Inédit

Bernard Lamarche-Vadel : sa mort, son œuvre.

Du suicide (littéraire) comme évènement traumatique.

 

 

 

Préambule

 

Les 13, 14 et 15 décembre 2018 s’est tenu un colloque international sous l’égide de Transitions consacré à « Littérature et trauma ». Il a rassemblé trente-six communiquants réunis en sessions, elles-mêmes réunies en journées. Gaspard Turin est intervenu lors de la deuxième journée, vendredi 14 décembre, journée consacrée à « Des équivoques à éclaircir », lors de la session « De l’auteur au lecteur – et retour ».

Gaspard Turin se penche sur un cas lugubrement fascinant, celui de Bernard Lamarche-Vadel, dont l’œuvre d’inspiration « morbide » a été clairement appréhendée par ses lecteurs comme une variation littéraire anticipatrice du suicide de l’auteur, suicide effectué environ deux ans après que son dernier roman, Sa vie, son œuvre (Gallimard, 1998), aura donné une place centrale au  personnage Paul Marbach, « facilement identifiable comme un double de l’auteur, [et] suicidé dont le discours revient hanter les pages du texte qui lui est consacré ».

« Au fil des pages, il fait peut-être un peu plus froid. On remet en question finalement son état de vivant, on est tiré vers la limbe », écrit Gaspard Turin, qui pose alors, avec un rare courage critique, une question inconfortable : l’exemple d’un tel texte, qui prend en otage son lecteur dans  un jeu traumatique en exerçant sur lui une sorte d’abus, n’interdit-il pas de penser la littérature comme une pratique tout entière bonne et curative, conformément à une perspective qui se développe aujourd’hui ?

H. M.-K. et T. P.

Gaspard Turin est Maître assistant à l’université de Lausanne, où il enseigne la littérature contemporaine, moderne et critique. Ses recherches portent sur un corpus littéraire et culturel contemporain et sur la didactique de la littérature. Il a publié en 2017 Poétique et usages de la liste littéraire. Le Clézio, Modiano, Perec aux éditions Droz. Il a codirigé un volume portant sur les thématiques familiales dans la littérature contemporaine française (Lettres modernes Minard, 2016).

 

 

 

 

 

Bernard Lamarche-Vadel : sa mort, son œuvre. 

Du suicide (littéraire) comme évènement traumatique. 

 

 

G. Turin 

01/06/2019

 

 

N.b. : Cette étude reprend quelques parties d’un article écrit antérieurement (mais encore à paraître) pour Fabula-LhT , intitulé « Quand la mort s’écrit : fiction, performance et performativité du suicide chez Bernard Lamarche-Vadel et Édouard Levé ».

  Il s’agira, dans les lignes qui suivent, d’observer un événement littéraire particulier : la lecture d’une œuvre de fiction thématisant de manière centrale le suicide de son auteur, lequel a effectivement lieu après la parution de cette œuvre. On s’interrogera sur le statut pragmatique de cette lecture, pour en interroger ses effets, ses conséquences, ses dangers éventuels pour l’intégrité physique et mentale de celles et ceux qui oseront s’y aventurer.

Le cas Bernard Lamarche-Vadel

Bernard Lamarche-Vadel (BLV dorénavant) publie, entre 1993 et 1998, trois romans, ainsi que quelques textes plus courts, au genre indécidable, entre l’essai et la nouvelle de fiction. Ces publications sont suivies du suicide de leur auteur, en mai 2000. Le contenu de ces romans est trop vaste pour être parcouru ici autrement que de manière lapidaire. On peut néanmoins le qualifier de particulièrement morbide. Plus exactement, une pulsion de mort engage, comme un principe central, toutes les actions des personnages centraux qu’il met en scène.

