La Beauté  n° 8

 

Préambule            

Au fil des contributions, par le canal des voix qui l'interrogent, la beauté ne gagne pas en essence, mais en présence. C'est bien ce que nous espérions. Le texte de Catherine Brun dialogue tout particulièrement avec ceux de Claude Habib et de Jean-Paul Sermain parce que, comme eux, il montre comment la beauté habite, intensément mais discrètement (courtoisement selon le mot d'André Dhôtel commenté par Marie-Hélène Boblet ?), son enseignement.

Mais ce n'est pas exactement la beauté - et certainement pas la Beauté. Car cette beauté qui « entre en moi » n'a pas exactement la même consistance subjective que celle qui entre en toi, en vous, en nous. Comme Jean-Paul Sermain, Catherine Brun nous dit comment ce « par où », cette voie de passage, tient à l'enfance, aux aléas de la vie. Mais  alors que Jean-Paul Sermain rapproche la façon dont la beauté habite obliquement son enseignement de la façon dont elle se vit dans le quotidien des choses les plus familières, Catherine Brun en date la découverte libre de l'Ecole. Et voilà la surprise : car telle qu'elle nous en décrit alors le choc intime, « l'effraction », la beauté venue par l'Ecole, donc par ce que Marcel Hénaff et Gérald Sfez appellent plus généralement « civilité », tient plutôt du déchirement in-civil rappelé par ce dernier. 

A moins que ce que nous voyons se dessiner peu à peu, ce soit que la beauté est adresse. Elle est ce qui, bien adressé, arrive à bon port, chez l'enfant ou l'élève qui en est, littéralement, touché. Ce point de contact ne peut exister si celui qui lui destine la beauté la lui assène. La réflexion de Catherine Brun souligne le même paradoxe que celui que soulève Rousseau à propos de la splendeur du soleil levant qui n'émeut pas l'enfant quand le maître veut la lui communiquer (Claude Habib). Mieux vaut une mère qui regarde, mais qui ne montre rien (Jean-Paul Sermain). Le nom de la grâce s'offre encore (Marcel Hénaff, Delphine Denis) pour mieux dire la beauté adressée : « le don est libre », écrit Catherine Brun, quand on enseigne, quand, dans cet espace, « inexplicablement les peurs se taisent » et que la parole enseignante, loin de programmer la rencontre avec la beauté, la  « déploie délicatement », la « met en circulation ».  

H. M.-K.

Catherine Brun est enseignante-chercheuse à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3. Ses recherches portent principalement sur les rapports de la littérature et du politique, le théâtre du deuxième vingtième siècle et l’écriture de la guerre d’Algérie. Elle a publié Pierre Guyotat, essai biographique (Léo Scheer, 2005) et co-dirige la revue AG, Cahiers Armand Gatti. En juin 2012 paraîtra son nouveau livre : Engagements et déchirements, les intellectuels et la guerre d’Algérie (coédition IMEC/Gallimard). 

 

 



Par où la beauté entre en moi


Catherine Brun

18/02/2012 

 

Depuis que les canons ont dû se soumettre aux lois de la relativité culturelle et historique, la beauté a cessé d’être un lieu commun, un lieu de rassemblement et de consensus. Telle « l’absente » du bouquet mallarméen, à la fois inassignable et irrécusable, elle n’en demeure pas moins invoquée, chantée ou honnie. Son constat a souvent piètre figure. « C’est beau » ne dit rien d’autre que l’embarras ou l’empêchement d’un énonciateur dont l’émotion ne trouve pas sa phrase et dont la subjectivité s’efface. « Je trouve ça beau » serait plus juste si la rencontre n’y semblait pas subordonnée à l’activité consciente et délibérée d’un sujet pensant.

Or, en matière de beauté, rien n’est moins acquis que la part de la volonté ou de l’activité du lecteur/contempteur. « Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps » écrivait Flaubert. « Intéressante », oui ; « belle », non. La séduction d’une longue fréquentation, d’un commerce en bonne intelligence, voire d’une étude approfondie se distingue du foudroyage par la beauté.

