La Beauté  n° 10

 

Préambule            


Le point de départ de la réflexion de Jean-Charles Monferran lui est fourni par une phrase qui est typiquement le genre de phrase à l’égard de laquelle le chercheur peut éprouver de la curiosité voire une secrète sympathie, mais sur laquelle il ne fondera généralement pas son analyse. Il s’agit de l’affirmation d’un lecteur contemporain de Ronsard, Etienne Pasquier, selon laquelle « en Ronsard, [...] tout [...] est beau ». Peut-on « tenter de comprendre ce que Pasquier trouve beau chez Ronsard (et voir surtout à quelles conditions et à l’aide de quels critères, à quatre cents ans de distance, [on] peu[t] partager son sentiment) », telle est la question, inhabituelle et radicale, que se pose Jean-Charles Monferran. Ou encore : peut-il y avoir quelque chose de commun entre ce qu’un lecteur du XVIe siècle juge beau et ce qu’un lecteur du XXIe siècle peut juger beau ? Et s’il y a quelque chose de commun, ne faudra-t-il pas en conclure qu’on est fondé, aujourd’hui, à dire que le texte d’un poète est plus beau que celui d’un autre poète ?

Jean-Charles Monferran se penche ici tout particulièrement sur « un sonnet resté célèbre des Amours de Cassandre (1552-1553), cité par Etienne Pasquier comme étant justement un de ceux où l’on voit le poète “voler ici par dessus les nues” ». Il le compare avec le sonnet source de Bembo pour conclure, comme Pasquier, à la supériorité du premier, et réfléchit alors aux conséquences théoriques et pédagogiques qu’il faut tirer de la découverte de ce sentiment partagé, malgré la distance historique, à certains égards abyssale, qui le sépare du contemporain de Ronsard. Et son cheminement allègre et rigoureux - tout à la fois celui d’un érudit mettant sa science à l’écoute de son sens esthétique, et celui d’un lecteur affecté par la poésie de Ronsard mettant son plaisir et son goût à l’épreuve de son sens critique - son cheminement, donc, débouche sur une conclusion qui nous renvoie à nous-mêmes : « L’école a pleinement raison d’étudier et de faire étudier » Ronsard plutôt que Bembo, Baïf ou Claude de Pontoux. « Le paradoxe veut pourtant qu’elle oublie souvent les raisons pour lesquelles elle transmet certaines œuvres de Ronsard plutôt que celles de minores », au risque de nous faire presque « croire que tous les textes se valent ».

H. M.-K.

 Jean-Charles Monferran est maître de conférences à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV). Spécialiste de littérature française de la Renaissance, il s’intéresse plus particulièrement à la poésie et à la poétique. Il vient de publier L’Ecole des Muses : les arts poétiques français à la Renaissance (1548-1610), Genève, Droz, 2011 et d’éditer, en collaboration avec Michel Jourde, L’Art poétique de Jacques Peletier du Mans (Paris, H. Champion, 2011).

 

 



Quand Ronsard « vole par dessus les nues »

 

Jean-Charles Monferran

30/03/2012 

 

« En Ronsard, je ne fais presque nul triage. Tout y est beau »[1]. Ces mots, aussi limpides qu’énigmatiques, sont ceux d’un lecteur contemporain de Ronsard, Etienne Pasquier, poète lui-même à ses heures, magistrat et historien. Ils sont tirés du septième livre des Recherches de la France que Pasquier consacre à une revue de la poésie française, Ronsard y apparaissant comme l’accomplissement d’une histoire de la poésie nationale envisagée sous la forme d’un progrès. Pour tenter de comprendre ce que Pasquier trouve beau chez Ronsard (et voir surtout à quelles conditions et à l’aide de quels critères, à quatre cents ans de distance, je peux partager son sentiment), je me pencherai sur un sonnet resté célèbre des Amours de Cassandre (1552-1553), cité par Etienne Pasquier comme étant justement un de ceux où l’on voit le poète « voler ici par dessus les nues » :
 

Comme un Chevreuil, quand le printemps détruit
L'oiseux cristal de la morne gelée,
Pour mieux brouter la feuille emmiellée,
Hors de son bois avec l'Aube s'en fuit :

                      Et seul, et sûr, loin de chiens et de bruit,
                     Or’ sur un mont, or’ dans une vallée,
                     Or’ près d'une onde à l'écart recelée,
                     Libre, folâtre où son pied le conduit :

                     De rets ni d'arc sa liberté n'a crainte,
                     Sinon alors que sa vie est atteinte
                     D'un trait meurtrier empourpré de son sang :  

                     Ainsi j'allais sans espoir de dommage,
                     Le jour qu'un œil sur l’Avril de mon âge
                     Tira d'un coup mille traits dans mon flanc [2]. 

