La Beauté  n° 15

 

Préambule

Le souci, voire le tourment de la beauté, au XIXe siècle, est partout, nous dit Anne E. Berger dans son texte. Tour à tour classique, romantique ou moderne, elle accompagne le mouvement d’auto-réflexivité de la littérature au point de pouvoir être confondue avec elle, avec ce que Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy ont appelé « l’Absolu littéraire », justifiant par là que Jean-Paul Sartre ait pu voir dans son mot d’ordre l’emblème du désengagement politique.

Mais le parcours qu’Anne E. Berger nous invite à faire aux côtés de Rimbaud, poète communard, révèle les limites de cette perspective. La beauté ne signale pas, de la part de ceux qui s’en recommandent et mobilisent ses ressources, une position politique, une attitude devant le monde plutôt qu’une autre.

De Rimbaud à Aimé Césaire, ce constat exige de se défaire de certaines certitudes hâtivement transmises par la critique et l’histoire littéraires. La beauté, même littéraire, n’appartient à aucune culture en propre, à aucune civilisation. Comme toutes les valeurs, elle peut faire l’objet de conflits non moins qu’être partagée. Et finalement, Anne E. Berger nous invite à comprendre comment justesse esthétique et justice politique peuvent s’accorder.

H. M.-K.

Anne Emmanuelle Berger, professeure de littérature française et d’études de genre, est responsable du Centre d’études féminines et d’études de genre de l'université de Paris 8 et directrice du nouvel Institut du Genre GIS CNRS. Elle a récemment dirigé deux volumes : Genre et Postcolonialismes. Dialogues transcontinentaux (Editions des Archives Contemporaines, 2011, avec Eleni Varikas) et Demenageries. Thinking (of) Animals After Derrida (Rodopi, 2011, avec Marta Segarra). Son dernier livre, Le Grand Théâtre du Genre. Identités, sexualités et féminisme en « Amérique », va paraître aux Editions Belin en 2013.

 

 



La beauté en quelques dates 

 

Anne E.  Berger

22/09/2012

 

La « beauté » date, au double sens, passif et actif, de l’expression en français. Elle est datée, passée, et elle « date » du même coup les discours et les œuvres littéraires qui lui font l’honneur d’un hommage ou d’une référence.

En France, plus exactement en France métropolitaine, c’est, sans conteste, au XIXe siècle qu’elle triomphe — en poésie, sommet de l’art selon Hegel, et en personne : « Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre », affirme la hautaine dans la prosopopée bien connue de Baudelaire (Fleurs du Mal, XVII, « La Beauté »). Et son serviteur de lui demander, dans son « Hymne à la Beauté » (Ibid., XXI) : « Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme, /O Beauté ? ». A cette question, le jeune Mallarmé, encore parnassien en 1866, croit pouvoir répondre, dans « Les Fenêtres » : « Et je meurs, et j’aime/ — Que la vitre soit l’art, soit la mysticité, —/À renaître, portant mon rêve en diadème,/ Au ciel antérieur où fleurit la Beauté ! » (C’est moi qui souligne). Mais voilà que Rimbaud abat l’idole en l’asseyant sur ses genoux. C’est le début d’Une Saison en enfer, le commencement d’un adieu à la Poésie : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. — Et je l’ai trouvée amère. — Et je l’ai injuriée. » Et pourtant : même si Rimbaud traite la grande Dame de la poésie romantique et néo-romantique en fille, même s’il exècre ce qu’il a dit adorer dans « Credo in Unam », et même s’il lui préfère dans les Illuminations un(e) « Being Beauteous » étrange au genre incertain [1], il continue, ou réapprend, à l’aimer — autrement : « J’ai embrassé l’aube d’été » confie-t-il dans « Aube ». Vous la voyez se profiler en toutes lettres, l’ancienne déesse, dans cette « aube d’été » ? Le poète, lui, ne s’y trompe pas : « à la cime argentée je reconnus la déesse ». Privée de sa majuscule, oui, mais revêtue d’un nouveau corps amoureux : « En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps » [2]. L’amère Dame est (re)devenue « mère de beauté  » [3], le temps d’un rêve de poème. « Au réveil, il était midi. »

