Transition n° 14

 

 

 

Préambule

Comment penser la transition entre les XVIe et XVIIe siècles ? Quelles sont les limites de cette « charnière » bien pratique, autour de 1600, que l’on retrouve encore aujourd’hui dans la plupart des manuels d’histoire littéraire ? Peut-on et doit-on construire d’autres modèles de périodisation ? C’est à ces questions, également agitées sur le site de Transitions entre 2013 et 2015, que se sont attelés six chercheurs réunis par Katherine Ibbett et Jan Miernowski lors d’une table ronde aux États-Unis, il y a tout juste un an.

Les concepteurs de ce panel ont accepté, avec une rare générosité, de nous confier les textes de ces interventions. Ils ont choisi de les présenter dans un format inventif – inédit sur le site de Transitions –, et révélant à lui seul l’originalité et l’intensité de la discussion collective initiale. Un texte, un article si l’on veut, mais surtout un véritable dialogue, construit comme des bouts-rimés : se répondant l’une l’autre, six « articulations » différentes de la « charnière entre le XVIe et le XVIIe siècle » qui viennent, tour à tour, remettre sur le métier nos périodisations. Toutes discutent en littéraires l’approche « Early modern » de ces textes qu’on hésite si souvent à nommer « littérature », toutes remotivent et problématisent la catégorie en s’interrogeant sur ce qui fait transition, continuité ou rupture, d’un siècle à l’autre – mais où ? et quand, précisément ? et pour qui ? pour quoi ?

On peut « rompre avec les discontinuités », en montrant ce qu’occulte ce parti-pris théorique (Andrea Frisch), ou bien repérer de nouvelles ruptures qui nous poussent à changer radicalement d’échelle (Pauline Goul, Helena Skorovsky) ; on peut « déplacer la frontière des siècles » pour faire advenir de nouveaux corpus (Toby Wikström), ou bien embrasser chaque siècle dans sa dysharmonie, dans ses effets de rupture et de continuité remarquables, que ceux-ci soient revendiqués ou inaperçus par les contemporains (Hélène Merlin-Kajman). Si des dissonances s’entendent, chaque intervention illustre à sa manière ce qu’une périodisation littéraire a d’éclairant et de productif, quand elle prend comme tremplin un « allègement des contraintes et des aprioris » (Isabelle Pantin).

À ce titre, non seulement l’ensemble réuni ci-dessous prolonge les propositions et les débats réunis dans le dossier « Transition » autour de la catégorie « Early modern » (voir dans le sommaire le texte n° 7 et ses suites, 10 à 13, mentionnés plus haut) ; mais plus encore, comme le soulignent Katherine Ibbet et Jan Miernowski, il lance de nouvelles questions et les fait résonner comme un défi : « Et si la périodisation était un objet transitionnel ? »Et si le « classique », délaissé au profit de l’« Early modern », n’était que l’autre nom de notre désir de transitionnalité ?

 



La charnière entre le XVIe et le XVIIe siècle

 

 

 

Katherine Ibbett,
Jan Miernowski,
Andrea Frisch,
Pauline Goul,
Helena Skorovsky,
Isabelle Pantin,
Toby Wikström,
Hélène Merlin-Kajman

02/02/2019 

 

 

 

Introduction

 

 Katherine Ibbett

 Université d’Oxford

 

 Ces discussions sur le problème de la périodisation historique et de ses ruptures découlent d’une séance organisée lors de la Convention de la Modern Language Association à New York, en janvier 2018 ; elles ont été ensuite refaites (pour certaines) en français après une première existence anglophone. Elles témoignent donc de plusieurs formes de rupture et de continuité : entre l’oral et l’écrit, entre les langues, entres diverses institutions internationales.

 La séance originale était une réplique à des questions que j’avais soulevées lors de la Convention de l’année précédente dans un atelier sur la croyance, où j’avais essayé de mettre en question nos croyances disciplinaires. Mais je n’ai pas pu être présente en janvier 2018, et ces communications réécrites ont été pour moi la première expérience de ces conversations new-yorkaises. J’insiste sur ces formes parce que j’ai été frappée, en lisant ces textes, par la mise en valeur des conditions de lecture, les lieux d’où l’on prend la parole, etc. : si dans les réflexions sur l’archive numérique proposées par Andrea Frisch et par Helena Skorovsky, on voit que les bases de données construisent un sens particulier d’une époque, force est de constater que ces rencontres entre New York et le numérique sont elles aussi formées par les conditions et les lieux de travail ; je regrette, après les questions urgentes posées par Pauline Goul qui tournent autour de l’histoire écologique, de penser que, pour finir par une conversation numérique, on a dû d’abord passer par tant d’avions.

 Pour certains intervenants, comme pour moi en janvier 2017, la « volonté de rupture » (selon la belle expression d’Andrea Frisch) se vit surtout comme une contrainte ; Toby Wikström trouve que ce découpage « pèse… lourdement ». Pour Isabelle Pantin, par contre, la rupture devient un outil, « un ressort très fort de la dynamique de l’enquête ». Je trouve cette perspective libératrice ; elle me permet de rêver le classicisme communiquant qu’imagine Hélène Merlin-Kajman dans son image d’un Montaigne transmis grâce au dix-septième siècle. Et si la périodisation était un objet transitionnel ?

 

Rompre avec la discontinuité

 

Andrea Frisch

University of Maryland

 

On a dit que la critique littéraire positiviste telle qu’elle a été élaborée par Gustave Lanson dans son Histoire de la littérature française consiste en trois périodes principales : « avant le classicisme, pendant le classicisme, et après le classicisme[1] ». En postulant dans Les Mots et les choses une« Renaissance » et une « modernité » définies surtout comme repoussoir d’une « époque classique », Michel Foucault reprend donc un discours bien connu des étudiants de la culture lettrée du dix-septième siècle français : « Ce qui s’offre à l’analyse archéologique, c’est tout le savoir classique, ou plutôt ce seuil qui nous sépare de la pensée classique et constitue notre modernité[2] ». L’époque classique telle que la présente Lanson s’avère en effet exemplaire pour l’élaboration de l’hypothèse foucaldienne d’une épistémè totalisante, car pour le critique positiviste c’est une époque où « les influences fâcheuses sont repoussées, les éléments disparates sont éliminés, les courants contraires s’enfoncent et disparaissent, et les forces hostiles semblent paralysées[3] ». En diffusant ces points de repère dans le milieu non-littéraire et extra-hexagonal, plusieurs travaux de Foucault (dont entre autres l’Histoire de la folie à l’âge classique) ont servi à renforcer le privilège du XVIIe siècle dans le discours des sciences humaines.

Mais Foucault va même plus loin que Lanson. Car il est bien connu que l’histoire lansonienne reste linéaire et continue à tout prix. Par contre Foucault, en mettant en relief le XVIIe siècle comme cible de sa réflexion sur la modernité, donne à la division entre les XVIe et XVIIe siècles que nous interrogeons ici le statut d’une vérité d’ordre « archéologique », constatant que « de cet être [de la Renaissance] il n’y a plus rien dans notre savoir, ni dans notre réflexion pour nous en rappeler le souvenir[4] ». On pourrait cependant faire remonter le postulat d’une révolution épistémologique à l’époque classique au seuil même de… l’époque classique. En proposant que la pensée cartésienne marque un tournant épistémique en Europe, Foucault reprend une thèse non seulement répandue parmi ses propres professeurs, mais soutenue également par Descartes lui-même. Il est significatif que les théories épistémologiques de Descartes soient réduites dans Les Mots et les choses à la version formalisée des Regulae, puisque cette réduction sert à obscurcir la dimension volontariste de la démarche cartésienne. Comme on peut le lire dans le Discours de la méthode, l’instauration de la méthode est précédée d’une étape de rupture épistémique intentionnelle, où il s’agit d’une « résolution de se défaire de toutes les opinions qu’on a reçues auparavant en sa créance[5] ». Ainsi Descartes annonce de façon on ne peut plus explicite un programme de rupture tout à fait consciente, non seulement sur le plan des connaissances particulières, mais aussi sur le plan des modes de savoir. Là où Foucault croyait découvrir une discontinuité épistémique, il se trouve que l’on travaillait à la produire.

