une qualité morale qu’emblématise le nom de Montaigne, avec sa phrase célèbre : « Le Maire et Montaigne ont toujours été deux, d’une séparation bien claire ». Montaigne se sentait moins l’époux de son office que son représentant accidentel : il dit se prêter à son rôle public, rouage socio-politique important, mais moins important en dignité que son propre moi.

Or, cette distinction nette a une valeur : le plan du public ne se confondant plus avec la personne, l’individu n’étant plus absorbé par le tout ni chargé de l’incarner à quelque niveau que ce soit, il peut le servir avec un engagement désintéressé. Une fois soulignée la convention de l’écart, c’est-à-dire du service public, cet espacement défait la chaîne hiérarchique reliant les individus entre eux et garantit l’indépendance des institutions, qui, au moins en droit, peuvent enfin devenir accessibles à tous selon leur compétence et leur mérite. Contre la hiérarchie, ce vent d’individualisation qui souffle sur la société du XVIIe siècle est aussi un vent de féminisation, même si l’accès des femmes aux charges publiques ne sera pas à l’ordre du jour avant longtemps.

Conclusion et questions

Il n’est pas impossible que cette règle selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin » soit restée comme une trace d’englobement hiérarchique dans une grammaire qui, elle, s’autonomisait de l’éloquence et acquérait le statut d’une discipline valorisée. Il est même possible que les grammairiens, des hommes nouveaux en quelque sorte, professionnellement parlant, aient cherché à rationaliser cette trace, et que, leurs raisonnements s’accordant avec une inquiétude, ils aient en effet contribué à l’effacement d’un grand nombre de noms au genre féminin ; et même développé une logique adaptée à la nouvelle structure, plus individualisante (« libérale »), de la société, une logique destinée à maintenir les femmes dans une dépendance qui s’érodait dangereusement, à les garder hiérarchiquement englobées, cantonnées. Il n’empêche. Les analyses précédentes invitent à la prudence quant aux bienfaits escomptés d’une féminisation des noms de leur profession, de leur activité : la symétrie n’est pas un indice fiable de leur égalité. Dans toute société où les femmes sont hiérarchiquement inférieures, le genre féminin sera nécessairement connoté d’infériorité, même dans les cas d’apparente symétrie linguistique, comme le montre le cas des syntagmes « honnête homme vs honnête femme ».

J’ai grandi dans une famille parfaitement misogyne. Quand j’étais enfant, on parlait couramment d’une « doctoresse ». Je me souviens que ce féminin marquait pour moi une chute de dignité par rapport à « docteur » : la connotation dépréciative attachée à tout féminin suffisait à le faire entendre comme d’un degré au-dessous du « docteur » : la doctoresse était fatalement moins compétente que le docteur. Son nom la reléguait dans un espace domestique. Elle était en quelque sorte une spécialiste du soin, mais pas vraiment de la médecine.

Faux, bien sûr. Cependant, quand l’usage du masculin a supplanté le mot « doctoresse » et qu’on a parlé de « femmes docteurs », le titre s’est enfin fait entendre à mes oreilles, et j’ai compris qu’on reconnaissait à ces femmes une dignité et une compétence égales à celles des hommes.

Quant aux poétesses, n’en parlons pas…

Je comprends donc que des femmes soient attachées au masculin de leur titre. Car c’est aussi un problème de titre. Comment le titre – le niveau institué, collectif, commun, public, de nos activités – pourrait-il être genré ?