 


         
Comme souvent, Pasquier ne s’explique guère sur les raisons de son choix et de sa préférence ; il se contente de donner au lecteur le poème italien dont Ronsard s’inspire, un sonnet de Bembo, et de conclure à la supériorité incontestable du poète français (« Bembe fut l’un des premiers personnages de son temps en quelque sujet où il s’adonna, tant en Latin que Toscan : toutefois, je crois que s’il revenait au monde, il voudrait bailler et son Sonnet, et deux autres de ressoulte en contr’échange de cettui »[3]).

 

Si come suol, poi che ’l verno aspro e rio
Parte, e dà loco a le stagion migliori,
Uscir col giorno la Cervetta fuori
Del suo dolce boschetto, almo natio.

             
             E hor super un colle, hor lungo d’un rio,
             Lontana da le case, et da pastori
             Gir secura pascendo herbette e fiori,
             Ovunque più la porta il suo desio.

             Ne teme di saetta, o d’altro inganno,
             Se non quando è colta in mezzo il fianco,
             Da buon arcier, che di nascosto scocchi.

             Cosi senza temer futuro affano,
             Moss’ io, Donna, quel di, che bei vostr’occhi   
             M’impiagar lasso, tutto ’l lato manco.

                                                                                           

Ainsi, comme à l’accoutumée, dès que l’hiver
                                                           âpre et hostile]
S’en va pour laisser place aux saisons meilleures,
La jeune biche, au lever du jour, quitte
Son doux et bon bosquet natal :

Et tantôt sur une colline, tantôt le long d’un ruisseau
Loin des maisons et des bergers,
Elle va sans peur et paît l’herbette et les fleurs
Partout où son désir la porte le plus.

Elle ne craint ni flèche ni piège aucun,
Sauf lorsque elle est frappée au beau milieu du flanc
Par un habile archer qui décoche à l’affût.

Ainsi sans craindre de futurs tourments
J’allais Madame ce jour que vos beaux yeux
Me blessèrent, hélas, tout le côté gauche.[4]

                                                                                                      

Le lecteur d’aujourd’hui peut sans doute être surpris d’une critique de valeur qui ne s’embarrasse guère de justification quand elle n’affiche pas tout bonnement ses préférences nationales et personnelles (« Si une amitié que je porte à ma patrie ou à la mémoire de Ronsard ne me trompe, vous le voyez ici voler par dessus les nues »). Mais il peut aussi être sensible à ce qui, chez Pasquier, relève de la poétique comparée et de l’analyse intertextuelle. En confrontant les deux poèmes, Pasquier cherche à mettre au jour ce qui fait la force de la poésie ronsardienne, laquelle trouve pourtant, comme il le montre, l’essentiel de son invention, voire l’ensemble de ses mots et de leur syntaxe dans son modèle italien. Il pose ainsi une question essentielle que l’on n’oserait sans doute plus poser en ces termes : pourquoi Ronsard est-il ici un plus grand poète que Bembo, alors qu’il dit la même chose que lui et presque dans les mêmes termes ? Qu’est-ce qui fait que Ronsard soulève son lecteur pour l’emporter au dessus des nues, au contraire du poète toscan ? D’où vient l’étrange beauté du poème ronsardien, d’autant plus saisissante quand on la compare à la tentative de Bembo, mais aussi à celle, parmi bien d’autres, de Jean Antoine de Baïf que Pasquier se plaît à citer pour lui dénier « la grâce » qu’il trouve en Ronsard (« sonnet que je ne veux pas dire n’être beau, mais si j’en suis cru, il ne sert que de feuille à l’autre ») ?