Dans Vétérinaires (Gallimard, 1993), le statut social du vétérinaire, qui constitue la vocation du personnage principal, est considéré comme suprême dans la diégèse, parce que le droit de donner la mort lui est accordé sans qu’un contrôle extérieur soit exercé sur sa décision. Dans Tout casse (Gallimard, 1995) le narrateur assiste, reclus dans son château avec comme livre de chevet les Oraisons funèbres de Bossuet, au déclin de la civilisation qui l’entoure. Mais c’est surtout Sa vie, son œuvre (Gallimard, 1998) qui intéresse notre propos, roman dans lequel le personnage central, Paul Marbach, facilement identifiable comme un double de l’auteur, est un suicidé dont le discours revient hanter les pages du texte qui lui est consacré – ou qu’il se consacre, les dispositifs énonciatifs du texte faisant l’objet d’un tuilage particulièrement sophistiqué. Le temps écoulé entre ces publications et le suicide de leur auteur a permis que se constitue une réception de son œuvre, bien que relativement restreinte. Ce qui, dans cette réception, est frappant, n’est pas uniquement que le rapport central de l’auteur à la mort est parfaitement perçu par ses lecteurs. Non contents d’en faire une simple caractéristique thématique, ils ont également, et collectivement, perçu l’extrême proximité de l’auteur avec sa propre mort. Je prendrai ici deux exemples tirés de sa réception directe. Philippe Forest, dans un article paru dans L’Infini du vivant de BLV, remarque en ouverture de propos qu’« aucun écrivain actuel ne se situe peut-être aussi résolument “à rebours” du flux dominant de la production romanesque, plus délibérément en porte-à-faux par rapport aux impératifs de la lisibilité et de l’innocuité narrative qui régissent aujourd’hui le commerce des lettres ». Poursuivant son rapprochement avec Huysmans, Forest suggère cependant pour terminer que BLV aurait été « là-bas[1] » puis en serait – peut-être – revenu, démontrant ainsi que sa compréhension de la proximité de l’auteur avec la mort n’attendait pas, pour être remarquable, que celui-ci s’administre lui-même celle-là.

De même Isabelle Rabineau, dans un entretien en 1997, commente l’énonciation du personnage principal du roman Sa vie son œuvre en ces termes : « Lorsque Paul Marbach prend la parole, c’est depuis la rive des morts. C’est dans votre œuvre semble-t-il, l’unique posture qui “met en vie” et autorise l’écriture : cette position couchée, presque hypnotique, de l’écrivain gisant » ; à quoi BLV répond : « Cette vision de mon livre, son projet, dans le cadre d’une émission quotidienne que j’aurais pu intituler “les morts parlent aux morts”, variante de “Je parle aux Français” dès les premières semaines de travail, m’a cloué au lit et je dois bien admettre que je ne m’en suis pas encore durablement relevé[2].

De cette réception, il faut déduire deux choses. D’une part le suicide de BLV est assorti d’une adresse à ses contemporains, comme une voix d’outre-tombe. D’autre part ces écrits, thématisant si visiblement le suicide qu’ils menacent d’y conduire leur auteur, ne sont pas non plus perçus par leurs lecteurs comme des lettres de suicide, mais comme des fictions du suicide[3]. Ils présentent une caractéristique d’autonomie par rapport au geste qu’ils décrivent, et dont l’histoire prouvera qu’ils l’annonçaient, mais de manière médiate, non automatique. On pourrait également décrire cette autonomie par le biais d’une lecture spatiale de la situation : le lieu où ses lecteurs situent l’ethos de BLV est une limbe[4], mais, toute éloignée de la vie qu’elle paraisse, c’est aussi une plateforme d’écriture légitime. Je reviendrai un peu plus loin sur cette question de l’autonomie relative du texte par rapport au passage à l’acte. Auparavant, j’aimerais lier ces constatations initiales avec la question du trauma : en quoi le suicide d’un auteur littéraire et le récit qui s’y rattache présentent-t-ils un caractère traumatisant ?

Le traumatisme (temporalité)