C’est alors en termes d’une volonté de rupture qu’il faut aborder la rupture que Foucault entend « accueillir » entre Renaissance et époque classique dans Les Mots et les choses. C’est à mon avis cette volonté, celle qui fonde la division entre XVIe et XVIIe siècles inscrite dans l’histoire des idées en France, qui est le sujet de ce forum sur Transitions. La notion de rupture volontaire d’avec le passé est un des fondements de l’historiographie nationale au XVIIe siècle à la suite des guerres de religion. La commande d’éteindre la « mémoire de toutes choses passées d’une part et d’autre, et dès et depuis les troubles advenues en notre dit Royaume, à l’occasion d’cieux» est sans cesse réitérée par la monarchie depuis le règne de Charles IX jusqu’à celui de LouisXIV. Vu sous l’optique de cette politique de l’oubliante et ses retombées sur l’historiographie, la rupture postulée au début du dix-septième siècle par Foucault se dessine non pas comme un phénomène nuement empirique, ni exclusivement comme l’effet d’une idéologie critique post-moderne, mais comme un desideratum de la mémoire nationale française officielle à l’époque, desideratum qui a été consolidé au XVIIIe siècle.

En attirant notre attention sur les affinités entre les présupposés méthodologiques du premier Foucault et certaines idéologies de « l’époque classique », je ne prétends pas avoir touché au« vrai » sol de la culture française du dix-septième siècle. Mais je suis bien convaincue que le parti pris théorique de la discontinuité, aux XXe et XXIe siècles comme au XVIIe, a servi non seulement à discréditer la poursuite mais aussi à occulter la présence des continuités esthétiques et intellectuelles entre les XVIe et XVIIe siècles français.

Dernière ironie : pourvu qu’elle ne s’accroche pas a priori à la notion d’« époque classique », je crois que c’est précisément en exploitant la méthode archéologique de Foucault que l’étude edu XVIIe siècle français, fondée aujourd’hui sur une archive digitale bien plus vaste que celle à la disposition de l’auteur des Mots et les choses, pourra cultiver des liens avec l’étude du XVIe siècle. Recherchons donc les fantômes des guerres de Religion ; les survivances de l’esthétique dite «copieuse» ; les citations oubliées des ouvrages publiés au XVIe siècle ; bref, recherchons les «sots projets » des uns et des autres qui ne sont pas devenus « classiques ».

 

1610 : L’Anthropocène tombe mal

 

Pauline Goul

Vassar College

 

Je voudrais parler un peu, suite à l’intervention d’Andrea Frisch, de la temporalité de ces « re-publications[6] » du seizième siècle dans la littérature du dix-septième. Ces citations, survivances esthétiques, sont autant de traces d’une continuité que notre profession a longtemps cherché à effacer. Je suis souvent fascinée de ce que certains de mes collègues puissent avoir une expertise démontrée de part et d’autre de cette division. Pour mon propre champ d’étude, mon corpus, il m’est impossible d’ignorer ou de démolir cette rupture. En effet, waste, la notion que j’identifie et continue d’étudier dans les textes du seizième, qui est différente de la copia en ce qu’elle englobe également le gaspillage, le déchet, la dépense, dans l’excès d’un Rabelais ou d’un Montaigne, se retrouve purifiées dans, mais aussi par, la grande majorité des textes du dix-septième siècle[7]. Serait-ce donc, comme Andrea Frisch le suggérait, une illusion d’optique provoquée par le fait que certaines œuvres sont devenues classiques, tandis que d’autres ne furent que de « sots projets[8] » ?En fait, on pourrait aller jusqu’à dire que plus la rupture se fait sentir, de manière contemporaine, plus ce que j’appelle le gâté (waste) est incompris et anormal (de la même manière que Mikhaïl Bakhtine nous fit, des siècles plus tard, relire des chapitres entiers de Rabelais qui auparavant incommodaient la critique).  Un sot projet, d’ailleurs, c’est un peu ce que Montaigne jugea être Pantagruel, quelques décennies plus tard, à l’aube de l’âge classique, puisque, de l’autre côté des guerres de religion, il le trouve, en 1579, « simplement plaisans ». On retrace donc cette rupture dans les re-publications, mais aussi dans les relectures manquées et ratées des classiques précédents. Alors, un sot projet, c’est bel et bien ce qu’étaient les livres de Rabelais, et aussi ceux de Clément Marot, tant qu’on y est, pour le très classique Jean de la Bruyère qui, en 1688, si l’on me permet, passe vraiment à côté :

Marot et Rabelais sont inexcusables d’avoir semé l’ordure dans leurs écrits : tous deux avaient assez de génie et de naturel pour pouvoir s’en passer, même à l’égard de ceux qui cherchent moins à admirer qu’à rire dans un auteur. Rabelais surtout est incompréhensible : son livre est une énigme, quoi qu’on veuille dire, inexplicable ; c’est une chimère, c’est le visage d’une belle femme avec des pieds et une queue de serpent, ou de quelque autre bête plus difforme ; c’est un monstrueux assemblage d’une morale fine et ingénieuse et d’une sale corruption. Où il est mauvais il passe bien loin au-delà du pire : c’est le charme de la canaille ; où il est bon il va jusques à l’exquis et à l’excellent : il peut être le mets des plus délicats[9].

Force est donc de constater que l’illusion du progrès plutôt que l’anxiété de l’influence pousse écrivains et critiques ensemble à toujours présupposer que leur siècle innove, ou fait mieux, que les siècles précédents. Lorsque nous faisons ce genre de déclarations, il n’est pas rare que nous provoquions des ripostes chez des spécialistes de périodes précédentes. Il suffirait pour le prouver de demander ce que pensent les médiévistes de nos lectures de la Renaissance. Pourtant, il faudrait peut-être repenser la productivité potentielle de tels anachronismes. Pourquoi les dix-septiémistes n’auraient-ils jamais à se plaindre que leur siècle ait oublié, condamné ou mal lu ce que le siècle précédent avait réalisé de bon selon les seiziémistes ? Au-delà de nos barrières disciplinaires, au-delà même des seizième et dix-septième siècles, une pensée de la temporalité – ou de l’a-temporalité – peut faire avancer notre conversation. Dans deux articles récents, Laurent Dubreuil développe la notion d’anachronisme productif en tant qu’outil de la critique littéraire. Si l’on reconnaît les textes littéraires comme « étant totalement passés et complètement présents[10] » par le biais de nos lectures, alors notre rôle de chercheurs et de critiques serait de troubler la chronologie afin de ramener des intertextualités et des réinterprétations à la surface. Ce que l’on tâche d’approcher au travers de la lecture, qu’il s’agisse du seizième, du dix-septième, du médiéval ou du moderne, c’est la contemporanéité potentielle de tout texte. Si l’on devait réellement prêter attention à ce que Dubreuil nomme « la distorsion violente que la littérature fait au temps », l’on trouverait non pas des traces de Montaigne dans Derrida, mais des traces de Derrida chez Montaigne[11]Dans nos relectures, Rabelais arriverait avant, mais aussi après, Aimé Césaire. 

Si toutefois, à mesure que les études « early modern » progressent, elles nous poussent de plus en plus à interroger l’arbitraire séparation entre dix-septiémistes et seiziémistes, l’Anthropocène – défini comme l’époque géologique marquée par les activités humaines et leur impact global significatif sur l’écosystème terrestre – tombe vraiment au mauvais moment. Il y a de cela quelques années, en mars 2015, Simon L. Lewis et Mark. A. Maslin affirmaient, dans la revue Nature, que le début de la période Anthropocène pourrait se trouver en 1610[12]. A la recherche du « clou d’or » (ou « point stratotypique mondial »), ce marqueur physico-chimique qui déterminerait les limites entre deux âges géologiques, les deux chercheurs proposent cette date, puisqu’on y trouve la teneur en CO2 la plus basse enregistrée au forage de Law Dome, en Antarctique. Au lieu du marqueur le plus évident de la révolution industrielle (1784, l’invention de la machine à vapeur), Lewis et Maslin préfèrent la conquête de l’Amérique par les puissances européennes, et ses effets sur le climat : l’échange colombien (le mélange de biotopes auparavant séparés), la décimation des populations indigènes à cause des microbes amenés par les Européens, et la consécutive reforestation de soixante-cinq millions d’hectares de terres agricoles, se mêlent pour provoquer, en définitive, le petit âge glaciaire. Du côté anglophone des études « early modern », la réaction fut rapide et enthousiaste ; pour eux, ça tombe très bien. 1610 correspond quasiment à la date de la mort de Shakespeare[13]. Donc, ça marche. De notre côté, ça peut aussi marcher : Bruno Latour dresse une liste de coïncidences inouïes avec cette date dans sa conférence, « Comment (ne pas) en finir avec la fin des temps » : « Il y a des dates de l’histoire dont la coïncidence vous frappe tellement que vous êtes enclin à voir un signe du destin[14]. » Il parle, bien sûr, de la reforestation du continent américain, due au génocide qui décime, selon certaines estimations, cinquante-quatre millions d’Amérindiens. Ici, ce n’est donc pas le fameux an 1492 – ou, avec les deux livres de Charles C. Mann, 1491 ou 1493 – qui sont les marqueurs de cette période, mais la conséquence même de cette découverte, un grand siècle de dévastations plus tard. Ces conséquences ne semblent plus limitées à un territoire, à un continent, mais plutôt bel et bien globales[15]Latour poursuit avec l’assassinat d’Henri IV, et ce qu’il représente : la fin d’une certaine ère de tolérance religieuse. Pour Latour, c’est la date d’une rupture nette : « le corps est écarté au profit de l’esprit », « la facétie [est remplacée] par le sérieux », « le collage par le cohérent[16] ». On pense alors au Siderius Nuncius de Galilée, qui est précisément le marqueur par où Alexandre Koyré fit passer, comme on le sait, Du monde clos à l’univers infini.