Beauté de la variation

Il n’est bien sûr pas certain que les réponses de Pasquier à ces questions puissent être tout à fait les nôtres. Cette « beauté » que Pasquier perçoit en Ronsard naît pour une grande part chez lui, comme chez certains de ses contemporains, de l’imitation qu’il perçoit : le plaisir de la reconnaissance du texte-source se joint alors très vite à celui de la variation formelle exercée par le nouveau poète à partir du patron existant. Gagnés par l’argumentation aussi forte que polémique avancée par Du Bellay dans La Défense (1549), selon laquelle un texte ne possède de la valeur (poétique ou littéraire) que s’il récrit un grand texte étranger grec, latin ou italien, les lecteurs comme Pasquier sont sensibles à la manière dont Ronsard se réapproprie subtilement l’héritage, ici italien, transmis dans une langue nouvelle au prix d’un travail incessant de variation. Cette beauté à l’usage des lecteurs érudits de la Renaissance (mais Ronsard n’écrivait pas que pour eux, il écrivait aussi pour la Cour et pour la ville) nous échappe nécessairement en grande partie, quand bien même, dans l’exemple imparti, nous pouvons, grâce à l’aide de Pasquier, comme ailleurs, grâce à l’aide des éditions savantes, nous en faire une idée et apprécier de fait la force ou l’adresse de telle ou telle récriture — rien n’y fera toutefois, et la perception de cette beauté, qui ne peut nous être immédiate, ne sera jamais tout à fait celle d’un contemporain de Ronsard. Au demeurant, même si nous arrivions à entendre derrière Ronsard le poème de Bembo et à distinguer derrière lui une des puissantes analogies du Canzoniere de Pétrarque, il n’est pas sûr que cette reconnaissance puisse aller de concert avec la reconnaissance de facto de la beauté du poème de Ronsard. Nous vivons depuis très longtemps dans un autre régime littéraire, et il est bien difficile de partager de manière sensible ce qui pouvait émouvoir Ronsard lui-même quand, lisant l’anthologie vénitienne réunie par l’éditeur Giolito, il écrivait en marge de son exemplaire à propos d’un poème italien qu’il était « divinement tiré d’un petit poème de Théocrite » [5].

Il n’empêche que la mise en regard des poèmes de Ronsard et de Bembo, offerte par Pasquier — comme elle l’était déjà dans l’édition de 1553 par les soins de Marc Antoine Muret, le commentateur de Ronsard — m'aidera ici à préciser certaines singularités du sonnet des Amours, et que j’userai (en partie) de ce détour par la comparaison pour chercher à mieux mettre en valeur ce qui fait la beauté propre du poème ronsardien. Selon moi, mais aussi peut-être selon Pasquier.

L'orfèvre et l'inspiré : du labeur et de l'ardeur

Ce qui me saisit d’abord en lisant ce poème, c’est de voir à quel point (et avec quel pouvoir de suggestion) Ronsard réussit à décrire l’ambivalence du sentiment amoureux, le lien consubstantiel du plaisir amoureux et d’une douleur qui peut aller jusqu’à l’anéantissement. C’est aussi sans doute, bien que fondé sur des présupposés très différents, ce qui frappe Pasquier qui cherche à montrer que la langue française, et plus spécialement Ronsard, peut contester à la langue toscane sa prétendue suprématie pour ce qui est de « savoir représenter les Passions amoureuses » [6].

La violence de la prise d’amour est bien sûr portée par l’analogie entre l’amant touché par la passion et le chevreuil surpris par les chasseurs comme par la vaste construction d’un poème en une seule phrase qui dit le caractère inéluctable de l’enchaînement des événements en même temps qu’il joue des effets de suspens et de surprise. De fait, le lecteur est lui-même entraîné dans ce climat fait de tension et d’attente puisqu’il doit attendre le dernier tercet pour lire enfin la principale et découvrir le comparé impliqué par l’attaque du poème (« Comme un chevreuil »). Cette dramatisation provient bien de Bembo, mais Ronsard sait mieux encore la souligner. Il clarifie l’identification de l’animal et du poète (la cervetta, étonnamment féminine, devient un chevreuil), pousse jusqu’à son terme l’échange des attributs qui a lieu entre l’homme et l’animal : au gré d’un hypallage saisissant, les traits meurtriers atteignent la vie du chevreuil (v. 11) comme ailleurs le flanc de l’amant (v. 14) ; il croise définitivement le destin de son personnage à celui de la nature, empruntant une métaphore chère à Scève (« l’Avril de mon âge »). Enfin, il sait davantage encore ménager l’apparition du danger en préférant l’expression « loin de chiens et de bruit » à celle, moins dramatique de Bembo (« lontana da le case et da pastori »), le chien ayant l’avantage de renvoyer à la fois à celui des fermes et des bergers, comme à celui, plus menaçant, des chasseurs et de leur meute. La beauté du poème de Ronsard naît d’abord d’une sorte de perfection formelle : rien n’est laissé au hasard, et chaque élément du poème, aussi menu soit-il, contribue à l’élaboration de son sens, à la recherche d’une densité. Pas de « triage » chez Ronsard, car tout y signifie. Belle ouvrage, que le lecteur ou le commentateur d’hier ou d’aujourd’hui est capable d’apprécier et de percevoir quel que soit son prisme (le passage ou non par la comparaison).