On admettra bien évidemment, en préambule à cette question, que le trauma ne touche pas le sujet chez qui s’origine l’expérience de l’événement du suicide. Mais dès lors il touche doublement les vivants – et a fortiori les lecteurs – qui doivent envisager pour eux-mêmes les conséquences du suicide. Doublement et contradictoirement, car la mort volontaire n’induit pas, comme dans le cas de la mort ordinaire, le simple rappel pour le lecteur de la fragilité de sa propre condition de mortel, rappel conduisant à la valorisation de la vie et au carpe diem. Le suicide instaure aussi, dans la mesure où l’acte de mort volontaire de l’autre est compris et suscite de l’empathie (même au sens d’un ressentiment), l’impression d’anomalie que constitue pour soi-même le fait d’être vivant. Étrange événement traumatique, par lequel se trouve laissé en vie celui qui en fait l’expérience mais tue celui qui ne le vit pas. Un indice de ce phénomène double, dans lequel s’origine le trauma, apparaît dans la chronologie de l’événement traumatique. À la considérer dans son ensemble, la littérature sur le trauma implique un telos toujours similaire – une sorte de flux, ou de pente. Tout événement traumatique y est indexé comme la source de ce qui, ensuite, constitue l’objet de l’intérêt des psychothérapeutes ou des théoricie·ne·s, et ce, même lorsque l’on considère les distorsions et complexités dans le traitement du temps dont certains auteurs font état (en particulier C. Caruth et J.-F. Lyotard[5]). En particulier, pour ces auteurs, c’est la localisation temporelle du trauma qui est problématique. Mais, quelque compliquée que soit sa ligne temporelle, quelque brisée même qu’elle s’avère, elle maintient sa vectorisation. Sa flèche pointe toujours dans le sens de la vie, puisque ce sens est toujours indiscutablement celui de la réparation, du traitement. Cette particularité de la mort auto-infligée, comme événement traumatique par ricochet, conduit les vivants à un dilemme de comportement. Deux scenarii temporels peuvent être adoptés, concomitants au degré d’empathie manifesté par les vivants pour l’acte de suicide mené à son terme. Dans le premier, la ligne temporelle de l’action suicidaire obéit à une détermination inéluctable, refermée sur elle-même, qui fait boucle, qui fait kyste. On entendra : il fallait s’y attendre, il était dépressif, elle avait déjà fait deux tentatives ; on exclura leur histoire de notre temporalité pour maintenir notre telos propre. Cela est vrai aussi en littérature : dans sa chronologie, la narration du suicide préfigurant le suicide du narrateur présente une résolution qui, potentiellement, laissera en dehors le lecteur, soit que celui-ci préfère se protéger, soit qu’il ressente de l’impuissance face à un système dont il est exclu. Système extraordinairement cohérent dans le cas de BLV, où, pour le lecteur, s’intégrer, comprendre, ressentir les effets de la langue et des images, implique de solliciter le second scénario temporel : entrer dans la boucle, c’est-à-dire la briser. Suivre, par la lecture, le temps de l’écriture comme on suit une piste, admettre progressivement qu’il s’agit d’un temps d’entrée progressive dans la mort. Au fil des pages, il fait peut-être un peu plus froid. On remet en question finalement son état de vivant, on est tiré vers la limbe. Dans le cas de BLV, l’indice le plus lisible témoignant d’un point d’entrée dans le système, d’une compréhension et finalement d’une fécondité du texte (le terme est abominable mais il me semble approprié) est le fait que son écriture se permet scandaleusement d’inclure son lecteur dans son voyage vers la mort. Un lecteur auquel il tend littéralement la main, comme il l’explicite en entretien à propos de la forte thématisation de ce motif : « l’une tient une cigarette, l’autre écrit, mes mains mobiles mais coupées de mon corps dansent devant moi sur l’étroite estrade blanche, […] elles symbolisent et miment sur le papier ma déchéance dans le monde des morts d’où je parle, allongé, presque paralysé, divagant, sur mon lit de mort. » Ou encore, à quelques pages d’intervalle : « je garde la sensation que les multiples apparitions de la main dans mes livres contribuent beaucoup à asseoir spectralement mes récits dans les corps de ceux qui les lisent[6] ». Si, comme on l’a vu, le lieu limbique de l’écriture n’est pas statique, mais dynamique, suggère un passage d’un milieu à l’autre, le temps de la lecture participante implique également le franchissement d’un seuil, au-delà duquel ce temps de lecture se confond avec celui qui sépare le lecteur de sa mort. Mais de quels états successifs s’agit-il vraiment ? Et que risque-t-on à une telle lecture ?

Le traumatisme (catharsis)