Dans ma propre recherche, je postule que quelque chose se serait effectivement passé, autour du seizième siècle – par quoi je veux dire, approximativement, à la fois pendant mais aussi à chacune de ses extrémités – qui aurait ébranlé le monde, et notamment la notion d’une abondance positive et fertile, en y infusant celle d’un excès plus négatif, celle d’un gaspillage. Pour cela aussi, le continent américain est central. Mon manuscrit, A Renaissance Ecology of Waste, parcourt l’œuvre de Rabelais entre le Moyen-âge et la Renaissance et les Essais de Montaigne, mais se termine, avec Les Tragiques de d’Aubigné, autre coïncidence que Toulmin et Latour n’ont pas relevée. Du côté francophone, 1616 (plus proche, si on coupe les cheveux en quatre, de 1610 que ne l’est la mort de Shakespeare) est la date de publication du poème épique d’Agrippa d’Aubigné, qui dénonce les atrocités des guerres de religion. On y voit que les horreurs des êtres humains sur d’autres transforment et se répercutent sur l’environnement non-humain. L’Anthropocène, on est déjà, peut-être, en plein dedans.

De telles coïncidences, en dépit des téléologies qui nous amènent à de telles conclusions, viennent appuyer les enchevêtrements des crises et des changements, humains et non-humains, qui se passent, au niveau des textes que nous lisons. 1610 justifie une grande partie du travail que certains d’entre nous font pour répandre la parole des changements environnementaux dans les mots de Montaigne, Rabelais, ou Ronsard. Afin de continuer notre travail d’écocritiques seiziémistes, il semblerait qu’il nous faille aussi accepter la légitimité d’une date et d’une séparation dont nous reconnaissons pourtant les failles. C’est pourtant, et ce sera le dernier mot, dans le paradoxe de 1610 que l’on démontre la pertinence d’une approche réellement « early modern », qui engloberait tout à la fois 1492, 1610 et 1784, et de l’importance de considérer une telle période dans sa continuité, et dans sa qualité de non-, de pré-, de pas encore, moderne.  

 

Le mauvais timing de l’anthropocène, et les défis de l’histoire conceptuelle de la vraisemblance

 

Helena Skorovsky

Université de Michigan

 

Il me semble que le défi pour nous consiste à articuler des temporalités alternatives et des histoires alternatives de la France de la première modernité. Pauline Goul propose d’envisager une perspective environnementale dans laquelle l’année 1610 constituerait une coupure entre les deux siècles : entre le monde du XVIe siècle où les niveaux d’oxygène dans l’atmosphère étaient normaux, et le monde du XVIIe siècle où ils commencent à monter après un niveau historique très bas en 1610. Elle ne propose donc pas simplement une coupure conceptuelle entre les deux siècles, dans la mesure où le niveau d’oxygène indique la possibilité même de la vie.

Je pourrais bien sûr contredire la perspective de Pauline Goul en montrant les continuités des processus environnementaux auxquels elle-même fait allusion en conclusion, mais dans la mesure où je ne suis pas une spécialiste de l’environnement, ma connaissance est très limitée. Plutôt que de faire cela je préfère accepter ce que Pauline Goul appelle « le mauvais timing de l’anthropocène dans les études de la France de la première modernité » c’est-à-dire le défi de trouver une date de fin alternative pour le seizième siècle. En dépit du fait que, a priori, 1610 ne parait pas, en termes de chronologie, constituer un changement trop dramatique par comparaison avec la fin habituelle (1600), cette nouvelle date nous offre l’occasion de réfléchir à des questions de chronologie et de méthodologie dans la recherche historique. Par conséquent, je voudrais me concentrer un moment sur ces dix années entre 1600 et 1610 et suggérer que nous pourrions avoir besoin d’un long seizième siècle, ou au moins d’un plus long seizième siècle, même si notre perspective n’est pas environnementaliste.

Faisons une petite expérience de pensée. En quoi notre compréhension du XVIe et du XVIIe siècle changerait-t-elle, si le seizième siècle se terminait en 1610 et non pas en 1600 ? Quelle différence cela pourrait avoir pour notre compréhension non seulement de la nature et de l’environnement, mais aussi de la fabrication de la culture dans toute sa matérialité ? Même si je n’ai pas de réponse à cette question, il me semble qu’en adoptant des approches matérialistes de la culture, qu’elles relèvent de la critique environnementale, de la théorie des objets, ou de l’histoire du livre, pour ne nommer que celles-là, cela pourrait nous aider à combler les distances habituelles entre ces différentes histoires. Dans le cas de Pauline Goul, nous réunirions histoire de l’environnement et histoire de la culture. En outre, les approches matérialistes de la fabrication de la culture peuvent nous aider à fonder la recherche historique dans ce que nous pourrions appeler « une temporalité orientée vers la matière » (sur le modèle de l’ontologie orientée vers l’objet).

Étant moi-même une enthousiaste de la théorie des objets je trouve cette perspective tout à fait excitante tout en reconnaissant que tout type de temporalisation est en fin de compte fondé sur un processus de sélection et d’exclusion. Une temporalité dictée par les objets, comme dans le cas de Pauline Goul les niveaux d’oxygène dans l’atmosphère, peut nous aider à raconter une histoire de la France de la première modernité que nous ne connaissons pas encore et que nous en venons à appeler de nos vœux. Autrement dit, cela pourrait nous permettre de réintroduire l’un des éléments les plus importants de l’investigation savante : l’élément de surprise. Dans l’intervention de Pauline Goul, la surprise des auditeurs vient de cette série de coïncidences historiques, qui pointe en 1610 vers ce qu’elle appelle « un entremêlement de crises humaines et non-humaines ». J’aimerais beaucoup l’entendre développer ce qu’elle nomme « entremêlement ».Comment le voit-elle, du point de vue de son corpus ? Et est-ce que cela se prolonge au XVIIe siècle, ou bien est-ce que cette relation entre texte et environnement prend une forme différente après 1610 ?

Pour revenir à mes propres recherches sur ces questions… « Vraisemblance » est un terme d’usage commun parmi les spécialistes de la littérature française du XVIIe siècle. Mais que se passe-t-il lorsqu’on l’extrait de ce terreau lexical qui lui est familier en étudiant ses fortunes dans les collections de textes digitalisés tels que ARTFL, Google Books et Gallica ? En recherchant « vraisemblance » dans ces bases de données, les érudits peuvent rencontrer ce terme dans différents genres d’écrits, périodes littéraires et culturelles, ainsi que dans des contextes linguistiques situés bien au-delà de la poétique du XVIIe siècle.

Que se passera-t-il donc si l’on suit l’évolution de « vraisemblance » entre ses premières occurrences au milieu du XIVe siècle et ses usages au XVIIe et XVIIIe siècles qui dépassent largement le champ circonscrit par les arts poétiques? Quand j’ai entrepris cette étude sur les transformations de longue durée du concept de vraisemblance, mon hypothèse de départ était que le terme ne se référait pas uniquement à une conception normative de la littérature, mais qu’il articulait aussi l’émergence d’une nouvelle conception de la croyance à l’époque prémoderne, notamment la transition menant de la croyance conçue comme une forme de confiance contractuelle à la croyance proche d’une conviction mentale. J’espérais qu’en étudiant ce terme dans divers contextes dont certains précèdent son incorporation dans les débats sur la littérature dans les années 1620, nous allions comprendre l’énorme succès de la vraisemblance poétique et des modes de représentation littéraire qu’elle favorisait comme autant de phénomènes esthétiques portés par un raz-de-marée plus large, balayant les frontières entre le religieux et le séculier au XVIe et au XVIIe siècles. Pour confirmer cette hypothèse de travail, j’ai sélectionné des occurrences du mot entre le XIVe et le XVIIIe siècle en privilégiant les sources appartenant à des genres divers, parmi lesquelles une ordonnance municipale, un commentaire d’astronomie, un roman, un ouvrage d’apologétique religieuse, un essai, un traité de démonologie, un autre de philosophie, un manuel de logique, sources disparates donc, sélectionnées afin de mieux comprendre les enjeux impliqués par l’usage du terme « vraisemblance ».