Beauté venue du ciel, platonicien et/ou chrétien, ou sortie de l’abîme ? Beauté du bien ou du mal, du bonheur ou de l’horreur ? Splendide ou abîmée, apollinienne (« rêve de pierre ») ou dionysiaque (« saveur forcenée » des « chairs superbes »), qu’importe, pourvu qu’elle y soit : « la sensation qu’il veut produire est celle du beau, qui s’obtient dans l’horreur comme dans la grâce », affirme Théophile Gautier dans le premier article qu’il consacre à Baudelaire en 1862 [4]. Et Baudelaire de célébrer en retour chez Gautier, à la même date et dans le volume même où le premier a fait paraître son commentaire [5], « l’amour exclusif du Beau, l’Idée fixe » [6] ou encore « les beaux rayons du soleil de l’esthétique » [7].

Beauté classique ? Beauté romantique ? Beauté moderne ? On les trouve toutes les trois, ensemble ou successivement, illustrées et théorisées par Baudelaire, ou, un peu plus tard et différemment, par Mallarmé. Ce qui m’importe ici, c’est donc moins le passage effectué, et repéré par les poètes eux-mêmes, d’une esthétique à une autre, que l’insistance, voire l’« exclusivité », pour reprendre le mot de Baudelaire, de la préoccupation esthétique. Insistance dont témoigne l’assomption de la beauté, la levée de son « soleil ».

De ce sacre de la « beauté », on a déjà fait l’histoire et produit une certaine interprétation au XXe siècle. Et cette interprétation, qui a fait date et qui est elle-même datée, continue pour une large part de commander la manière dont on conçoit l’espace littéraire et dont on lit la littérature aujourd’hui, du moins dans les cercles autorisés de l’université et dans les lieux où l’on fait « profession » de penser. C’est de cette interprétation que je veux à présent dire un mot.

On le sait, la naissance de l’esthétique comme « science du beau » ou philosophie de l’art et l’invention de la « littérature » comme domaine séparé des pratiques mondaines du langage sont contemporaines. La mention insistante de la « beauté », le culte dont elle fait l’objet dans une partie notable du champ littéraire romantique et néo-romantique européen ne sont pas seulement l’indice d’un intérêt nouveau pour cette « esthétique » dont Jean-Paul et Hegel font la théorie en Allemagne, à l’orée du siècle, et qui englobe le champ littéraire. L’invocation de la beauté, l’attention qu’on lui porte, sont aussi une manière pour la littérature de se prendre elle-même pour objet, comme le dit Baudelaire de la poésie [8] ; la littérature se signale en se mirant dans son allégorie [9]. Pour Baudelaire, culte du beau et autoréflexivité de la poésie sont en effet coextensifs. La littérature (comme art du langage, donc comme poésie) prend conscience de sa « beauté » en prenant conscience d’elle-même ; elle se fonde en se distinguant, et d’abord en se distinguant de ces arts rhétoriques appliqués dont nous parle François Cornilliat dans son essai intitulé « La rhétorique revient : où va la littérature ? » [10]. Ce faisant, elle répète ou confirme le geste fondateur de l’esthétique, qui consiste à envisager les manifestations ou les productions du beau indépendamment de considérations éthiques ou politiques. Rupture avec un certain platonisme donc, dont la Beauté, cette beauté-là, serait la figure.

En s’autonomisant — c’est-à-dire aussi, littéralement, en s’auto-nommant, en se désignant à elle-même et pour elle-même [11] —, la littérature s’absolutise, dans tous les sens de ce dernier terme. C’est, en gros, la thèse défendue naguère par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy qui proposaient, dans L’Absolu littéraire, une lecture du romantisme allemand comme lieu et forme d’une certaine « naissance » de la L/littérature comme telle [12]. La « Beauté » serait, au moins sur le versant français de cette histoire, l’un des noms, le premier peut-être, de cette absolutisation de la littérature.