Pour BLV, toute connivence avec le lecteur passe par la transmission d’un langage potentiellement dangereux, mortifère ou morbifique : « L’idée est de propager chez les Français la maladie qu’ils m’ont infligée. Mon art ne sera réalisé dans les faits qu’à condition qu’ils soient malades, sinon, et c’est le plus probable, encore une vaine tentative sur les étagères de l’oubli[7] ». Les mots de la maladie sont contagieux, les mots pour dire la mort des mots qui tuent. On s’étonne peu, de nos jours, de lire chez une Delphine de Vigan le titre Mots pour maux[8], qui rappelle formulairement l’idée bien connue selon laquelle le langage (littéraire) peut servir à réduire la souffrance. Il importe pourtant d’envisager la possibilité contraire, signifiée ici par BLV, selon laquelle les mots n’agissent plus comme un emplâtre bienfaiteur, mais aussi comme un poison corrupteur. L’idée est fort ancienne, et, là aussi, bien connue : ce qui permet la catharsis, guérison du mal par le mal, est le pharmakon, remède aussi bien que poison. Pour autant, la catharsis à l’œuvre lors de la lecture de BLV ne doit pas être perçue dans son sens freudien de dévoilement d’un conflit intérieur, fondé sur un refoulement d’affects interdits. D’une part parce que le paradigme de la névrose n’est plus le substrat psychologique dominant de notre contemporain : « l’homme pathologique d’aujourd’hui est plus un traumatisé qu’un névrosé (ou un psychotique), il est bousculé, vide et agité. Et dans les situations de précarité, il remplit difficilement les conditions matérielles, sociales et psychologiques pour accéder au registre du conflit[9] ». D’autre part parce que la catharsis chez BLV ne mène plus à la purgation des affects, étant donné que les affects soulevés dans cette œuvre – que l’on pourrait résumer en un enjeu, celui de regarder la mort en face – sont tributaires d’une chronicité. En d’autres termes, on ne guérit pas plus de la peur de la mort que de la mort elle-même. Bien plutôt, la catharsis prend son sens dans sa version lacanienne de « purification du désir », de questionnement quant à la nature de ce désir et l’éblouissement que celui-ci provoque, lorsqu’il est pris comme expérience de franchissement :

« Cette purification […] ne peut se produire, s’accomplir que pour autant qu’à quelque titre, à tout le moins, on a situé le franchissement de ses limites qui s’appellent la crainte et la pitié. - C’est pour autant que le spectateur éprouve, voit se dérouler, se déployer dans l’histoire, dans l’epos tragique qu’il voit devant lui le déroulement temporel, - Pour autant qu’il ne peut pas ignorer désormais où est le pôle du désir et qu’il nécessite de franchir non seulement toute crainte, mais toute pitié […]. C’est pour autant que tout ceci est éprouvé dans le déroulement temporel de l’histoire, que le sujet en sait un peu plus qu’avant sur le plus profond de lui-même. […] On sait ce qu’il en coûte de s’avancer dans une certaine direction. Et, mon Dieu, si on n’y va pas, on sait pourquoi. On peut même pressentir que, si on n’est pas tout à fait au clair de ses comptes avec son désir, c’est parce qu’on n’a pas pu mieux faire. Car ce n’est pas une voie que l'on puisse avancer sans rien payer[10] ».

La catharsis lacanienne n’est plus la fonction d’un caché de l’inconscient qui se dévoilerait par le biais du rêve ou de la thérapie, mais un montré trop violent, trop aveuglant pour qu’on ne cherche pas ordinairement à en détourner le regard. Le thème de la mort, obsessionnellement ressassé dans les romans de BLV, force le lecteur à regarder dans l’abîme, puis le laisse au seuil même du vide et du passage à l’acte. Cette adresse au lecteur, cette insistance sont autant d’éléments qui permettent de postuler une valeur performative du suicide écrit de BLV, pas seulement pour lui, mais pour ses lecteurs. Ou, pour reprendre le célèbre titre d’Austin, Quand dire le suicide, c’est faire le suicide.

Le suicide littéraire comme acte perlocutoire

Pour expliciter cette question d’un passage à l’acte potentiellement métaleptique, c’est donc par la théorie des actes de langage d’Austin que l’on passera. La raison de ce détour est la suivante : cette théorie permet de questionner la qualité médiatique (au sens de ce qui se transmet) des actes de langage. Il est capital, face à une littérature si impliquée dans l’enjeu du suicide qu’elle en explicite et défend le passage à l’acte, de chercher à penser ce qu’elle peut faire, ou faire faire – quelle est, pour reprendre le terme lâché plus haut, sa fécondité. Un court rappel des propositions austiniennes s’impose : l’acte illocutoire est « l’acte effectué en disant quelque chose[11] », cet acte et cette chose étant intrinsèquement liés – et bénéficiant le plus souvent de conditions institutionnelles particulières, comme l’acte de bénir, de marier, de baptiser etc. L’effet d’un tel acte est à la fois automatique et unique. Me voilà béni, marié, baptisé par l’acte de langage du prêtre ou du maire, seulement par cet acte, lequel ne sert à rien d’autre. L’acte perlocutoire « est l’obtention de certains effets par le fait de dire quelque chose[12] ». Entrer dans une salle de cours en protestant du froid qui y règne devrait conduire l’un·e des étudiant·e·s à en fermer les fenêtres. Mais de tels effets ne sont jamais garantis par l’émission de l’énoncé « il fait beaucoup trop froid dans cette salle ». Pour mesurer cette possibilité, je réduis brutalement – et heuristiquement – les productions littéraires de BLV en un énoncé unique, inexistant tel quel dans sa production mais inférable de celle-ci : « Je vais me suicider ». Il est évident que « Je me suicide » ne peut avoir de valeur directement illocutoire : ce n’est pas en l’émettant que l’on se donne la mort. On peut par contre postuler une valeur perlocutoire du très long « je vais me suicider » qui constitue le propos littéraire de BLV, un accompagnement, par la langue, du processus le menant à la mort. Un seul exemple à ce propos :