Ronsard n’est toutefois pas seulement orfèvre. Dès son premier vers, il modifie de façon considérable sa source en transformant le printemps lui-même en agent mortifère (« Comme un Chevreuil, quand le printemps détruit »). Chez lui, c’est bien le printemps, et non plus l’hiver, qui est destructeur ou criminel. A l’attaque du poème se trouve ainsi inscrite et figurée cette ambivalence profonde de la Nature où la fécondité côtoie la dévastation et se nourrit d’elle, de même que, dans l’Amour, le plaisir extrême côtoie la déréliction : ce qui, par une tradition ancestrale, représente une image positive heureuse, le printemps et son éclosion, liés ici encore à l’Aube qui se lève et au surgissement d’avril, tend à se voiler chez Ronsard. Pas de force vive sans son envers délétère. Pas de passion amoureuse sans désir de mort. Le poète des Amours ne fait que suggérer l’idée que ses imitateurs baroques exploiteront plus avant[7]. On en voudra encore pour preuve l’étonnant douzième vers où il est dit que l’amant « allait sans espoir de dommage » : assurément, le mot intrigue, rompant avec celui plus attendu de crainte, obligeant le lecteur à sortir de son confort de pensée pour à nouveau percevoir à travers cet oxymore le paradoxe du sentiment amoureux.

Ronsard vole au dessus des nues, tant il sait allier l’expression la plus maîtrisée à une vision du monde qui pousse loin l’idée du dissidio pétrarquiste et oblige le lecteur à sortir d’un cadre de pensée préétabli et le pousse dans ses retranchements. Qu’on juge ainsi, à la manière de Pasquier et par contraste, les essais de Baïf ou d’un Claude de Pontoux :

Comme quand le Printemps de sa robe plus belle
La terre parera, lors que l'hiver départ,
La Biche toute gaie à la Lune s'en part [...]

             Tel comme un qui sans peur de rien ne se défie,
             Dame, j'allais le soir que vos yeux d'un beau trait
             Firent en tout mon coeur une plaie bien pire. 

   Comme le cerf, après la grand' froidure
   De l'âpre hiver donnant place au printemps
   Sort de son bois pour prendre passe-temps.

   Ainsi j'allais ce jour pernicieux [...]
   Que je fus pris, dame, de vos beaux yeux,
   Du deuil voisin ne me prenant point garde. [8]

         