Voici quelques résultats préliminaires de cette enquête. Jusqu’au XVIIe siècle, « vraisemblance » est un terme fort rare en français. En outre, lorsque nous examinons ses premières occurrences au milieu du XIVe siècle, nous sommes frappés par le fait que ce terme n’est point relié aux questions de la croyance. Les auteurs qui l’utilisent n’attendent point de leurs lecteurs que les opinions vraisemblables soient acceptées ou que les représentations vraisemblables suscitent l’adhésion du public, comme c’est le cas dans la poétique néoclassique du XVIIe siècle. La relation entre la vraisemblance et la croyance change cependant au XVIe siècle, lorsque les occurrences de « vraisemblance » dans les sources appartenant à  différents genres d’écrits commencent à articuler les conflits entre différentes modalités de la croyance. Ces sources sont l’Apologie pour Hérodote d’Henri Estienne de 1566, le chapitre I, 27 des Essais de Montaigne « Il est folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance » et, sur un mode plus ludique, le Gargantuade Rabelais. Ces ouvrages suivent le même scénario fondamental : en mettant en question la vraisemblance comme critère légitime de la croyance, leurs auteurs tentent de convaincre les lecteurs de ne plus accorder foi uniquement aux informations vraisemblables.

La mise en doute de la confiance accordée à la vraisemblance persiste au XVIIe siècle, notamment dans le Discours de la méthode de Descartes, mais au XVIIe siècle nous pouvons rencontrer aussi des usages plus positifs de « vraisemblance » par rapport au problème de la croyance religieuse, notamment dans les textes tels que La logique de Port-Royal et dans le Traité de la vérité de la religion chrétienne de Jacques Abbadie de 1684. Je m’explique cette évolution vers une approche plus positive de la vraisemblance par le fait que, dès le XVIe siècle, la poursuite de la conviction en matière religieuse a favorisé l’usage de  « vraisemblance » aussi bien comme une catégorie servant à l’évaluation de l’information que comme une expérience cognitive. En outre, puisque l’intérêt pour les représentations vraisemblables s’est manifesté dans les textes en français au XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles dans des contextes autres que celui de la poétique, notamment en relation avec la croyance religieuse, il est fort possible que la croyance littéraire et la croyance religieuse soient des phénomènes plus intimement liés à l’époque prémoderne que nous ne sommes actuellement prêts à l’admettre.

 

Ruptures ? Continuités ? : Le cas de l’histoire des sciences

 

Isabelle Pantin

ENS-PSL, Paris

 

Andrea Frisch et Pauline Goul nous ont déjà bien aidés à mesurer la difficulté du choix, pour penser l’histoire littéraire, entre un modèle continu (selon lequel les frontières entre siècles sont des illusions d’optique, créées par les contraintes académiques et d’autres facteurs tout aussi extérieurs à la littérature), et un modèle discontinu (concentrant l’attention sur des phénomènes de rupture). Si on est « discontinuiste », on bénéficie d’une aide puissante pour élaborer un discours de l’évolution, sélectionner les œuvres significatives et structurer leur analyse, mais on s’expose fortement aux risques de la distorsion de jugement et de la cécité sélective : une grande partie des fils qui composent le tissu de la production et de la transmission des textes deviennent invisibles, et du coup on risque paradoxalement de manquer des phénomènes majeurs de changement. Si on est « continuiste », on est bien mieux placé pour observer le paysage, situer les reliefs et les dépressions où ils sont et non où ils devraient être, repérer les mouvances. On est aussi libéré de certains préjugés, et moins tenté de donner une valeur absolue aux jugements de valeur très relatifs que les auteurs décrétés « phares » ont pu émettre sur certains de leurs contemporains et prédécesseurs. D’un autre côté, en cessant de guetter les ruptures, on perd un ressort très fort de la dynamique de l’enquête. L’existence de la « rupture » est-elle si arbitraire ? Ne joue-t-elle pas un rôle crucial dans l’organisation même de la vie littéraire, tant du côté de la production des textes que de leur sélection ?

Il m’a semblé que je pourrais contribuer à ce débat, en me plaçant un peu à l’extérieur du champ et en évoquant le cas un peu différent de l’histoire des sciences, qui a rencontré aussi une profonde mise en cause de la « pensée de la rupture » et s’en est trouvée assez déstabilisée.

L’histoire des sciences n’aborde pas la question des frontières chronologiques de la même façon que l’histoire littéraire. En effet, l’organisation académique ne lui impose pas, même en France, un découpage par siècles. C’est une discipline historique, et elle bénéficie, depuis son origine, d’une division du temps moins serrée et de « tranches » aux limites plus floues, dans notre cas celle de l’« early modern ». Elle n’échappe pas pour autant aux problèmes créés par l’arbitraire et l’artifice d’un découpage qui, une fois institué, exige d’être justifié, quel que soit le cas de figure. Mais elle parvient souvent à les différer.

La contrainte de la frontière lui revient par une autre voie. Elle a longtemps été structurée par l’idée d’un « progrès » scientifique accompli par étapes, idée permettant de reconstituer un « grand tableau » (« big picture ») et un grand récit de l’évolution des savoirs, dans ses dimensions à la fois spatiales et temporelles. Que le récit ainsi développé soit continu ou discontinu ne change rien à l’affaire : l’impact considérable de la théorie de Thomas Kuhn sur la structure des révolutions scientifiques[17] a encore accentué la focalisation sur certains moments de rupture – rupture perçue comme irréversible, avec des effets se propageant à l’ensemble d’une communauté scientifique, puis d’une culture et d’une société, et notamment à son langage. S’agissant des XVIe-XVIIe siècles, la rupture c’est la Révolution Scientifique, engagée avec la révolution copernicienne (1543) et, pour la France, explicitement actée avec le cartésianisme, version nationale de la « nouvelle philosophie » née à la fin de la Renaissance. Certes, dans ce cadre de pensée, la ligne de fracture n’est pas une frontière nette puisqu’elle est générée comme par la propagation irrégulière d’ondes sismiques. Il n’empêche qu’elle induit une propension similaire à penser à travers les catégories de « l’avant » et de « l’après », en abusant des notions de « précurseur », « conservateur », etc.

Cette propension est une habitude enracinée, perturbée mais pas éradiquée par la nouvelle façon de voir les choses qui gagne du terrain. L’idée d’un mouvement général des sciences est rejetée (pour son finalisme et son européocentrisme). Dans la perspective de l’« histoire globale », on cherche plus à détecter des réseaux, des connexions, qu’à dresser des panoramas. Il s’agit avant tout de « décentrer », ou plutôt de constater l’existence d’une multitude de centres dont aucun ne devrait être prioritaire, et de mettre en lumière la diversité des échelles de temps selon les lieux. Ces lieux peuvent être le Japon ou la terre des Tupinambas, mais aussi les divers « mondes » de la France des XVIe et XVIIe siècles : tel ordre religieux, tel collège provincial, telle académie parisienne ne sont peut-être pas exactement des contemporains (ils ne se situent pas à la même distance d’un seuil qu’on pourrait appeler le passage de la Renaissance à l’âge suivant). Impossible, dans ce cas, de peindre le « grand tableau[18] ».

Cette perte d’un système de références unique, cette reconnaissance de la contingence de notre idée des périodes, sont aussi la conséquence d’une autre perte pour l’histoire des sciences : celle de son identité précise, nettement séparée des autres branches de l’histoire culturelle, maintenant qu’elle se transforme en une « histoire des savoirs », reliée à l’histoire religieuse, sociale, économique… et même littéraire. Ayant un objet plus flou, plus complexe, dépendant de multiples facteurs, elle s’accommode moins bien d’une périodisation accordant sens et valeur au passage d’un siècle à l’autre. La récente Histoire des sciences et des savoirs, pilotée par Dominique Pestre, maintient une organisation chronologique, en trois larges périodes[19], mais renonce à toutes les frontières et points de repère canoniques, tels que la Révolution scientifique (pas même mentionnée) ou la Révolution française. Reste seulement la Guerre de 1914… Du même coup, l’ouvrage cesse d’utiliser les grandes disciplines (mathématiques, physique, astronomie, médecine, etc.) pour organiser l’exposé. Il en résulte une lecture très stimulante, mais dont on émerge sans avoir d’idées d’ensemble (sauf celles qu’on avait déjà, comme l’emprise croissante de la globalisation, de l’administration et des technosciences).