Eliane Viennot écrit, dans son chapitre consacré aux « Enjeux actuels » :

Toute femme exerçant une activité doit pouvoir être nommée d’un mot féminin […] De la même manière, tout homme doit pouvoir être nommé d’un mot masculin. (104-105)

Je suis sceptique. Cette nécessité proclamée comme une évidence a pour corrélat la croyance dans la transparence et l’unicité des identités, redoublée de l’exigence que la langue leur soit transparente. Car l’exigence d’Eliane Viennot est poussée jusqu’au bout : elle refuse « professeure » et préfère « professeuse » qui fait entendre la différence du féminin (114-115). Hommes et femmes doivent être clairement distingués comme si le respect commençait avec cette distribution égalitaire des marques de genre dans la langue, sans zone de confusion possible. Mais aucune langue ne sera jamais exacte ni univoque, aucune langue, sauf si elle était prescrite par un pouvoir politique à la rationalité totalitaire, ne rendra jamais à chacun son dû en adhérant, dans une transparence référentielle parfaite, à ce que chacun serait. La référentialité, le monde des choses, n’entretiennent pas avec la langue un rapport d’évidence aussi simple - heureusement.

 

Or, précisément, le masculin des titres auquel tiennent certaines femmes fait entendre une discordance qui présente un intérêt. Elle met en exergue l’impersonnalité et la distance revendiquées par Montaigne. Il y a, dans l’épreuve de cette distance, l’indice qu’une profession n’est pas une nature propre, mais un exercice qui a une forte dimension symbolique (même la plus humble : je ne cherche pas à relancer la distinction tranchée entre domaine privé et domaine public ; mais plutôt à conférer de la dignité à tout ce qui nous engage « au service de »). La discordance avec leur identité sexuée, différence expérimentée dans leur profession par les femmes en raison d’un mot masculin, leur donne l’expérience sensible d’un plan institué qui dépasse les existences : elle les introduit mieux que quiconque aux « deux corps »[54].

De fait, je crois même qu’il y a paradoxalement, dans l’expérience pluriséculaire de la domination qui est celle des femmes, une sagesse à retenir, comme une connaissance immémoriale de l’impossibilité de n’être qu’un. La métaphysique occidentale en a assez conclu à leur nullité ontologique. Mais on n’est pas obligé de la croire sur parole : on peut au contraire penser qu’elle est profondément erronée, et que le « deux » (toute altération du rêve de complétude et d’identité originelle, non seulement entre les êtres, mais en chacun de nous, même) est la figure d’une expérience plus juste et plus prometteuse pour l’avenir de la société.

Les grammariens d’Ancien régime identifiaient, à côté des genres masculin et féminin, ce qu’ils appelaient le « genre commun », lorsqu’un même mot pouvait recevoir à la fois le genre féminin et le genre masculin. Contrairement à Eliane Viennot, je suis favorable aux « termes épicènes (peintre, philosophe, poète...) » (107 ) : des mots qui ne varieraient en genre que par leur déterminant. On pourrait dire « un » et « une professeur », « un » et « une président », etc. Ou peut-être, chaque fois que le son s’y prêterait, conviendrait-il d’ajouter un e qui reste marqué par son histoire « féminine » : « un » et « une professeure »…

Et l’écriture inclusive dans tout cela ? Elle a un défaut à mes yeux : elle hâche la langue. Elle divise. J’aimerais plutôt qu’on me dise s’il est possible d’imaginer un neutre, mais aussi un « duel », en français.

J’aimerais surtout que ces transformations aient pour principale fonction, pour principal dessein, d’inaugurer une expérience nouvelle de la subjectivation, enfin dégagée de toute trace hiérarchique. Autrement dit, d’éduquer à de nouvelles relations intersubjectives qui laissent des traces dans les psychismes, au-delà des accords de principe et des coquetteries graphiques. Il faudrait enfin que les hommes ne puissent plus écrire comme si l’humanité et le genre masculin se confondaient, qu’ils se souviennent au contraire avec constance que leur énonciation, dès qu’elle se pose dans sa particularité face aux femmes (objet de leur mépris ou objet de leur désir), n’a plus le droit d’énoncer la moindre vérité générale :

La prohibition de l’inceste, comme l’exogamie qui est son expression sociale élargie, est une règle de réciprocité. La femme qu’on se refuse et qu’on vous refuse est par cela même offerte. A qui est-elle offerte ? Tantôt à un groupe défini par les institutions, tantôt à cette collectivité indéterminée et toujours ouverte, limitée seulement par l’exclusion des proches, comme c’est le cas dans notre société.[55].