         L'oiseux cristal de la morne gelée

Enfin, Ronsard sait surtout dans ce poème, comme dans bien d’autres, créer la représentation mentale et favoriser l’image. A cet égard, c’est bien le deuxième vers, une longue périphrase pour désigner l’hiver (« l’oiseux cristal de la morne gelée »), géniale invention de Ronsard, qui stupéfie, qui du moins me stupéfie, sans que j’aie là, comme auparavant, des critères quelque peu assurés pour justifier mes dires et mon émotion. Me voilà pris au piège bien connu, et si bien stigmatisé par Montaigne : « J'ai vu, plus souvent que tous les jours, advenir que les esprits faiblement fondés, voulant faire les ingénieux à remarquer en la lecture de quelque ouvrage le point de la beauté, arrêtent leur admiration d'un si mauvais choix qu'au lieu de nous apprendre l'excellence de l'auteur, ils nous apprennent leur propre ignorance. Cette exclamation est sûre : Voilà qui est beau ! ayant ouï une entière page de Virgile. Par là se sauvent les fins. Mais d'entreprendre à le suivre par épaulettes, et de jugement exprès et trié vouloir remarquer par où un bon auteur se surmonte, par où il se rehausse, pesant les mots, les phrases, les inventions une après l'autre, ôtez vous de là »[9]. Je peux bien sûr convoquer divers types d’analyse pour chercher à savoir pour quelles raisons ce décasyllabe décrivant l’inertie altière de l’hiver (me) frappe tout particulièrement : capacité du poète à mettre en avant la matière à la fois transparente, fragile et éventuellement tranchante du cristal, mimétisme de cette torpeur mortifère du fait de la régularité de la syntaxe (adjectif/substantif) comme du rythme (2-2//3-3), étrange résonance de la syllabe mor (mort ?) soulignée par la coupe enjambante, sémantisme flou d’adjectifs qui, par un effet d’hypallage, parlent du paysage en décrivant l’état d’âme de son observateur. Rien n’y fait : à proférer à haute voix ce vers, comme nous y invitent les poètes de la Renaissance, je sens qu’il y a là au fond quelque harmonique indécomposable. Je sais aussi que ce vers éveille en moi d’autres vers de poètes bien plus récents, que mon émotion naît donc également de la superposition de ces lectures et de la résurgence d’alexandrins mallarméens. Ronsard lu et aimé à la lumière de « Renouveau » ? « Le printemps maladif a chassé tristement/ L’hiver, saison de l’art serein, l’hiver lucide,/ Et, dans mon être à qui le sang morne préside/L’impuissance s’étire en un long bâillement ». Bizarrement, je me retrouve comme un de ces lecteurs de la Renaissance à goûter un poème aussi par la réminiscence d’un autre, non toutefois pour y apprécier le travail d’une éventuelle variation, mais pour céder à une sorte de supplément de lectures, d’émotions et de souvenirs.

Ronsard, Pasquier, nous

Par une concentration extrême des moyens, Ronsard parvient ici à dire la violence de la prise d’amour, tout en favorisant la représentation sensible. Son poème est à la fois un tremplin à l’imaginaire, suscitant l’image, mais aussi un choc appelant le lecteur à reconnaître l’ambivalence du sentiment amoureux. Pasquier a donc pleinement raison de dire que Ronsard, particulièrement inspiré, « vole ici au dessus des nues ». Mais le sentiment qui le saisit et le soulève à la lecture de ce sonnet comme à la lecture d’autres poèmes du Vendômois a-t-il à voir avec le sentiment qui est le mien? A certaines différences près, déjà évoquées, on aimerait le croire. Assurément, pour Pasquier, la qualité du poète vient notamment de sa manière de représenter vivement les choses par les mots et de saisir le lecteur par une émotion, celle-ci pouvant aller du doux agrément provoqué par la « grâce merveilleusement agréable de certains vers de Ronsard » aux émois occasionnés par la lecture d’Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze, « si bien retiré au vif que le lisant il me fit autrefois tomber les larmes des yeux »[10]. À l’instar de Du Bellay, Pasquier pense que« celui sera véritablement le Poète [qu’il] cherche en notre langue, qui [l]e fera indigner, apaiser, éjouir, douloir, aimer, haïr, étonner, bref qui tiendra la bride de [s]es Affections » (Défense, II, XI).

Il n’empêche que quand il commente ce poème de Ronsard, Pasquier le lit dans la version de 1584 bien assagie par rapport à celle jusque là citée de 1553. Ce n’est donc pas « l’oiseux cristal de la morne gelée » qui retient son attention… Ce vers, désormais corrigé par Ronsard lui-même comme une bonne part des énoncés abrupts des Amours de 1552-1553, a perdu (du moins pour nous) sa beauté énigmatique pour devenir un vers d’une grande banalité descriptive (« Comme un Chevreuil quand le Printemps détruit/Du froid Hyver la poignante gelée »). De même, le saisissant « espoir de dommage » a été retouché en un simple « soupçon de dommage ». Ce qui est beau selon Pasquier et l’affecte ne correspond pas nécessairement à ce que nous trouvons, à ce que je trouve beau aujourd’hui dans ce texte. Il reste néanmoins qu’en dépit de codes esthétiques différents, persiste à quatre cents ans de distance une sorte d’accord ou d’émotion partagée qui, pour être minimale ou fondée peut-être sur des motivations distinctes, n’en est pas moins patente.