L’évaluation de la force, de la pertinence, de la portée, de l’« utilité » ou de l’« inutilité » de la littérature, relève encore aujourd’hui, pour le meilleur et pour le pire, du régime « esthétique » de sa constitution. C’est encore au nom de la « valeur  esthétique », comme le rappelle Cornilliat, que l’histoire littéraire, discipline intellectuelle et scolaire elle-même née au siècle de la Beauté, a fait le tri dans les œuvres du passé, procédant par exclusions et inclusions ciblées à la formation d’un canon littéraire, qu’on commence à peine, depuis quelques décades, à interroger. Cornilliat s’interroge sur les présupposés de la détermination « esthétique » de ce canon à partir d’une réflexion sur les « arts de l’éloquence » et sur le sens de leur étude aujourd’hui. Sur un autre versant, il faudrait aussi souligner le rôle qu’ont joué, à partir des années quatre-vingt du XXe siècle, ce qu’on appelle aujourd’hui les études de genre ou encore les études postcoloniales, dans la contestation du canon littéraire, tel que l’a constitué et transmis l’histoire littéraire « autorisée ».

Mais attardons-nous un instant sur la capitalisation du nom de la Beauté [13]. Elle signale son caractère réfléchi : la beauté se remarque, souligne son inscription ; beauté de la beauté, beauté au miroir. La Beauté est autotélique. C’est ce que traduit, au temps de Baudelaire, la doctrine ou plutôt l’affirmation de l’Art pour l’Art dans le domaine de la poésie. La majuscule, enfin, déifie. Ou plutôt, à l’époque du crépuscule des idoles, elle fétichise. Fétichisation de la beauté contre « fétichisme de la marchandise » ? Beauté capitale contre le Capital ? Baudelaire et Marx sont contemporains. Tous deux sont les témoins du triomphe du capitalisme industriel et de la transformation inexorable de la valeur d’usage, voire de toute « valeur », en valeur d’échange. La littérature du XIXe siècle s’interroge sur les conditions et les effets de son inscription dans le marché capitaliste de la production et de la distribution. La plupart des romanciers se résignent, voire s’emploient, à « prostituer leur muse », expression qu’on trouve sous la plume d’innombrables littérateurs et de leurs commentateurs entre les années vingt et les années cinquante du XIXe siècle. Les poètes, c’est-à-dire ceux qui, pour parler comme Rimbaud, « se sont reconnus poètes » [14], prennent le parti de la Beauté sans prix, « hors commerce », dussent-ils crever de faim ou écrire des romans pour vivre.

La critique littéraire marxiste est née, très précisément, de cette configuration historique, qu’elle n’a eu de cesse de penser. Tout au long du XXe siècle, elle tentera de faire l’analyse du XIXe siècle, c’est-à-dire de la transformation du statut de la littérature, et de son dilemme, « à l’apogée du capitalisme » [15]. Je parle de « la » critique marxiste comme s’il s’agissait là d’un ensemble homogène. D’un certain point de vue, j’ai tort, bien sûr : entre Lukács et Adorno, entre Benjamin et le Sartre marxisant de Qu’est-ce que la littérature ?, il y a des divergences de vues parfois aussi grandes que celles qui séparent la critique qui se réclame du marxisme de celle qui l’ignore. Mais si la lecture des modes et du sens de la revendication esthétique ou de l’autonomisation de la sphère artistique en régime capitaliste par Adorno diffère profondément de celle de Sartre, par exemple, ou si Frederic Jameson et Terry Eagleton sont loin de dire la même chose, il n’en reste pas moins que tous gravitent autour d’un foyer commun de préoccupations. Vue du XXIe siècle, non seulement la critique littéraire marxiste apparaît, dans sa variété même, comme l’école critique peut-être la plus importante et la plus endurante du XXe siècle occidental, mais elle est aussi, justement, celle qui a fait du statut de l’esthétique en littérature sa question centrale.

On connaît la lecture par Sartre de la posture fièrement « esthétisante » de la poésie néo-romantique, telle qu’elle se manifeste dans l’affirmation de l’art pour l’art et dans le culte rendu à la Beauté.

Dans Qu’est-ce que la littérature ?, essai paru en 1948, Sartre analyse le discours autotélique de la poésie et son culte affiché de la Beauté comme une réaction passéiste, qu’il qualifie d’« aristocratique », devant les nouvelles forces historiques en présence : celle de la bourgeoisie, agente zélée du Capital, bien sûr, mais aussi celle du peuple qui, après avoir été évincé de la grande scène révolutionnaire, refait irruption sur la scène de l’histoire lors des différents épisodes micro-révolutionnaires de la première moitié du XIXe siècle. Prendre le parti de la Beauté, dans le sillage du romantisme aristocratique à la Musset, ce serait une manière de se retirer du monde, de lui tourner le dos, et de signifier, sinon l’impossibilité, du moins le refus du politique, compris depuis la Révolution comme un vecteur de transformation des rapports économiques et sociaux. Madame de Staël disait de la « gloire » qu’elle était « le deuil éclatant du bonheur ». La « Beauté » serait le « deuil éclatant » de la révolution.