L’énoncé est d’une force théorique qui n’a d’égale que la violence de son énonciation. Qui est cet « on » ?

Mais quelle écriture empêcherait son abus, et est-ce seulement une question d’écriture ?

Oui, si elle aide à nous subjectiver non seulement sans nous couper de l’autre, mais aussi de l’autre en nous.

Non, si elle constitue simplement un nouveau signe de connivence… Donc, d’exclusion...

 

__________________________

[1] Eliane Viennot, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française. Nouvelle édition augmentée. Donnemarie-Dontilly, Editions iXe, 2017 (par la suite, j’indiquerai la pagination entre parenthèses sans rappeler la référence).

[2] Je paraphrase le titre d’un chapitre : « Féminiser la langue ? Non, mettre un terme à sa masculinisation » (11).

[3] Anne Emmanuelle Berger, « Le genre de la traduction: introduction », dans De Genere, Rivista di studi letterari, postcoloniali e di genere Journal of Literary, Postcolonial and Gender Studies, n° 5, 2019, p. V.

[4] Voir mon livre La Langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement, Paris, Seuil, 2003.

[5] Par exemple, Vaugelas, le coupable d’avoir formulé la théorie du « bon usage », est presque loué d’avoir intégré les femmes parmi les courtisans qui en donnent l’exemple. (39-40).

[6]Cf. deux passages : « Parce qu’elle est la première à construire son Etat, la France est pionnière dans les progrès de la domination masculine. Mais c’est au début du XIVe siècle qu’elle en devient le champion toutes catégories, lorsqu’à trois reprises entre 1317 et 1328, une princesse héritière du trône, Jeanne de France en est écartée par des hommes. » (24) ; et : « C’est toutefois l’élaboration, à partir des années 1410, d’une véritable théorie justifiant le cas français, qui finit d’installer ce pays dans une position unique, et de conforter son rôle de leader dans la mise en œuvre de l’ordre masculin. Si les femmes, disent ses artisans, ne peuvent pas monter sur son trône, c’est en vertu de la loi salique : une loi datant de la fondation du royaume (par les Francs Saliens) qui aurait toujours été appliquée depuis et qui est donc intouchable. » (25). La loi salique a été élaborée en France sous la pression de circonstances qui risquaient de mener sur le trône un souverain étranger. Si elle a joué un rôle retardant l’égalité des hommes et des femmes, il est faible comparativement aux logiques que mon article rappelle. Il faut enfin souligner que si, en Angleterre, les femmes pouvaient monter sur le trône, ce n’était qu’en l’absence d’héritier mâle. Cette règle n’a changé qu’en 2011 : désormais prime l’ordre de primogéniture sans distinction de sexe.

[7] Je n’ai relevé dans le Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle de Huguet que deux occurrences du syntagme « homme d’état », et aucune de « femme d’état ».

[8] Article « Bénévolence », citation d’AMYOT, Instruct. pour ceux qui manient affaires d'Estat, 28, dans Edmond Huguet, Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle, <https://classiques-garnier.com/huguet-dictionnaire-du-xvie-s.html>

[9] Instruction pour ceux qui manient affaires d'Estat, dans Les Oeuvres Morales et mêlees de Plutarque, Translatées du Grec en Francois par Messire Jacques Amyot (1572), Genève, Jacob Stoer, 1614, p. p. 178, f. g. On rencontre plus souvent dans ce texte l’expression « homme de gouvernement ». « Affaires d’Etat » apparaît comme le synonyme d’« affaires publiques ».

[10] Cf. Gérald Sfez, Les Doctrines de la raison d’État, Paris, Armand Colin, 2000 ; et Raisons d’État, Paris, Beauchesne, 2020.