Il est bien connu, je suppose, que certains états, s’ils sont nommés, si les mots sont venus, pour les dire, pour les qualifier, sont des états qui se transforment, se dilatent ; d’une certaine manière, alors, ces états empirent, parce que les mots sont là, comme une citadelle qui protège cet état. Et l’état prend toutes ses aises, chez l’humain, quand il a dit dans quel état il se trouve[13].

On imagine le résultat d’une dynamique morbide telle qu’à l’œuvre dans cet extrait, lorsque la description d’un « état » concerne la tendance suicidaire. Il y a là quelque chose de mécanique, de presque illocutoire : en disant le mal, ce mal non pas a lieu, mais se transforme et s’exacerbe ; un processus s’amorce qui ne permet plus de retour en arrière. En admettant qu’il en soit ainsi de l’acte d’écriture, que dire de l’acte de lecture ? Faut-il postuler un « effet Werther » inscrit dans les lignes mêmes des romans de BLV ? Ou, si l’on pose la question d’une manière un peu moins naïve, comment se fait-il – outre le fait qu’il est, comme tout secret bien gardé, assez peu lu – que BLV ne tue pas (tous) ceux qui le lisent (pour ma part je vais bien) ? Parce que, même si elle s’avérait presque illocutoire dans son écriture, la pulsion de mort réalisée littéralement est de nature perlocutoire dans sa lecture. Et l’acte perlocutoire se distingue de l’illocutoire précisément par ce qu’il ne présente pas de conséquence immédiate, mais médiate. L’apport de Stanley Cavell[14] est à ce titre déterminant pour prolonger la théorie d’Austin, lequel ne considère de vrai performatif que dans l’illocutoire pur. Or, pour Cavell, même s’il n’est pas possible d’observer un lien de conséquence direct et automatique de l’énoncé perlocutoire à ses effets, certains d’entre eux présentent tout de même une logique performative : ceux pour qui il est impossible de dissocier le sens d’un énoncé de l’émotion qui accompagne la transmission de ce sens. Ce langage de l’émotion, ou plus généralement de l’implication, peut être exporté dans le cas des énoncés annonciateurs de suicide. Dans celui de BLV, c’est un mélange entre le caractère dialogique du texte (adressé, assignatoire, anathématique) et l’aspect médiat de la communication littéraire, par nature différée, qui permet de conclure à une performativité de l’acte de langage, lorsque le suicide a eu lieu mais que le texte reste pour en témoigner. Cela signifie donc que la performativité des textes de BLV ne se situe pas, comme on pouvait le penser au départ, dans son propre passage à l’acte après l’écriture, mais bien dans l’écrit même déposé entre-temps et dans les effets que celui-ci implique. Ces effets, dans une perspective bien plus cavellienne qu’austinienne, sont pluriels. Le « Je vais me suicider » est moins à comprendre comme le strict appareil d’accompagnement du passage à l’acte que comme la création d’œuvres prenant pour cadre ce contrat de l’auteur avec lui-même, mais dont les finalités dépassent ce cadre. Comme l’indique Michel Thévoz, « la pulsion de mort ne conduit pas nécessairement ni directement à l’autodestruction ou au meurtre, elle peut emprunter des détours imprévus et connaître des états réversibles[15] ». Telle est la nature de l’acte perlocutoire qu’il ne présente pas les garanties de sa réussite, ou plutôt que sa réussite n’est pas conditionnée par un résultat univoque.