Filmé par Raymond Depardon et Claudine Nougaret, le mathématicien Sir Michael Atiyah dit de la beauté qu’elle est « immédiate et personnelle ». Il parle de la beauté des mathématiques, que je ne perçois que confusément, mais sa formule pourrait valoir pour d’autres champs. Car il semble que la beauté doive être pensée au pluriel : pluriel des beautés et pluriel de ses amateurs, recevabilité des unes et des autres, dans l’ouverture réalisée de possibles naguère contraints – « beauté faible » de Jaccottet, « beauté amère » d’Une saison en enfer, « Ange ou Sirène » baudelairiens…

Ceci pour rappeler les limites de mon propos : « Par où la beauté entre en moi ».

Dans ma famille, les beautés qui mettaient en émoi étaient naturelles. Sans culture littéraire ou artistique, mes parents ne m’ont jamais transmis d’émerveillements que ceux suscités par la faune, la flore ou les paysages des zones montagneuses que nous arpentions en randonneurs. De sorte que cet émerveillement presque obligatoire m’a longtemps tenue éloignée des charmes du dehors.

Mes beautés à moi étaient artistiques, littéraires, musicales. Elles étaient solitaires. Non partagées. Cadenassées. Plus intimes que l’intime, plus secrètes que n’importe quel secret. Je me souviens des premières : la première toile, le premier poème, le premier morceau. Elles me sont venues par l’Ecole, d’enseignants passionnés qui m’ont donné envie d’écouter, de voir, de lire. Elles m’ont surprise, prise par effraction. Je ne les attendais pas. J’en ignorais tout. Très vite, ensuite, elles sont devenues vitales. Alors ont commencé les listes : de films à voir, de tableaux à découvrir, de livres à lire, de disques à entendre. Il fallait favoriser la rencontre d’autres beautés, déplacer le seuil de l’insensibilité, m’exposer à de nouvelles fulgurances. Et en même temps compenser par ce quadrillage serré l’inquiétude née de cette vulnérabilité nouvelle. La démarche demeurait solitaire, dissimulée, protégée. Rien de plus délétère qu’un enthousiasme non partagé ou qu’une émotion sans écho. Flaubert l’illustre avec Madame Bovary. Dans la scène des comices, le rapprochement prévisible de Rodolphe et d’Emma manque trébucher quand Rodolphe admire « quelque beau sujet » que Madame Bovary ne goûte guère. Il faudra au séducteur fustiger la médiocrité provinciale et célébrer l’élégance pour restaurer l’harmonie troublée. Car la perception de la beauté peut aussi réunir : c’est sur une adoration commune des soleils couchants et de la mer que communieront d’abord Emma et M. Léon.

Cette chance d’un accord, ce risque d’un désaveu, je m’y suis soustraite, pour l’essentiel, jusqu’à ce que je me trouve, à mon tour, en position d’enseigner. Ce fut au collège, ou au lycée, en prison ou à l’université, dans des espaces collectifs sinon publics, où j’aurais dû me sentir plus empêchée que jamais, mais où curieusement s’imposait, avec la nécessité de produire un enseignement vivant, l’impératif catégorique du supplément d’âme. Inexplicablement là, les peurs se taisent. Le don est libre. Il peut être sans suite, n’engage rien que, peut-être, mais souvent ne le sait-on pas, ou alors bien plus tard, un écho, une réconciliation. « Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige » m’avait en son temps permis de consentir à la beauté des soleils couchants dont tant de clichés m’avaient tenue éloignée.

Mais l’enseignement ne saurait se satisfaire de tels aveux, de tels récits, et encore moins les programmer. Il peut, par contre, déplier la beauté, la déployer délicatement, manifester comment elle advient, formuler des hypothèses, ouvrir des pistes, la mettre en circulation. « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement » : la beauté non plus, qui oblige à inventer des chemins de traverse. C’est aussi ce que firent, quoiqu’on en dise, les surréalistes, quand ils appelèrent Lautréamont et sa série des « beau comme » à la rescousse de « la beauté convulsive ».

Ni déceptive ni aveuglante, la beauté peut alors être vécue et transmise comme une étincelle prolongée, une fable fréquentable, un emballement renouvelé.

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