L’école a pleinement raison d’étudier et de faire étudier ce sonnet de Ronsard plutôt que celui de Jean-Antoine de Baïf ou de Claude de Pontoux. Le paradoxe veut pourtant qu’elle oublie souvent les raisons pour lesquelles elle transmet certaines œuvres de Ronsard plutôt que celles de minores. D’abord et avant tout, parce que le plus souvent, elles sont plus réussies que d’autres, parce qu’elles émeuvent davantage que d’autres, parce qu’elles sont plus belles que d’autres. A force, depuis une trentaine d’années, de contextualiser toute étude littéraire, d’historiciser chaque approche textuelle, de transformer tout texte littéraire en document, d’éviter de part et d’autre tout discours émotif ou subjectif sur la littérature, on en viendrait presque à croire que tous les textes se valent. Pour difficile qu’elle soit en nous ramenant à notre naïveté de lecteur (naïveté que l’on préfère taire le plus souvent pour lui préférer le caractère rassurant et patent d’une approche érudite ou « scientifique » des textes), la question posée par Transitions est aussi salutaire que politiquement incorrecte : un poème n’est pas un texte comme un autre, et un poème de Ronsard encore moins.


 


 

[1] Étienne Pasquier, Les Recherches de la France, éd. critique sous la dir. de M.-M. Fragonard et F. Roudaut, Paris, H. Champion, 1996, livre VII (1607), 6, p. 1424.

[2] Ronsard, Amours, Paris, Vve Maurice de la Porte, 1553, sonnet 60. L’orthographe est modernisée ici comme dans tout l’article.

[3] Pasquier, Les Recherches de la France, VII, 8, p. 1437. Le commentaire par Pasquier du sonnet de Ronsard, comparé à celui de Bembo, de Baïf et au sien, va des pages 1436 à 1438. Sauf indication contraire, les citations suivantes de Pasquier sont tirées de ces quelques pages.

[4] Plutôt que la traduction que propose Pasquier lui-même à la suite de la citation du sonnet de Bembo, j’emprunte ici, pour faciliter la lecture, la version donnée dans l’édition des Amours de Ronsard et de leurs Commentaires, éd. Christine de Buzon et Pierre Martin, Paris, Didier Erudition, 1999, p. 93.

[5] Raymond Lebègue, « Un volume de vers annoté par Ronsard », Revue du bibliophile, 1951, p. 273-280.

[6] Pasquier, Les Recherches de la France, VII, 8, p. 1434.

[7] Ainsi Clovis Hesteau de Nuysement, « Comme on voit un chevreuil qu’un grand Tigre terrasse/Qui deçà qui delà, ore haut, ore bas,/ Le vautrouille et l’étend dans son sanglant trépas/ Pavant des os, du sang, et de sa peau la place,/ Puis en assouvissant sa carnagère audace, /Tranche, poudroie, hume, et foule de ses pas/ La chair, les os, le sang dont il fait son repas,/ Laissant parmi les bois mainte sanglante trace/ […] Amour me va plongeant dans mon mortel tourment » (Œuvres poétiques, éd. R. Guillot, Genève, Droz, 1994, S. 61). Voir, sur cette imitation, le commentaire de Gisèle Mathieu-Castellani : « Les images cruelles [de Nusyement] constituent en même temps un commentaire dramatique du sonnet ronsardien, qui contenait l’horreur, la possédant virtuellement sans l’exprimer totalement. Nusyement, infidèlement fidèle à l’esprit du texte ronsardien, dégage l’horrible en suspens chez Ronsard, laisse se déchaîner la violence contenue et bridée » (Les Thèmes amoureux dans la poésie française (1570-1600), Paris, Klincksieck, p. 34 et suivantes).

[8] Jean-Antoine de Baïf (cité par Pasquier, p. 1437) et Claude de Pontoux, Les Œuvres poétiques, Lyon, Rigaud, 1579, « L’Idée », S. XX, (cité par Gisèle Mathieu-Castellani, p. 34).

[9] Montaigne, Essais, III, 8, éd. P. Villey, p. 937.

[10] Pasquier, Les Recherches de la France, VII, p. 1448 et 1412.

 

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