[11] Dans le texte de Brantôme, son exemple prend place dans une galerie de femmes introduite par cette présentation générale : « Et comme tout homme généreux et courageux est plus aimable et admirable qu’un autre, aussi de même en est toute Dame illustre, généreuse et courageuse ; non que je veuille que cette Dame fasse les actes d’un homme, ni qu’elle s’agendarme comme un homme, ainsi que j’en ai vu, connu, et ouï parler d’aucunes qui montaient à cheval comme un homme, portaient leur pistolet à l’arçon de la selle, et le tiraient, et faisaient la guerre comme un homme. » (Brantôme, Recueil des Dames, I, V, p. 685-686). L’exemple qui précède celui de Mme de Montpensier est celui de « Fulvia, femme de P. Claudius, et en secondes noces de Marc Antoine » : « ne s’amusant guère à faire les affaires de sa maison, [elle] se mit aux choses grandes, à traiter les affaires d’état, jusque-là qu’on lui donna la réputation de commander aux Empereurs […] ». (p. 702-703) L’opposition entre « les affaires de sa maison » et « les affaires d’état » recouvre l’opposition entre « affaires particulières » et « affaires publiques ». La place des femmes est « à la maison », c’est-à-dire dans l’espace domestique, où, du reste, elles peuvent dominer : « Cette femme a plus d'autorité que son mary, elle est dame et maistresse chez elle ; elle est dame et maistresse de tout le bien. », écrit Furetière à l’entrée « Dame ».

[12] « D'estat. De haut rang, de condition élevée.  […] Il est favorisé de beaucoup de gens, et mesmes d'aucunes femmes d'estat. CALVIN, Epistre contre un cordelier (VII, 345). […] Une dame d'estat et de qualité le doit là venir trouver au jourd'huy. AMYOT, De l'esprit familier de Socrates. — Tu fais acte de tyran, Timon, et frappe les gens d'estat: toy qui n'es ny de qualité ny pas mesmes citoyen. F. BRETIN, trad. de LUCIEN, Timon, 52. — Un de mes voisins, homme d'estat et d'aage. GUILL. BOUCHET, 8e Seree (II, 81). — La rigueur ne doit estre tenue telle qu'il ne soit aucunement permis aux femmes d'estat de jouer. CHOLIÈRES, 3e Ap.-disnée, p. 131. » (article « Estat », dans Huguet, Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle, op. cit.)

[13] Le passage retraçant l’histoire supposée du pouvoir politique des femmes jusqu’au XVIe siècle compris se conclut sur cette phrase : « Aucune offensive n’a toutefois lieu au cours de cette période contre la répartition usuelle des féminins et des masculins qui caractérisent la langue française depuis si longtemps et de manière si massive […] » (15)

[14] « [I]l pourrait y avoir des femmes magistrates, parlementaires, universitaires…. depuis le XIIIe siècle. Il pourrait y avoir des ministres, des députées, depuis le XVIIIe. Or elles ne sont parvenues à ces postes, à ces fonctions, qu’au cours du XXe siècle – et l’on est encore loin du compte. » (102-103)

[15] D’où la mention récurrente de nouvelles « offensives » et « attaques » portées victorieusement contre les féminins de la langue. Ou au contraire la fréquence de la locution adverbiale « ne… pas encore » : « Guez de Balzac n’en est pas encore à vouloir perturber le fonctionnement de la langue française. (50) ; « La langue n’est du reste pas encore l’objet d’interventions délibérées. » (13). Tout ceci est très imprécis, mais impose l’idée d’un processus ininterrompu de masculinisation sexiste de la langue depuis le début du XVIIe siècle.

[16] Eliane Viennot ironise sur « cette affirmation péremptoire » et souligne son absurdité, puisqu’elle « intervient pourtant après plusieurs pages consacrées à des dizaines de “cas particuliers”, tels que mulet et mule, cerf et biche, canard et cane etc. » Elle objecte alors : « les formes masculines aussi bien que les formes féminines dérivent d’une même racine » (93).

