Exergue n° 181

 

 

 

 

Chaque fois que quelqu’un dit « nous » – et qui donc peut dire « nous », sinon quelqu’un, un seul ? qui peut le dire sinon je ou tu ? – chaque fois, donc, il formule une requête d’identification. Pour cette requête, il propose ou suggère des traits, des indices, des linéaments dont pourtant il ne peut assurer la position immédiate et en quelque sorte tangible que le je, au contraire, assure.

Je se distingue sans reste comme tout autre. Nous élève la même prétention, mais avec le caractère explicite de la sollicitation, de la demande, du désir ou de la volonté de la distinction. Nous doit construire son altérité, et celle-ci n’est jamais tout-autre que de manière tendancielle. C’est pourquoi nous accompagnons « nous » des éléments de sa requête : « nous les Français », « nous dans ma famille », « nous les photographes ». La requête ainsi formulée avoue du même coup sa fragilité ou sa difficulté. En effet, qui sont les « Français », qui « ma famille », qui « les photographes » ?… Dans chaque cas, il faudra ou bien construire un concept, ou bien se rabattre sur une identification formelle et extrinsèque (carte d’identité, registre d’état-civil, licence professionnelle).

Jean-Luc Nancy, « Nous autres », Po&sie, 111, 2005, p. 3-9.

 
 

 

Brice Tabeling

06/07/2019

 

« [E]t qui donc peut dire « nous », sinon quelqu’un, un seul ? ». Dans cette question se loge toute la difficulté du nous. Le problème n’est cependant pas l’apparente contradiction logique de cette formulation qui révélerait en tout « nous » une imposture ou une fiction qu’il suffirait – la belle affaire ! – de dénoncer comme telle. Non, la difficulté du nous que cette question met au jour est qu’en tout nous, il y a un trajet et que ce trajet prend la forme d’une discussion, d’un débat et donc d’un différend.

Car le « nous » ouvre une scène d’adresse portée par le désir d’un seul (qui est le je, tout je, qui dit  « nous », c'est-à-dire aussi le tu) : c’est une « demande », une « sollicitation ». Chaque sujet qui le prononce se projette (se jette, se risque) au-devant des autres et les invite à une construction. Or cette construction, où s’effectuera-t-elle sinon sur cette scène d’adresse que le « nous » vient juste d’ouvrir ? Où le nous discutera-t-il de ce qu’il est – concept ou identification – sinon dans l’espace même où il vient de demander aux autres de le rejoindre, un espace fait d’interpellations réciproques, de demandes et donc d’acceptations et de fins de non-recevoir ? C’est toute l’incroyable fragilité du nous qu’il ne puisse se construire qu’à travers une continuité de requêtes, de demandes, de sollicitations concernant sa propre existence. Et l’incroyable audace de celui qui dit « nous » est qu’il se risque sur une telle scène où, à tout moment, est examiné le renvoi potentiel à sa propre solitude.

En ce sens, en chaque « nous », dès que la première personne du singulier ose le pluriel, se jouent à la fois l’espoir fou et le risque extraordinaire d’un passage – d’une transition – ne cessant de confier au désaccord collectif les conditions mêmes de son avenir.

 

 

 

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