Vers une éthique (plutôt qu’une morale) de la littérature traumatique

J’aimerais, pour conclure, appliquer ces observations à l’idée, généralement admise, que la littérature a comme vocation de délivrer du traumatisme (au profit d’une continuation de l’existence relativement peu interrogée dans ses présupposés éthiques), et opposer à cette axiologie unilatérale de la persistance celle d’une littérature à vocation de délivrance de la vie. L’intérêt observé plus haut dans la convocation des notions d’illocutoire et de perlocutoire permettent de tirer un double constat : d’une part, s’il est à présent clair que l’acte d’écrire ou de lire ne tue pas effectivement, il ne sauve pas non plus effectivement. D’autre part, si l’on évoque ici son pouvoir de sauver, alors rien ne devrait empêcher qu’apparaisse, dans les mêmes proportions, celui qu’elle a de tuer – d’être, dans le cas qui nous occupe, une sorte de vademecum du suicide. Le pouvoir perlocutoire de la littérature est ce qui sous-tend l’hypothèse d’une fonction thérapeutique de l’expression littéraire. Il faut donc l’accepter aussi dans le cadre d’un pouvoir négatif.

Car à vouloir à tout prix qu’elle sauve, on fait de la littérature un objet moral, et on en fait dès lors aussi un objet utilitaire. On a pu récemment lire sous la plume d’A. Gefen : « La littérature se proclame utile parce qu’elle nous met en contact avec des expériences de pensée à valeur morale[16] ». Il y a là un danger consistant potentiellement à considérer les pouvoirs de la littérature comme illocutoires. Or la littérature n’est pas l’action qu’elle décrit : elle est la mesure de cette action[17]. Ce qui revient à dire qu’elle n’est pas morale mais éthique : elle ne fait pas unilatéralement du bien, ni non plus ne fait-elle à proportion majeure le bien. Elle n’obéit pas à une norme prédéterminée de conduite, ni ne crée une telle norme, qui ne peut se dégager qu’à la mesure de ce qu’en font ses lecteurs. Il est par ailleurs bien entendu que la littérature contemporaine, que ce soit dans sa production directe ou à travers sa critique, exploite aujourd’hui massivement le pragmatisme qui interroge ce qu’elle peut faire plutôt que ce qu’elle est. Il n’est pas question d’en revenir à un autotélisme de la production littéraire qui en proclamerait l’autonomie. S’agissant d’un auteur aussi multiplement cloîtré que BLV, on pourrait être tenté de s’en tenir à la description d’une autonomie mentale problématique – en somme, d’une « folie ». Mais je crois avoir montré qu’une telle particularité esthétique n’empêche pas de lire la production d’un tel « fou » à proportion de l’agentivité qui s’en dégage.

[1] Ph. Forest, « B.L.-V.’s Crash » dans De Tel quel à l’Infini. Nouveaux essais, Nantes, Cécile Defaut, 2006 [1998], p. 303-4 et 308.

[2] I. Rabineau, « À bruit secret. Entretien avec Bernard Lamarche-Vadel » dans Collectif Inculte, Face à Lamarche-Vadel, Paris, Inculte, 2009 [1997], p. 64-5.

[3] Je renvoie, pour ces questions, à mon article « Quand la mort s’écrit » (art. cit.).

[4] « Par vos soins l’un fut jeté dans les limbes » : voir l’entretien de Y. Haenel et F. Meyronnis, « Questions à Lamarche-Vadel » dans Face à Lamarche-Vadel, op. cit., p. 373.

[5] C. Caruth, « The Wound and the Voice » dans Unclaimed Experience. Trauma, Narrative, and History, Baltimore/Londres, Johns Hopkins University Press, 1996, p. 1-9. J.-F. Lyotard, « La phrase-affect » dans Misère de la philosophie, Paris, Galilée, 2000, p. 49-53.

[6] I. Rabineau, entretien cité, p. 65 et 53.

[7] Ibid ., p. 50.

[8] Cité par A. Gefen, Réparer le monde, Paris, Corti, 2017, p. 90.

[9] A. Ehrenberg, La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 260.

[10] J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986 [1960], p. 372.

[11] John L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970 [1962], p. 113.

[12]Ibid ., p. 129.

[13]B. Lamarche-Vadel, « Etat stationnaire », 1985, reproduit dans Face à Lamarche-Vadel, op. cit., p. 31.

[14] Stanley Cavell, « Performative and Passionate Utterance », Philosophy the Day After Tomorrow, Cambridge, Harvard University Press, 2006, p. 155-191.

[15] M. Thévoz, Esthétique du suicide, Paris, Minuit, 2003, p. 8.

[16] A. Gefen, op. cit., p. 13.

[17] Partant, elle est, pour Lacan, « un jugement sur notre action » ( op. cit., p. 359).

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