La lecture de Sartre rejoint par un autre biais tout ce qui s’est dit avant et après lui sur la mélancolie d’un siècle élevé sur les décombres de la Révolution. Elle a bien évidemment sa pertinence, en particulier en ce qui concerne la mouvance poétique dite « parnassienne », mais elle a aussi sa limite. Rimbaud, je l’ai rappelé, continue d’adorer la Beauté, ou le « Beauteous ». Et Rimbaud était communard. Certes, entre l’engagement, « personnel », la déclaration d’intention politique, et la pratique poétique, il peut y avoir tension, voire contradiction. Mais Rimbaud fut aussi « communard » en poésie, lui qui se définissait dans sa lettre du 15 mai 1871 comme un « horrible travailleur » de la langue [16]. Son « Being Beautous » (l’être ou plutôt l’étant de sa poésie), d’ailleurs, est littéralement monstrueux, monstrueusement beau, et fait du coup voler en « éclats » [17] l’opposition « dix-neuvième siècle » de « l’art pour l’art » et de « l’art pour le progrès », ou encore du sublime (« aristocratique ») et du grotesque (« populaire »), de la hauteur (esthétique) et de la dégradation (sociale et politique).

La thèse de Sartre, donc, a sa justesse. C’est sa généralisation qui fait problème. Or c’est précisément à quoi s’est employée une certaine critique marxiste à la fois néo-sartrienne, et néo-benjaminienne dans la deuxième partie du XXe siècle. Si j’évoque aussi Walter Benjamin, c’est que les thèses de ce dernier sur l’esthétisation de la guerre par Marinetti et les futuristes, et sur l’orchestration fasciste du spectacle des masses pour les masses à l’époque de la reproductibilité technique des œuvres d’art ont également donné lieu à d’abusives généralisations [18]. Etendues à l’ensemble du champ de la production artistique et en particulier littéraire, les remarquables analyses de Benjamin ont contribué, comme la thèse de Sartre, à jeter un discrédit général sur le « goût de la beauté » (avec ou sans majuscule), considéré désormais, quel que soit son lieu, sa forme et sa date d’émergence, comme au mieux anti-politique, au pire profondément réactionnaire, et dangereux.

La beauté, encore aujourd’hui, a mauvais genre, en français et en allemand du moins. Pur hasard de la langue, de telle langue, me direz-vous, si la beauté (Die Schönheit) est de genre féminin, et l’on devrait se garder d’en tirer le moindre effet. Baudelaire et Rimbaud ne s’en privent pas, pourtant, qui s’emparent du corps féminin de la beauté, à la faveur de sa personnification, pour en décliner les figures. Est-ce un hasard, d’ailleurs, si l’allégorie (ou l’allégorisme) est toujours de genre féminin dans la pensée occidentale? Beauté, Raison, ou Vérité, corps de l’une ou voile de l’autre…. Mais laissons cela de côté.

Permettez-moi de vous emmener, pour finir, dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale française, le 7 février 2012. Non, non, je ne confonds pas « la » politique, telle qu’on la pratique et la nomme aujourd’hui,  avec le politique ; loin de moi l’idée de réduire les virtualités de ce dernier au spectacle de « comices agricoles » offert par une démocratie parlementaire essoufflée et impuissante. Mais voilà : ce jour-là, un député de la Martinique, Serge Letchimy, apparenté PS, prend la parole pour dénoncer les propos que vient de tenir Claude Guéant, ministre de l’Intérieur de Sarkozy, sur la hiérarchie des « civilisations ». Le discours de Letchimy provoque un « tollé » dans les rangs de la droite parlementaire, qui s’offusque de l’évocation « excessive », à ce propos, des « idéologies européennes qui ont donné naissance aux camps de concentration au bout du long chapelet esclavagiste et colonial. » La droite quitte alors l’hémicycle, et ce mouvement unanime et théâtral attire l’attention des médias. Emboitant le pas des parlementaires UMP, ceux-ci font commerce pendant deux jours des « raccourcis » et des « exagérations » de Letchimy.