[17] Jacques Dubois (Syvius), Introduction à la langue française (1531), Honoré Champion, 1998, p. 315 (Cf. aussi p. 338, 365, etc.)

[18] Ibid., 312-313.

[19] Geoffroy Tory, Art et science de la vraie proportion des lettres, 1529, Bibliothèque de l’image, 1998, f. f. IV, droite et V, gauche.

[20] A la faveur de cette écriture alerte très séduisante, le lecteur emmagasine ainsi des erreurs dont les plus grossières sont présupposées ou insinuées plutôt que posées. On peut ainsi se demander quelle représentation de la langue, de ses théorisations, de ses usages, de son histoire, il pourra bien se faire en lisant ce livre. Lorsque je lis cette phrase : «  [Guez de Balzac] avoue néanmoins que, la langue française étant “une langue naissante, ou à tout le moins peu cultivée”, dont l’usage n’est “pas encore bien assuré”(on conçoit que Marie de Gournay et d’autres s’étranglent) », (49) ; et, plus loin : « Guez de Balzac n’en est pas encore à vouloir perturber le fonctionnement de la langue française » (50), il me semble être invitée à admettre l’existence de deux faits liés. D’une part, puisque « Marie de Gournay et d’autres » ont raison de « s’étrangler » devant l’affirmation qu’en ce début du XVIIe siècle, la langue française est, sinon « naissante », du moins « peu cultivée », et que son usage «  n’est pas encore bien assuré », je peux en conclure a contrario que le français est alors une langue cultivée depuis longtemps et que son usage est « assuré », n’en déplaise à Guez de Balzac. D’autre part, je dois comprendre que les réformateurs vont bientôt en « perturber le fonctionnement », donc changer l’usage. Or, qu’une langue parlée laissée à elle-même soit par nature changeante, voilà un constat fait depuis l’antiquité et répété partout. Cette idée ne peut donc pas faire « s’étrangler » Marie de Gournay, laquelle proteste au contraire contre le mouvement puriste qui se donne pour but d’« assurer » l’usage : la grammatisation des langues vulgaires vise à les fixer pour leur donner la clarté, la fiabilité et la dignité que le latin a seul parce que le latin, appelé grammatica, est une langue morte (ou ne survivant qu’entre lettrés), donc soustraite à l’usage et à ses changements aléatoires. On comprend pourquoi une autre phrase d’Eliane Viennot est donc tout simplement dénuée de pertinence : « La langue n’est du reste pas encore l’objet d’interventions délibérées : elle est avant tout un véhicule qui permet de s’exprimer – surtout la langue française qui, comme toutes les autres langues vernaculaires, est négligée par les savants au profit du latin. » (13)

[21] Aude Chatelard, « Minorité juridique et citoyenneté des femmes dans la Rome républicaine », Clio. Femmes, Genre, Histoire [En ligne], 43 | 2016, mis en ligne le 01 juin 2019, consulté le 01 juillet 2021. URL : http://journals.openedition.org/clio/13145 ; DOI : https://doi.org/10.4000/clio.13145.

[22] Je souligne (<http://classiques.uqac.ca/classiques/Diderot_denis/encyclopedie/citoyen/citoyen.html>).

[23] Dans la table des matières du livre de Claude Nicolet, Le Métier de citoyen dans la Rome Républicaine, Paris, Gallimard, 1976, aucun titre de chapitre n’évoque l’idée de femmes citoyennes : ses analyses ne portent que sur des hommes. Il rappelle l’étymologie de « Quirites » (les citoyens de Rome) : « co-uri », et celle des Curies, « co-uiria, des “hommes qui se rassemblent” pour la guerre et pour la paix » (38).

[24] Jacques Dubois (Syvius), Introduction à la langue française (1531), Honoré Champion, 1998, p. 272.