Le renoncement aux frontières, et à l’idée de ruptures générales scandant une évolution, constitue donc, c’est un paradoxe, une véritable révolution historiographique qui introduit une rupture de continuité sans rémission. Les travaux réalisés sous l’ancien système ne sont plus reconnus comme utilisables par les partisans du nouveau. Pourtant l’héritage est là : une longue mémoire, ses réserves de données accumulées, et même un outillage mental, perfectionné pour mieux permettre d’assumer une fonction majeure : décrire les passages.

L’exemple de l’histoire des sciences est-il transposable ? Très partiellement sans doute : le domaine littéraire est moins soumis à l’idéologie (pas de la même façon, en tout cas), et surtout le débat s’y concentre moins autour de la question d’un grand récit (souhaité ou prohibé) : lire des textes reste l’activité centrale, et pour cela, l’allègement des contraintes et des aprioris est toujours un gain.

 

Déplacer la frontière des siècles : Vers une périodisation alternative de la tragédie française de la première modernité

 

Toby Wikström

Université d’Islande

 

Avec une admirable concision, Isabelle Pantin montre de façon précise comment la notion du découpage chronologique peut varier d’une discipline à l’autre. Elle souligne que la périodisation fonctionne bien plus subtilement dans l’histoire de la science de la première modernité que dans l’histoire de la littérature française de la même époque. Ce premier domaine est néanmoins assujetti, précise-t-elle, à un autre type de division rigide, celle du célèbre changement du paradigme postulé par Kuhn, théorie qui implique l’idée du progrès scientifique. Cette dépendance des paradigmes de rupture et de progrès suggère que même les disciplines avec une orientation historique extrêmement souple ne peuvent pas échapper totalement aux frontières diachroniques ou à toute notion de progression. Dans un temps additionnel soulignant toute la complexité de la question des divisions temporelles, Isabelle Pantin ajoute que la pensée chronologique, aussi subtiles que soient ses manifestations dans l’histoire de la science, se voit désormais mise en question par le nouveau domaine de la théorie des réseaux.

Parmi les remarques d’Isabelle Pantin, celle qui fait peut-être réfléchir le plus est exactement la tension qu’elle décèle entre la progression diachronique et le réseau synchronique. Comme elle l’observe, les perspectives chronologiques sur l’histoire de la science s’accordent mal avec l’histoire globale, exemple par excellence de la théorie du réseau mettant en relief la connexion synchronique. La perspective du réseau a le mérite de mettre en question l’eurocentrisme de l’histoire de la science. Pourtant, ajoute-t-elle, l’acte de faire des liens entre les disciplines réduit la spécificité de l’histoire de la science, rendant floue une perspective auparavant nette.

Il y a pourtant lieu de se demander s’il serait possible de trouver une approche de l’étude de la première modernité qui réussisse à combiner la progression diachronique et le réseau synchronique qu’Isabelle Pantin met en opposition. Un modèle possible se trouve dans l’histoire globale qu’elle évoque elle-même. Dans Global Interactions in the Early Modern Age, 1400-1800, l’historien de la mondialisation Charles Parker[20] trace les multiples réseaux qui liaient les régions diverses du monde pendant la première modernité. Tout en insistant sur la connectivité synchronique à travers l’espace, Parker fait un découpage chronologique, maintenant que l’époque 1400-1800 constituait une période de première modernité dans toute la masse continentale eurasiatique et non pas exclusivement en Europe. Une telle double perspective incorporant réseau et chronologie nous permettrait d’ériger une théorie générale de la première modernité qui effacerait, par sa perspective synchronique, la frontière rigide entre le XVIe et le XVIIe siècle toujours si influente dans l’histoire de la littérature française et garderait, par son attention à la chronologie, le sens nécessaire de l’évolution historique.

Dans l’histoire de la littérature française de la première modernité, la tragédie est sans doute le domaine où le découpage traditionnel entre le XVIe et le XVIIe siècle pèse le plus lourdement. Avec très peu d’exceptions, les écrivains tragiques de la seconde moitié du XVIe siècle sont discutés (quand ils le sont) séparément de leurs confrères des premières décennies du siècle suivant.La recherche consigne les tragédiens des deux côtés de la frontière 1599/1600 à des chapitres différents dans les œuvres d’histoire littéraire, voire à des œuvres séparées, selon leur siècle d’activité[21]. Pourtant, tous les tragédiens de l’époque partagent le même contexte historique, celui des tumultueuses guerres de Religion, et la même rhétorique caractérisée d’érudition humaniste, de violence verbale fulgurante et de pathos extrême.

Diviser les écrivains de tragédie en deux camps présente le grand défaut de dévaloriser les tragédies très complexes des premières décennies du XVIIe siècle. En faisant une coupure entre 1599 et 1600, l’histoire littéraire a arraché ces tragédies à leur contexte historique et rhétorique du XVIe siècle tardif et les a réunies de force à la tragédie classique, qui appartient certes à la même période 1600-1699 – à la même série numérique, peut-on dire – mais qui est, ce détail mis à part, très différente. Prenant cette association forcée comme un a priori, la critique n’a, dans l’ensemble, pas compris la tragédie du tout premier XVIIe siècle selon ses propres modalités. Elle l’a plutôt jugée d’après les standards poétiques de l’ère classique postérieure. Par conséquent, la recherche a négligé cette fascinante production tragique ou l’a considérée moins digne d’intérêt que le corpus classique[22]. Cette tendance continue d’influer sur le domaine aujourd’hui, au moins aux États-Unis, où il est difficile de publier une monographie sur la tragédie qui ne traite pas longuement des deux maîtres classiques Corneille et Racine.

Comment corriger alors la déformation opérée par le découpage en XVIe et XVIIe siècles ? Une solution possible est fournie par Eric Hayot, qui incite les chercheurs à « imaginer quelle forme prendraient les périodes si l’on les considérait depuis une perspective autre que celle de notre époque[23] ». Si l’on emprunte ainsi la perspective des tragédiens écrivant dans les décennies après les guerres civiles, la division 1599/1600 n’aurait pas de sens. Un tournant plus compréhensible pour eux serait les années 1630, lorsque la théorie classique commence à prendre son essor et que ses partisans renient agressivement le théâtre de la génération précédente[24]

Il convient alors de déplacer la division chronologique principale de la tragédie française de la première modernité depuis le tournant 1599/1600 vers les années 1630. Ce glissement aurait l’avantage de réunir la tragédie des premières décennies du XVIIe siècle – exilée jusqu’à présent du mauvais côté de la frontière chronologique, dans le domaine du théâtre classique – avec la tragédie humaniste précédente. Cette période que l’on pourrait appeler « humaniste et baroque » commencerait dans les années 1550 et durerait jusqu’aux années 1630 environ. L’époque classique de la tragédie débuterait dans les années 1630 également, se chevauchant avec la période ultérieure.

Regrouper la tragédie en ces deux périodes comporterait des avantages pour notre vision globale de la tragédie de l’époque et surtout pour les recherches sur les pièces tragiques des premières décennies du XVIIe siècle. L’association de la tragédie humaniste avec celle de l’ère baroque permettrait de voir la tragédie des années 1600-1620 non pas comme une déviation avant la lettre par rapport à la théorie classique, mais plutôt comme une réponse rhétorique sophistiquée aux désordres civils précédents. À titre d’exemple l’on peut considérer des tragédies rouennaises du tout premier XVIIe siècle : Acoubar (1603) de Du Hamel, Les Portugais infortunés (1608) de Nicolas Chrétien des Croix, et Le More cruel anonyme (ca. 1610[25]). Le refus de toute perspective définitive sur les événements de l’intrigue dans ces pièces fait écho à « l’optique tournante » sceptique qu’un autre membre de ce forum, Andrea Frisch, a explorée dans les tragédies romaines composées par Robert Garnier dans les années 1560-1680[26]. Le fait que les pièces rouennaises ne se conforment pas à la régularité classique devient bien plus compréhensible lorsqu’on les associe aux tragédies précédentes de Garnier et lorsqu’on voit toutes ces pièces comme des réponses compliquées à la déstabilisation du temps des « troubles ».