On n’avait guère entendu parler —ou parlé de — Serge Letchimy jusqu’à ce jour, sur les chaines de télévision et dans les journaux de la France métropolitaine. Si je l’évoque à mon tour aujourd’hui, c’est à cause du rôle de « multiplicatrices » de l’intensité politique que jouèrent la beauté et la littérature dans son intervention [19]. Depuis que Victor Hugo a quitté les bancs de l’assemblée nationale, on a rarement l’occasion d’éprouver des émotions indissociablement esthétiques et politiques en provenance de l’hémicycle. Le discours de Letchimy, interrompu par le brouhaha de la droite, fut l’une de ces trop rares occasions.

Letchimy manie efficacement l’anaphore, la période et l’antithèse, à la manière de Hugo —manière qui nous paraît « classique » aujourd’hui—, même si c’est aux mânes de Montaigne et de Césaire qu’il en appela explicitement ce jour-là. Mais là n’est pas seulement, ou pas exactement, la raison de l’émoi provoqué par son intervention. En invoquant la beauté et en mobilisant les ressources de la littérature et de l’émotion « esthétique » au service d’une affirmation politique, Letchimy a transgressé l’opposition aujourd’hui convenue de l’esthétique et du politique. Ecoutez-le :

[…] M. Guéant, vous déclarez du fond de votre abîme, sans remord ni regret, que toutes les civilisations ne se valent pas. Que certaines seraient plus avancées voire supérieures.

Non M. Guéant, ce n'est pas "du bon sens", c'est simplement une injure qui est faite à l'Homme. C'est une négation de la richesse des aventures humaines. C'est un attentat contre le concert des peuples, des cultures et des civilisations. Aucune civilisation ne détient l'apanage des ténèbres ou de l'auguste éclat. Aucun peuple n'a le monopole de la beauté, de la science du progrès ou de l'intelligence. Montaigne disait: « chaque homme porte la forme entière d'une humaine condition ». J'y souscris. Mais vous, monsieur Guéant, vous privilégiez l'ombre. […]

(C’est moi qui souligne)

La « beauté» n’est pas ici de l’ordre de l’ornement superflu ou mystifiant ; sa convocation n’est pas une parade rhétorique destinée à nous distraire du but politique poursuivi. Elle est au contraire l’arme et la sève d’un discours auquel elle confère une force de frappe particulière. Parions que c’est précisément cette forme d’« esthétisation » candide et sentie du politique, qui a saisi les députés de droite, les poussant à quitter l’hémicycle en vociférant.

L’emphase du discours de Letchimy peut toujours faire rire. Quant à l’humanisme qui aimante sa politique, il demeure de facture « classique ». Pour des oreilles de femmes averties, sa protestation contre « l’injure faite à l’Homme » laisse à désirer. Mais en parlant le langage « méta-esthétique » du « concert », de l’« éclat » et de la « beauté », Letchimy s’inscrit délibérément dans la lignée de son mentor et modèle en politique, Aimé Césaire. Défenseur des damnés de la terre, poète du mot et des maux « somptueux » [20], de « l’écriture belle de rage » [21], Césaire s’est employé, non pas à « embellir » la parole des anciens fils d’esclaves, mais à en révéler l’éclat, en sonnant, comme Rimbaud avant lui, la charge d’une beauté révoltée. Dans « Barbare », qui fait écho à l’Illumination de Rimbaud portant le même titre, Césaire n’illustre-t-il pas — qu’importe qu’il le sache ou non — cette négativité critique de l’art dont Adorno a fait la théorie [22] ? « Barbare/ du langage sommaire/ Et nos faces belles comme le vrai pouvoir opératoire/ de la négation » [23].

Je ne suis pas une spécialiste de Césaire, mais, je pourrais, je crois, « démontrer », textes à l’appui, que, chez lui, c’est justement le propos « esthétisant » qui comporte la plus forte charge politique. Peut-être l’a-t-on déjà écrit mille fois.