[25] Huguet, « Ruffien ».

[26] « Notre langue est encore vague, et dans les irrésolutions et les doutes. Elle n’a point de lois établies sur lesquelles nous puissions nous assurer, et la règle même de Théodose n’a pas été observée par tous ceux qui se sont mêlés de parler latin. Car dans le déclin de l’empire, Sidonius Apollinaris s’est servie de clienta, au lieu de cliens ; et Tertullien, devant lui a mieux aimé dire autrix, par une témérité africaine, que se conformer à la divide Enéide, dans laquelle Junon dit de soi-même, auctor ego audendi. Et bien que le mot de tyrannus soit particulièrement allégué pour être de l’un et de l’autre genre, et se prendre aussi bien de la femme que de l’homme : néanmoins Trebellius Pollio dans les Vies des trente Tyrans, avoue que les rieurs de son temps se moquaient de lui pour y avoir inséré celle de Zénobia et de Victoria, qui n’étaient pas à leur dire des tyrans, mais des tyrannes ou des tyrannides. » (Jean-Louis Guez de Balzac, Les Œuvres […], Vol.. 1, Paris, T. Jolly, 1665, p.257)

[27] Cette précision réfute en particulier l’affirmation pseudo-historique d’Eliane Viennot citée plus haut à propos du du « développement massif, des “ fonctions publiques” de l’État » : « Les emplois créés dans ces dernières ne demandant que des aptitudes intellectuelles, toutes sortes de gens auraient pu y prétendre. Or un groupe particulier s’y est taillé un monopole : les chrétiens de sexe mâle », écrit-elle. Mais d’un côté, les emplois créés pour administrer l’État ne dépendent évidemment pas « des aptitudes intellectuelles » sous l’Ancien régime, ne serait-ce qu’en raison de la vénalité des offices. A l’inverse, les dignités détenues personnellement par des femmes ne dépendent pas, ou bien peu, de leurs qualités personnelles. Les reines mères ont été régentes parce qu’elles étaient reines mères. On peut supposer qu’on les aurait écarter si elles avaient été folles ou totalement idiotes : mais les choisir, elles, plutôt qu’un prince du sang, avait une raison politique indépendante de leurs qualiéts : comme elles étaient de facto écartées de la succession royale, leur régence, loin de menacer l’accession de leur fils au trône, la protégeait.

[28] Voici deux articles du Dictionnaire de Furetière (1690) : « CELLERIER. s. m. Office claustral chez les Moines, qu'exerce celuy qui a soin des provisions & de la nourriture du Couvent. On dit aussi Celleriere dans les maisons de Religieuses. » ; et « DAME, est encore un titre d'office chez la Reine & chez les Princesses. Dame d'honneur, est la premiere Dame de la maison & de la suitte de la Reine. Dame d'atour, celle qui prend soin de la parer. Dame du Palais. Dame du lit. »

[29] Comme l’écrit l’historien Robert Descimon, « [m]ême les marchandes publiques, qui occupent tant de place dans l’espace économique parisien, jusqu’aux hautes sphères du capital, ne portent pas les titres de leur profession. Les corporations féminines (lingères) sont les plus rares. » En outre, « [l]a dérogeance paraît fréquente et grave pour les gentilles-femmes. Cette marginalisation semble reposer sur le sentiment que la contribution des femmes au bien commun est indirecte, ou, en tout cas, pensée comme telle dans une société dont les tendances patrilignagères sont renforcées par les modes de reproduction de la domination politique. » dans Fanny Cosandey (dir.), Dire et vivre l’ordre social sous l’Ancien régime, Paris, EHESS, 2005 p. 91.