 

Classico-baroque

 

Hélène Merlin-Kajman

Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle

  

La thèse récente de Tiphaine Pocquet, La mémoire de l’oubli dans la tragédie française (1629-1653[27]), porte sur le même problème que celui qu’aborde Toby Wikström lorsqu’il met en cause le découpage séculaire concernant la tragédie, et épouse une scansion chronologique exactement identique à la sienne en faisant de 1629 (ou 1630 pour Toby Wikström) une date pertinente pour marquer un changement notable dans son histoire. Au-delà du cas de la tragédie d’actualité, lequel s’achève en 1629 avec La Rocheloise, tragédie célébrant la prise de La Rochelle par les troupes royales en 1628, les tragédies du XVIe siècle établissent un rapport explicite avec le contexte des guerres civiles. Toby Wikström étend cette caractéristique à la production tragique des trente premières années du XVIIe. Ce que la tragédie, jusqu’en 1630, effectue, c’est un travail explicite de mise en corrélation de son sujet avec l’actualité « tragique » du contexte historique.

En revanche, à partir de 1630, le rapport à la tragédie de l’histoire – devenue moins contemporaine avec la progressive fin des guerres de religion – passe par le détour de l’allusion ou de l’allégorie[28]. Et c’est aussi le moment où triomphe la poétique dite aristotélicienne ou régulière. On peut comprendre ce phénomène à partir du cas grec : après la représentation de La Défaite de Milet de Phrynikos qui avait fait pleurer les spectateurs athéniens, l’interdiction est  faite aux dramaturges de rappeler des malheurs présents. Les Grecs « inventent » alors la mimésis, nous disent les hellénistes, c’est-à-dire le détour par une fable éloignée dans le temps, car empruntée au mythe[29].

Mais comment évaluer cette différence ?

Pour Toby Wikström, il s’agit bien d’un tournant. De façon remarquable, sa perspective, prenant à rebours une certaine tradition historiographique, propose d’effacer la date de 1600 pour l’histoire de la tragédie au profit de celle de 1630. À ses yeux, cette dernière date, et elle seule, marque la rupture irréversible entre le théâtre humaniste et baroque d’un côté, le théâtre néo-classique de l’autre. C’est une nouvelle scansion de l’histoire littéraire qui est avancée là : elle fait une meilleure place au théâtre des trente premières années du XVIIe, qui pâtissait d’être évalué à partir de Corneille ou de Racine. Et il est bien vrai  que le théâtre mimétique postérieur à 1630, qui se croit enfin fidèle aux leçons de la Poétique d’Aristote après les errements précédents, marque aussi une rupture mémorielle : la règle des unités n’est-elle pas destinée à ce que le spectateur oublie non seulement son présent mais encore la représentation elle-même au profit de l’illusion parfaite ? Apparemment, la date oppose donc avec une grande lucidité une tragédie greffée sur les malheurs du temps (avant 1630) et une tragédie qui voudrait les oublier et distraire.

Ou bien s’en souvenir, mais indirectement ?

Car voici le paradoxe : la perspective de Toby Wikström me semble donner un relief saisissant à l’hypothèse contraire d’une continuité, de part et d’autre de cette date essentielle de 1630 ; non pas une continuité dramatique ou rhétorique, certes (les longues stichomythies disparaissent, le pathétique longuement exprimé, les lamentations reculent, les songes racontés remplacent les spectres rencontrés, l’action critique s’empare de la scène, etc.) ; mais la continuité du lien crucial que la tragédie entretient au trauma historique. Du reste, le mot « tragédie » continue à désigner au dix-septième siècle, de façon centrale, tout à la fois une production théâtrale, une perception de l’existence et un événement funeste qui concerne spectaculairement le public[30]. Sans doute la séparation scène-salle est-elle l’indice d’une discontinuité historique majeure : quelque chose s’inscrit là à la fois dans l’espace et dans le temps – dans le rapport au temps. Mais il faut la comprendre, me semble-t-il, comme une solution à un même problème : comment endurer les malheurs collectifs ?

Cette hypothèse d’une continuité de ce qu’on pourrait appeler la hantise (qui est soit la hantise du présent, soit celle du passé) permet alors de déplacer la question de la chronologie, en interrogeant autrement la date de 1630 : en termes de génération par exemple ; en termes de transmission mémorielle ensuite ; en termes de transmission traumatique, enfin (et ce n’est pas pareil, car le trauma se transmet sans mémoire consciente). On peut avancer que la tragédie a pour constante d’être concernée par la violence extrême des troubles civils ; mais que l’écriture tragique, avant 1630, en est directement affectée (et accablée) ; tandis qu’après 1630, la tragédie se signale par un travail de reprise et de déplacement, ainsi que d’abstraction en quelque sorte théorique.

Le trauma grippe l’histoire linéaire, se transporte à bas-bruit dans les représentations et circule entre les générations. Il y a toujours de l’inactuel traumatique dans le présent. Qu’est-ce qu’en font les tragédies de part et d’autre de 1630 ? C’est la période entière, 1550-1700, qu’il conviendrait selon moi d’observer à la lumière de cette question, avec pour boussole cette date de rupture de 1630, conformément à la judicieuse proposition de Toby Wikström.

Mais de ce fait, pour y parvenir, il ne faudrait pas qu’une telle date (pas plus que celle de 1610 avancée par Pauline Goul à propos de l’anthropocène) serve de repère pour nommer le début de l’époque « classique » : il est clair que ce terme continue de provoquer, fût-ce discrètement, un mouvement de recul, un réflexe de réprobation. Nous, modernes, qui avons mis tant d’espoir dans les avant-gardes, continuons à ne pas l’aimer même si les espérances progressistes se sont peu à peu éteintes. Personne ne se hasarde à conclure qu’il faudrait reprendre la question du « classicisme » avec un autre regard[31] – et c’est sûrement une des raisons pour lesquelles l’étiquette « early modern » finit par emporter l’adhésion – le « classicisme » y disparaît enfin ! Pourtant, il me paraît plus juste de souligner non seulement, comme Andrea Frisch le fait, que le XVIIe siècle a été habité par une volonté de rupture et, plus généralement, par l’idée que quelque chose de radicalement nouveau était en train de se produire, mais encore, et, en un sens, contradictoirement, les hommes du XVIIe siècle savent dater ce « nouveau » du XVIe siècle, non seulement à cause du « Nouveau monde » et des « nouvelles religions », mais parce qu’ils ont conscience qu’il s’agit de « la propagation irrégulière d’ondes sismiques », pour reprendre la belle expression d’Isabelle Pantin : et à cet égard, au nom de Copernic il faut impérativement ajouter celui de Machiavel.

Pour ma part, je suis venue au XVIIe siècle, précisément, en raison de sa fonction paradigmatique dans le récit de la modernité (l’avant-gardisme littéraire tout particulièrement) sur elle-même : elle a eu besoin de faire du XVIIe siècle son repoussoir : écrivains asservis au pouvoir, à l’État, au public aristocratique ; imposition des normes linguistiques, des bienséances ; refoulement du corps, du peuple, de la folie, des particularismes (régions, métiers) ; quasi fascisme de la monarchie absolue, etc. Je voulais aller regarder de plus près ce qu’il en était « réellement » (historiquement). Les bornes chronologiques de « ma » période m’ont donc d’abord été données par les dates qui faisaient repère pour l’avant-gardisme. Or, ces dates sont en fait variables. Genette et Lyotard, deux références essentielles pour mon travail sur le public[32], choisissent Corneille comme figure d’écrivain classique face à son public (celui de la querelle du Cid), ce qui converge avec la création de l’Académie française (1634). Mais pour l’histoire de la langue, l’autre date cruciale, c’est évidemment l’Ordonnance de Villers-Cotterêts : 1539 – un siècle avant ! Et pour l’histoire de la civilité, sur laquelle je travaille actuellement, la date importante, c’est celle du traité d’Erasme, La Civilité puérile : 1530 – à cause des travaux d’Elias…

J’ai eu la chance de lire très tôt (à l’époque, personne ne le lisait ni ne le citait) le livre de Reinhart Koselleck, Le règne de la critique[33]. Il raconte une histoire assez différente de celle de l’avant-gardisme, et qui est pourtant aussi une histoire de la modernité : une histoire qui donne valeur de départ aux guerres civiles de religion pour comprendre le mouvement à la fois politique et sociétal qu’il appelle « scission du public et du particulier ». Ralliés à Henri IV, ceux qu’on a appelés les « Politiques » défendent la solution de l’obéissance extérieure, c’est-à-dire le désengagement des sujets à l’égard de la chose publique : la raison d’État se sépare de la morale privée. Mais ceci s’appelle, du point de vue des dévots, « machiavélisme » (et pour Hannah Arendt, dans « Domaine public, domaine privé », la rupture majeure est en effet Machiavel, mort en 1527). Koselleck donne pour fondement à la période moderne l’oubli des guerres civiles de religion, l’oubli de la nécessité de la paix civile et de ses conditions. Comme je travaillais parallèlement à une archéologie de la notion de public, ce qui m’entraînait du côté du droit (et on sait que l’histoire du droit obéit à une historicité très conservatrice) et de la théorie politique, j’ai rapidement été frappée par l’importance des raisonnements par « équiparation » (métaphores et transferts théologico-politiques) dans les réflexions sur le langage dès le début du XVIe siècle, et par la transposition des débats politiques du XVIe siècle dans les querelles littéraires du XVIIe. Dès lors, j’ai travaillé sur une période que j’ai toujours pensée habitée par son passé plus ou moins proche : habitée consciemment (par le travail des analogies), et inconsciemment (par la pression des morts, du traumatisme historique).