Des milliers d’Antillais se sont mis à parler la langue de Césaire, la leur, avec une passion fière, depuis qu’il a commencé à la leur faire entendre. Difficile alors, de qualifier son œuvre d’ « élitiste », comme on le fait trop facilement depuis un certain temps à l’égard de textes qui affichent ou revendiquent une dimension « esthétique ».

En Martinique depuis 1939 [24], en France métropolitaine le 7 février 2012, « La justice écoute aux portes de la beauté » [25].


[1] « Devant une neige un Etre de Beauté de haute taille. […] — elle recule, elle se dresse. Oh ! nos os sont revêtus d’un nouveau corps amoureux. »

[2] « Aube », Illuminations.

[3] « Et les frissons s’élèvent et grondent et la saveur forcenée de ces effets se chargeant avec les sifflements mortels et les rauques musiques que le monde, loin derrière nous, lance sur notre mère de beauté, —elle recule, elle se dresse […] », « Being Beautous », op.cit., Illuminations.

[4] Cf. « Charles Baudelaire né en 1821 », in Baudelaire par Théophile Gautier, éd. C.M. Senninger, Paris, Klincksiek, 1986, p.81. L’article parut dans le volume IV d’une anthologie de la poésie française intitulée Les Poètes français, et éditée par Eugène Crépet. Plusieurs notices rédigées par Baudelaire lui-même, y compris un article sur Gautier, figuraient dans ce volume consacré à la poésie contemporaine.

[5] Voir note 4.

[6] C’est Baudelaire qui souligne. Cf « Théophile Gautier I », Critique littéraire, Œuvres complètes, texte établi et présenté par Claude Pichois, Paris, Gallimard, Pléiade, vol. II, p.111.

[7] Ibid., p. 111.

[8] « La Poésie […] n’a pas d’autre but qu’Elle-même ». « La poésie ne peut pas, sous peine de mort ou de déchéance, s’assimiler à la science ou à la morale ; elle n’a pas la Vérité pour objet, elle n’a qu’Elle-même », « Théophile Gautier », op.cit., p.113. (C’est Baudelaire qui met les majuscules).

[9] « Fleur incomparable, tulipe retrouvée, allégorique dahlia, c’est là, n’est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si rêveur , qu’il faudrait aller vivre et fleurir ? Ne serais-tu pas encadrée dans ton analogie, et ne pourrais-tu pas te mirer, pour parler comme les mystiques, dans ta propre correspondance ? », « L ‘Invitation au Voyage », Le Spleen de Paris. (C’est Baudelaire qui souligne).

[11] « Nomos », en grec, c’est à la fois la loi et le nom : la littérature obéirait et n’obéirait qu’à sa propre loi, en se donnant à elle-même son nom.

[12] Cf. Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, 1978.

[13] Baudelaire capitalise même l’adjectif « beau », dans son usage substantivé.

[14] « Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes ; mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète », lettre du 13 mai 1871 à Georges Izambard. (C’est Rimbaud qui souligne).

[15] Je paraphrase ici le titre de la célèbre étude de Walter Benjamin sur Baudelaire : Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme (préf. Jean Lacoste, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2002).

[16] « [Le Poète] arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé ! », lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny, dite « lettre du Voyant ». (C’est moi qui souligne).

[17] « Il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage », lettre du 15 mai 1871. « Des blessures écarlates et noires éclatent dans les chairs superbes », « Being Beauteous », op.cit.

[18] Cf Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de la reproductibilité technique, Œuvres, tome 3, Paris, Folio, 2000.

[19] Rimbaud, encore : « Le poète [….] donnerait plus que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Enormité devenant norme, absorbé par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès ! », lettre du 15 mai 1871. (C’est Rimbaud qui souligne).

[20] « La pression atmosphérique ou plutôt historique agrandit démesurément mes maux/ même si elle rend somptueux certains de mes mots », « Calendrier lagunaire », Moi, Laminaire, Paris, Seuil, 1982.

[21] « Moi qui rêvais autrefois d’une écriture belle de rage ! », « Crevasses », Moi, Laminaire.

[22] Cf. Théodore Adorno, Théorie esthétique (1970), trad. Eliane Kaufholz et Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 1995.

[23] « Barbare », Soleil cou coupé, 1948.

[24] Date de la première publication du Cahier d’un retour au pays natal.

[25] Titre/Incipit d’un poème de Moi, Laminaire.

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