[30] « Procureur fiscal. C'est un officier de haut Justicier qui a soin de procurer l'interêt public et l'interêt du Seigneur, qui plaide en sa justice sous le nom de son procureur fiscal. Voyez Loyseau, Traité des Offices. »

[31] Un cinquième type de « procureur » est alors mentionné : « Ce mot parmi plusieurs Religieux c'est celui qui solicite les procés et qui a soin de tous les papiers et de tous les tîtres de la maison. » Il n’a évidemment pas de féminin puisque que les religieux ne sont pas mariés.

[32] Je souligne

[33] Voici la définition du Furetière : « PROCUREUSE. s.f. Femme d'un Procureur, soit d'Officier public, soit des Procureurs des parties. »

[34] Sur ces questions, cf. Fanny Cosandey (dir.), Dire et vivre l’ordre social sous l’Ancien régime, op. cit.. J’y ai contribué : « “Une troisième espèce de simple dignité ” ou la civilité entre l’honneur et la familiarité ». Dans l’introduction est évoquée notre travail préparatoire : « Les participants du petit séminaire de 1995 travaillèrent d’abord sur les positions sociales des femmes. Le matériau en était un double jeu de fiches constituées d’identités féminines pour les années 1588 et 1595 à partir du dépouillement de deux énormes registres d’un riche notaire parisien. L’opération mit en évidence deux problèmes importants. D’une part, la titulature des femmes, reflétant celle de leur maris, ou, du moins, entrant en correspondance avec elle, montrait que les processus de communication des honneurs, les dignités féodales et les hautes charges publiques, conféraient de l’honneur à leur titulaire de la même façon que la femme partageait le statut du mari. On disait assez communément que l’officier était marié avec sa charge, et cette image portait sens. D’autre part, la fragilité de la position des femmes, menacées par des formes spécifiques de dérogeance, s’exprimait dans la subtilité même des noms d’honneur qu’on leur donnaient. » (p. 17)

[35] Ainsi, dit-on « Seneschalle » pour la « Femme d'un sénéchal » (Huguet), et « Conseillere, la femme d'un Conseiller » (Furetière).

[36] En cas d’usurpation, ce sont donc les hommes qui sont incriminés. Au début du siècle, dans son Avis, remontrances et requêtes aux Etats généraux tenus à Paris l’an 1614 par six paysans, l’avocat Jean Savaron se fait le porte-parole de l’indignation de « six paysans » fictifs : « Que ceux qui ne sont de bonne et ancienne maison ne pourront faire appeler leurs femmes Dames sur peine de punition corporelle. » (Jean Savaron, Recueil des principaux traités écrits et publiés pendant la tenue des Etats généraux du Royaume assemblés à Paris l’an 1614 et 1615, sl, 1615., p. 27-28)

[37] « Dans un tel contexte, ce que Louis Dumont appelait “l’englobement du contraire” est la forme par excellence de la représentation corporative reposant sur le principe de la sanior pars. Jusqu’aux Etats Généraux de 1484, les paysans (censitaires) étaient représentés par leurs seigneurs, le tiers-état constituant un ordre exclusivement urbain, dont la représentation était aussi accaparée par une élite parisienne. » (Fanny Cosandey (dir.), Dire et Vivre l’ordre social sous l’Ancien régime, op. cit., p. 28)

[38] Louis Dumont, Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, 1966, rééd. 1978, p. 91)

[39] Ibid., p. 397.

[40] Selon Robert Descimon, l’officier est lui-même « englobé » par son office, dont la définition ontologique n’est en rien celle d’une profession ou d’un métier : et si la femme « n’a pas de dignité indépendante de son mari », c’est que sa situation est théorisée d’une façon qui rapproche le statut de l’épouse de celui de l’officier, lui-même époux de son office : ils empruntent tous deux leur dignité à leur partenaire de mariage, naturel ou fictif. » Cette oscillation hiérarchique explique sans doute aussi la raison pour laquelle le mariage est défini à la fois comme une monarchie dont l’homme est le « chef », et comme une démocratie par les juristes. (art. cit., p. 90)

[41] Cosandey (Fanny), La reine de France : symbole et pouvoir, Paris, Gallimard, 2000, en particulier p. 141-142. En outre, le mot « roi » désigne indistinctement les « deux corps du roi », c’est-à-dire, selon le contexte, le niveau englobant de la dignité royale, ou le niveau inférieur de cet homme-ci, titulaire présent de la dignité. Le roi était marié à sa dignité, il avait épousé son royaume comme l’officier son office : voilà pourquoi il n’était pas un « homme d’Etat » mais pouvait parler de « mon Etat ».