En termes de chronologie, je dirais donc que je travaille sur la période dite « early modern ». Mais le syntagme me dérange car il est lui-même habité par l’idée (faut-il dire le souvenir…) d’un devenir orienté, d’un sens de l’histoire qui dirigerait cette période vers la modernité.

J’ai, comme tout le monde, beaucoup raconté l’histoire à l’aide de « désormais », « déjà », « encore », évoqué « l’invention de », « le début de », « l’émergence de » : du sujet moderne, de l’État moderne, de la nation, des langues vulgaires, du processus de civilisation, etc. Je ne crois plus dans ces catégories. Elles nous facilitent la vie, certes. Mais, d’une part, écoutant peu à peu la protestation toujours renouvelée des spécialistes des périodes antérieures[34], et ayant d’autre part le sentiment aigu et troublant d’avoir, dans ma propre vie, complètement changé de rapport à l’historicité de l’histoire, je ne crois plus vraiment dans ces chevilles du récit d’histoire qui me semblent liées à une conception de l’histoire linéaire et orientée, mais qui ne correspondent plus à ce dans quoi nous « baignons » (et qui est proprement désorienté). Je suis sensible à ce qui se pensait « désorienté » dans la période – et que j’appelle, par écho, « classico-baroque ». Désorienté : car le « nouveau » ne s’ordonnait pas nécessairement dans un telos, dans une dialectique. Il était tout à la fois exaltant (mais pas pour tout le monde), et encombrant.

Je pense maintenant ma recherche en termes de transmission (mon travail, et mon objet aussi) : je cherche à comprendre comment les expériences (mais aussi, les blancs traumatiques, la « pauvreté de l’expérience » pour parler comme Benjamin[35]) se transportent dans l’histoire : la période des XVIe-XVIIe est celle que je connais le mieux, je l’interroge comme réservoir d’expériences dont l’exhumation fait sens pour nous aujourd’hui, sens en de multiples sens ! Et ceci m’invite à m’intéresser à la façon dont cette période a elle-même pensé son rapport à la transmission : « j’écris mon livre à peu d’hommes et à peu d’années », disait Montaigne. Un peu plus tard, un désir de stabilité pouvait se faire jour, il était devenu plus plausible : même s’il semble si conservateur à l’aune des valeurs de la « modernité », il peut pourtant se lire aussi comme un désir de se relier à l’avenir, à la postérité – aux générations futures. Nous comprenons encore la langue de Montaigne : qui sait s’il ne doit pas la communicabilité de son œuvre pendant au moins quatre siècles au désir de classicisme des générations qui l’ont suivi, c’est-à-dire à cette adresse des œuvres à un temps au-delà du sien propre, et à la fixation de la langue française qui en a été une des conséquences ?

 

Coda

 

Jan Miernowski

University of Wisconsin-Madison

Université de Varsovie

 

Notre discussion, à New York en janvier 2018, portait sur la charnière entre le XVIe et le XVIIe siècle dans l’histoire de la littérature française. Y a-t-il plutôt continuité ou discontinuité entre « Renaissance » et « classicisme » ? Qu’en disent les archéologues qui explorent les big data des archives en quête des résidus textuels transmis de génération en génération ? Et quel est l’avis des géologues qui fouillent le sol à la recherche des marques de l’activité humaine qui, de couche en couche, a irrémédiablement souillé notre planète ? Qu’en est-il dans l’histoire des sciences et quelle réponse nous est fournie par celle de la tragédie ? Comment les auteurs de l’époque jugeaient ce qui est vraisemblable et comment géraient-ils les traumatismes qui ont bouleversé leur monde ?

Les réponses à ces questions modèlent, certes, l’historicité de l’objet de nos études. Mais force est de constater, avec Katherine Ibbett, qu’elles témoignent aussi des espoirs et des angoisses des sujets qui les posent, c’est-à-dire de nous-mêmes. Universitaires affiliés à différentes institutions de part et d’autre de l’Atlantique, citoyens de divers États, êtres pétris d’expériences historiques disparates, évoluant dans des écosystèmes multiples et communiquant en plusieurs langues, sommes-nous voués à transiter entre les espaces et les temps de la pensée ou pouvons-nous, comme le suggère Hélène Merlin-Kajman, transmettre un message à ceux qui nous entourent et à ceux qui nous suivront ? 

Si, en effet, telle est notre vocation d’intellectuels et d’historiens du XVIe et XVIIe siècle, quelle est alors l’expérience que nous partageons et qui puisse vraiment importer à ceux qui voudront bien nous écouter ?

Je me pose cette question un an après notre discussion de janvier 2018 à New York. Penché sur les « choses publiques » qui me tiennent à cœur – la Pologne, la France, l’Europe, les États-Unis, le monde – je me demande en cette année 2018 finissante si la destruction dont je suis témoin va mettre en péril l’existence même des jeunes gens qui m’honorent de leur confiance en venant à mes cours. Des écrans me crient le trou béant qui défigure la Marseillaise de l’Arc de Triomphe. Quelles que soient ses raisons – désespoir tragique ou égoïsme stupide, cri de colère légitime ou grognement de haine aveugle – quelle que soit la forme qu’elle prend – spontanée dans les rues ou systémique dans les institutions – la violence qui m’entoure m’oblige à me poser à nouveau la question de la continuité et de la discontinuité du temps historique.

Dans le premier numéro des Temps modernes, Sartre proclamait ironiquement la « fin de la guerre ». Non, disait-il, il ne fallait pas se faire d’illusion sur les festivités de 1945, teintées de mauvaise conscience. Elles ne devaient pas cacher l’évidence : la défaite du nazisme n’éloignait point le spectre de la destruction. Au contraire, dorénavant, la violence s’installait indéfiniment dans la capacité acquise par l’homme de terminer l’histoire par la conflagration atomique globale. À la même époque, Camus déplorait le tragique de l’Europe moderne, aveugle à la beauté du couchant méditerranéen et capable d’illuminer le crépuscule de l’humanité par les soleils de nouveaux Hiroshima et Nagasaki. Un demi-siècle plus tard, nous en sommes à douter si les monstres du nazisme ont vraiment été enterrés et si le nouveau millénaire n’est pas plutôt en continuité avec les haines du XXe siècle.

Toutefois aussi bien Sartre que Camus tiraient une note d’espoir de l’expérience de leur temps. Sartre voyait dans l’inédite capacité d’autodestruction le fondement même de la liberté et de la responsabilité humaine. Camus faisait confiance à la « pensée de midi » d’Ulysse qui refusait l’immortalité des dieux pour libérer la beauté d’Hélène, exilée derrière les murs de la cité moderne. Ces penseurs du siècle dernier ont compris que la continuité de notre culture et de notre vie biologique repose sur le risque de discontinuité qui nous guette inexorablement. La conscience de rupture, voire la certitude de la mortalité de la culture, rendent la transmission possible. Cette fragile mais tenace possibilité d’une renaissance, n’est-elle pas le message classique fondamental ?

 

 

 

[1] Jean-Renaud Seba, « Critique des catégories de l’histoire de la littérature : téléologie et réalisme chez Lanson », Littérature 16 (1974) p. 50-66 ; p. 52.

[2] Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 15.

[3] Gustave Lanson, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1895, p. 467-8.

[4] Michel Foucault, Les Mots et les choses, p. 58.

[5] René Descartes, Discours de la méthode pour bien conduire sa raison, et cherche la vérité dans les sciences, La Haye, Jan Maire, 1637, p. 17.

[6] Cette notion a été évoquée par Andrea Frisch lors de la table ronde au MLA.

[7] Quelque part, la « purification » identifiée par Bruno Latour dans l’influentNous n’avons jamais été modernes (1991) trouve son illustration et justification parfaite dans le passage de la littérature de la Renaissance à celle de l’âge classique.

[8] Il s’agirait d’en faire tout un projet, en pensant peut-être à Scarron, à Molière.

[9] Bruyère, Jean de la, Les Caractères, « Des ouvrages de l’esprit ».

[10] Les traductions de Dubreuil sont les miennes. Cf. Dubreuil, Laurent, « What is Literature’s Now?« dans New Literary History, 1, 38 (2007) p. 43-70.

[11] Je pense bien sûr au merveilleux travail de Katie Chenoweth. Cf.  https://www.youtube.com/watch?v=xZ67YLZILkY.

[12] Simon L. Lewis and Mark A. Maslin, « Defining the Anthropocene », Nature 519 (12 mars 2015) p. 175.

[13] Cf. Steve Mentz dans « Enter Anthropocene, C. 1610 », Glasgow Review of Books,Septembre 2015: « It catches this Shakespeare’s professor’s eye. » https://glasgowreviewofbooks.com/2015/09/27/enter-anthropocene-c-1610.

[14] Latour, Bruno, Face à Gaïa, Paris, La Découverte, 2015, p. 240.

[15] Je pense notamment aux travaux toujours pertinents des historiens Serge Gruzinski et Geoffrey Parker, avec, respectivement, Les quatre parties du monde, Paris, La Martinière, 2004 et Global Crisis : War, Climate Change and Catastrophe in the Seventeenth Century, New Haven, Yale University Press, 2013.

[16] Le résumé vient de Latour. À ma connaissance, il est impossible de déterminer s’il s’agit là du sien propre, ou bien d’un résumé des idées de Toulmin dans Cosmopolis, New York, Free Press, 1990, ou de celles de Lorraine Daston et Fernando Vidal, éditeurs de The Moral Authority of Nature, Chicago, Chicago University Press, 2004, les deux ouvrages étant cités autour de ces phrases.

[17] Thomas Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, University of Chicago Press, 1962 ; éd. revues en 1970, 1996, 2012, chez le même éditeur.

[18] Sur cette évolution et ses conséquences, voir notamment Andrew Cunningham & Perry Williams, « De-centring the "Big Picture": "The Origins of Modern Science" and the Modern Origins of Science », The British Journal for the History of Science, 4, 26 (1993) p. 407-432.

[19] Dominique Pestre (dir.), Histoire des sciences et des savoirs, vol. 1, De la Renaissance aux Lumières [1450-1760] (dir.  Stéphane Van Damme) ; vol. 2, Modernité et Globalisation[1760-1914] (dir. Kapil Raj, H. Otto Sibum) ; vol. 3, Le siècle des technosciences [depuis 1914] (dir. Christophe Bonneuil), Paris, Le Seuil, 2015.

[20] Charles Parker, Global Interactions in the Early Modern Age, 1400-1800, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.

[21] Pour un exemple de la stricte obéissance au découpage par siècle dans une seule œuvre, voir les articles « Sixteenth-century theatre » de Gillian Jondorf et « Tragedy: early to mid seventeenth century » de John D. Lyons dans The Cambridge History of French Literature, William Burgwinkle, et al., éds., Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 204-210, 253-261. Pour le cloisonnement de la tragédie du XVIe et de celle du XVIIe siècle dans des œuvres différentes, consulter Frank Lestringant et al., éds. Littérature française du XVIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2000, p. 343-369, et Jean Rohou, Histoire de la littérature française du XVIIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2000, p. 61-106, qui, à l’instar d’Antoine Adam, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, Paris, Domat, 1948, volume 1, entame sa discussion de la tragédie par l’année 1628. Voir également Christopher Prendergast, éd., A History of Modern French Literature from the Sixteenth Century to the Twentieth Century, Princeton, Princeton University Press, 2017, p. 190-211 et le manuel scolaire de grande diffusion composée par Claude Puzin, Littérature XVIIe siècle : textes et documents, Paris, Nathan, 2009, p. 181-196. Pour des contre-exemples salutaires récents, voir Christian Biet, éd. Le théâtre français du XVIIe siècle :histoire, textes choisis, mises en scène, Paris, L’avant-scène théâtre, 2009, surtout l’« Introduction générale », p. 13-51 et « Première partie : Le Théâtre, un art neuf de la fin du XVIe siècle aux années 1630 », p. 52-115. Un autre travail récent qui refuse la division 1599/1600 dans sa discussion de la tragédie est French Renaissance and Baroque Drama: Text, Performance, and Theory, Michael Meere and Sara Beam, éds., Lanham, Maryland, University of Maryland Press, 2015.

[22] Résumant une longue tradition d’indifférence critique, voire d’hostilité ouverte, envers la tragédie des premières décennies du XVIIe siècle, Charles Mazouer la qualifie de « pauvr[e] ou null[e] de pensée », une « dramaturgie lamentable ou maladroite » et un « recul […] impressionnant » depuis la tragédie humaniste du XVIe siècle. Le Théâtre français de l’Âge classique I. Le premier XVIIe siècle, Paris, Champion, 2006, p. 93, cité par Bénédicte Louvat-Molozay, L’« Enfance de la tragédie » (1610-1642) : Pratiques tragiques françaises de Hardy à Corneille, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2014, p. 19. Voir ibidégalement pour une discussion du manque d’intérêt que les historiens du théâtre français ont montré traditionnellement à l’égard de la période 1610-1630.

[23] Eric Hayot, On Literary Worlds,Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 162 (« Imagine periods as they might look from some moment other than the present »). Voir surtout les chapitres « Against Periodization » et « Institutional Problems Require Institutional Solutions » p. 147-170.

[24] Consulter Louvat-Molozay, p. 15, qui discute de « la liquidation de pratiques dramatiques antérieures » aux années 1630 par les théoriciens du classicisme.

[25] Jacques du Hamel, Acoubar ou la Loyauté trahie : Tragédie tirée des Amours de Pistion et de Fortunie, en leur voyage de Canada, éd. Roméo Arbour, Ottawa, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1973 ; Nicolas Chrétien des Croix, Les Portugais infortunés, éd. Christian Biet et al., Théâtre de la cruauté et récits sanglants en France (XVIe-XVIIe siècle), Paris, Robert Laffont, 2006, p. 711-804 ; Tragédie française d’un more cruel envers son seigneur nommé Riviery, gentilhomme espagnole, sa damoiselle et ses enfants, dans Théâtre de la cruauté, p. 555-591.

[26] Andrea Frisch, Forgetting Differences: Tragedy, Historiography, and the French Wars of Religion, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2015, p. 121. Pour l’expression « optique tournante », voir Marie-Madeleine Mouflard, Robert Garnier 1545-1590 : L’Œuvre, La Roche-sur-Yon, Imprimerie centrale de l’Ouest, 1963, p. 45, citée par Frisch, p. 121.

[27] Tiphaine Pocquet, La mémoire de l’oubli dans la tragédie française (1629-1653), thèse soutenue le décembre 2017 à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 sous la direction d’Hélène Merlin-Kajman.

[28] Comme je l’ai moi-même montré en comparant La Mariane et le Cid et leur rapport à la mélancolie, ou comme je l’ai suggéré de façon plus générale en proposant de lire l’interdit « classique » de la mort sur scène comme une sorte d’évitement du rappel traumatique. Voir L’Absolutisme dans les Lettres et la théorie des deux corps. Passions et politique, Paris, Champion, 2000.

[29] Voir Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, t.1, Paris, Maspéro, 1981 ; t. 2, Paris, La Découverte, 1986 ; et Loraux (Nicole), La voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1999.

[30] Voir Damien Rémont, « Vie politique, vie tragique ? (Note autour d’un mot) », dans Le Dictionnaire universel de Furetière, dir. Hélène Merlin-Kajman, Littératures classiques, n° 47, hiver 2003

[31] Voir l’importante thèse de Lise Forment, L’Invention du post-classicisme de Barthes à Racine. L’idée de littérature dans les querelles entre anciens et modernes, soutenue le 5 décembre 2015 à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 sous ma direction ; et mon article « Classicisme : parcours critique, éloge intempestif », dans Revaloriser le classicisme, dirigé par Rainer Zaiser, Œuvres & Critiques,
 41,1 (2016).

[32] Voir Hélène Merlin-Kajman, Public et littérature en France au XVIIe siècle, Belles Lettres, 1994.

[33] Voir Reinhart Koselleck, Le règne de la critique, Paris, Minuit, 1979.

[34] Je rejoins ici les remarques de Pauline Goul, ci-dessus.

[35] Voir Walter Benjamin, « Expérience et pauvreté », Œuvres, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2000, vol. 2.

 

 

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