[42] Ce n’est qu’au XVIIe siècle qu’on a compris que les reines étaient femelles. La correction du genre grammatical s’effectuera au XVIIIe siècle.

[43] Ibid., p. 227.

[44] Je ne reviens pas sur l’absence de pertinence de ce syntagme.

[45] Claude Favre de Vaugelas, Remarques sur la langue française utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire, Paris, Ivrea, 1981, p. 339.

[46] Je souligne.

[47] Jean Godard, La Langue française, 1620, Genève, Slatkine Reprints, 1972, p. 75.

[48] Ibid., p. 76-78.

[49] Hélène Merlin-Kajman, La Langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement, Paris, Seuil, 2003.

[50] Scipion Dupleix, Liberté de la langue française dans sa pureté, Paris, D Bechet, 1951, p. 115.

[51] Ibid., p. 115 et 117.

[52] Dans une table ronde organisée par Transitions en 2011 (lien : <https://www.mouvement-transitions.fr/index.php/presents/comptes-rendus-du-seminaire/sommaire-general-des-comptes-rendus/539-civilites-autour-de-qla-decadence-des-intellectuelsq>, Christian Puech rappelle qu’« à côté du rhéteur, du logicien/dialecticien, dans l’Antiquité, le grammairien fait pâle figure. » Il ajoute : « La preuve en est que des femmes et des esclaves ont pu être grammairiens… »

[53] A condition que les femmes s’en servent en première personne du singulier, c’est-à-dire à condition que progresse leur autonomie : dans la comédie de George Dandin de Molière, Mme de Sottenville – qui a prononcé la maxime canonique justifiant la hiérarchie en générale, donc l’infériorité définitive du paysan parvenu – ne dit jamais « mon gendre » à George Dandin, contrairement à son mari, mais « notre gendre » : comme les paysans disent « notre maître »… En revanche, concluant son analyse de la préciosité, Myriam Maître écrit : « ces femmes, pour la première fois en un tel nombre, devenaient elles-mêmes sujets d’une énonciation dont elles pouvaient inventer les formes autant qu’elles les empruntaient aux discours déjà constitués. » (Myriam Maître, Les Précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 647)

[54] Dans un article qui a d’abord été une conférence prononcée en sa présente, j’ai discuté la théorie de Marc Fumaroli selon laquelle, en français, le masculin constituait l’équivalent du neutre des latins, dont le mot « officium », l’office, lui fournissait l’exemple. J’avançais cette idée d’une nécessité d’inscrire dans la langue une différence, et j’ajoutais : « Mais évidemment, en toute logique, et faute d’un véritable genre neutre dont Marc Fumaroli rappelle l’existence en latin pour désigner les dignités, les officia, mon éloge de la discordance devrait conduire les hommes à féminiser leurs titres, afin de mettre de même de la distance entre l’évidence de leur corps biologique et leur fonction. Inutile de vous dire que je ne me risquerai pas à proposer une réforme aussi burlesque. » Burlesque, elle l’est un peu moins aujourd’hui même si elle reste évidemment impraticable : il y a là de quoi se réjouir. Hélène Merlin-Kajman, « Un nouveau XVIIe siècle », dans Revue d’Histoire Littéraire de la France, PUF, janvier-mars 2005, n°1).

[55] Claude Lévi-Strauss, Structures élémentaires de la parenté (1948), La Haye, Mouton, p. 60.

 

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