Dialogue n° 2 

 

 

 

 

Préambule

Ce dialogue est né d'une proposition faite à François Cornilliat, professeur à Rutgers University. Il s'agissait de discuter des premières phrases du livre III des Essais de Montaigne où celui-ci commente les célèbres vers de Lucrèce qui ouvre le livre II du De Rerum Natura. Ce texte avait déjà été commenté dans la section Adages de notre revue par Guido Furci, Marie-Dominique Laporte, Hélène Merlin-Kajman et Michelle Rosellini. Répondant généreusement à l'invitation, François Cornilliat a fait don d'un texte dense, fort et beau qui parvient à dialoguer aussi bien avec Montaigne et Lucrèce qu'avec notre présent. Au tour du lecteur de participer à cet échange en recevant ces mots et, s'il le désire, en y répondant. 

 



Jours inhabituels

 

François Cornilliat

06/06/2020
                                        

   

pour Mary et Elizabeth

Lire Montaigne « à distance », comme des étudiants et moi le faisions depuis la mi-mars, c’est amplifier l’effet, propre à la « conférence » avec cet écrivain, d’une parole simultanément intime et lointaine. Il se trouve qu’un autre phénomène de cet ordre me frappait, à titre personnel, depuis le début d’un semestre où, pour la première fois, j’enseignais les Essais en anglais. Je ne compte plus les phrases de la belle traduction de Donald Frame que j’ai commencé par ne pas reconnaître – privées qu’elles étaient des mots qui me transmettent leur essence depuis des décennies. Or ces mêmes phrases, dans cet intervalle d’incompétence, me parlaient d’autant plus directement, avec une simplicité désarmante, dans la langue étrangère qui m’est familière. Comment un tableau visiblement repeint peut-il sembler, du même coup, débarrassé de ses repeints ? Comment le masque posé sur un visage dont chaque linéament m’est cher peut-il m’apparaître comme ce visage même, d’autant mieux révélé ?

Ce n’était là qu’une version spécialement manifeste du paradoxe inhérent à la lecture des Essais. À la « bonne foi » qu’ils promettent, on commence à répondre sur le même ton, sans savoir ce qu’est la « foi » d’un gentilhomme français du XVIe siècle, autant dire d’un Martien ; ni s’en soucier. On passe à côté ; on se cogne au vide, à une vitre, à soi-même ; on se soucie. Mais sans cesser d’aller, virtuellement, au devant d’« essais en chair et en os » : c’est qu’ils nous ont déjà atteints, charnellement. Naïf ou chevronné, le sentiment d’un contact n’empêche pas l’expérience de l’erreur ; ni l’aveu de l’erreur la certitude du contact. La traduction accentue cet effet de « loin près » (pour user de l’oxymore que Marguerite Porete puis Marguerite de Navarre appliquent à Dieu). Il en va de même, je crois, du passage en ligne.

Une chose est toutefois de jouer avec un filtre pour la magie de le voir surgir et disparaître. Autre chose est d’y être contraint ; autre chose encore, de l’être dans l’urgence, par un mal insondable qui interdit la proximité. Face à l’exotique auteur qui sollicite « leur commerce un peu privé », des lecteurs débutants revenus de leur Spring break se sont sentis coupés non seulement de lui, mais les uns des autres. Qu’à cela ne tienne : le confinement n’est-il pas plus apte qu’une salle de classe à montrer qu’un « essai » s’adresse à chacun plutôt qu’à tous ? A fortiori s’il parle d’épreuves similaires ou comparables à celles que nous sommes en train de vivre. Cette idée n’est pas fausse : plusieurs étudiants m’ont confirmé sa réalité ; l’un d’eux en détail, dans le plus émouvant message de ce genre que j’aie jamais reçu. Montaigne les a touchés, aidés no matter what, et peut-être, en effet, d’autant plus intimement ; faisant de l’obstacle un canal.

Mais c’est le genre d’idée qu’un enseignant corrompt en comptant sur elle. On oublie, sur cette pente pédagogique, qu’une classe de confinés reste une classe ; que les circonstances qui la cloisonnent ne sont ni un teaching tool à faire miroiter, ni un teaching moment sur lequel sauter. On perd de vue la crête qui sépare l’empathie de l’indécence, le partage des douleurs de sa programmation. J’ai ainsi eu la « vanité » d’envisager, à partir des pages du chapitre « De la physionomie » (Essais, III, xii) sur la peste de 1585, une rencontre dite synchrone, par écrans interposés, avec des tourments (inégalement subis) vieux de 435 ans : donnés à lire selon les nôtres (subis inégalement) depuis nos divers refuges. On cherche, on trouve. Par exemple : « selon les règles de l’art, à tout danger qu’on approche il faut être quarante jours » (mettons quatorze) « en transe de ce mal, l’imagination vous exerçant cependant à sa mode et enfiévrant votre santé même ». Vraie monnaie du partage, ou fausse du feedback ? Sincérité ou roublardise ? Nous n’avons pas eu à en décider ce jour-là, grâce au dieu aveugle et sourd de cette « communication » dont Montaigne était féru. Bande peu passante, ligne coupée – sept ou huit fois de suite. Averses sur notre pique-nique. Tronçonnage du colloque prévu entre nos cabines et la « caravane » que l’épidémie jetait sur les routes de Guyenne, selon la « règle de l’art » cito, longe, tarde. Son guide exaspéré en eût « secoué les oreilles ».

Pourtant, de l’« expérience » circulait sans doute, fût-ce par bribes, entre le texte et nous, entre nos vies et sa vie, ce jour-là comme un autre jour ; d’autant plus encline à le faire, peut-être, que plus dispersée, entre des consciences non seulement disjointes mais livrées au colin-maillard du web. Au jeu du partage subjectif, on n’échange le plus souvent – mais on les échange – que les pièces de puzzles concurrents, dont ni le sujet, ni le contour, ni les lois d’assemblage ne sont maîtrisés. Un cafouillage électronique (à la différence d’un black-out) n’empêche pas de se croiser selon ce principe d’incomplétude, en dessinant des figures bancales dont (comme dit Montaigne des « boutades » qu’il se reproche sans les renier) « ce n’est pas à moi seul [de] juger ». Qu’un valet lui vole des pages de son manuscrit indifférait à l’auteur des Essais ; fallait-il remercier la toile de nous voler des minutes ?

Peut-être. Mais si l’incident technique matérialisait l’imperfection de l’« essai », démontrant par l’exemple combien les aléas du contact avec ce livre lui sont assimilables, nous n’étions pas les mieux placés pour en convenir. C’est avec l’esprit de l’escalier qu’on apprend à se satisfaire d’« essayer » : sur le moment, le prof en moi en était loin ; vexé comme un pou, s’échinant au bord de la panique à « résoudre » l’insoluble. Et pour telle étudiante, accueillie par une tornade dans son coin du Tennessee et connectée à notre classe pour la première fois depuis quinze jours, c’est plus légitimement que le petit désastre s’amalgamait au grand ; à un monde atomisé dont le moindre défaut, en queue d’une longue liste de catastrophes, est d’exposer aux incidents de cette sorte ceux qui doivent continuer d’apprendre. Monde de l’interruption destructrice, auquel l’évangile de l’« essai » – prêché qui plus est par un interprète certain de sauver son poste et son salaire – fait une belle jambe. Monde inassimilable, dont on ne juge encore ni de près ni de loin.

***

À la remorque du virus, le jugement (personnel, collectif, « viral » par illusion ou parodie) se traîne en effet. Implose en mimant la vitesse, ou explose en quête d’une allure commune – et d’un puzzle unique, épiphanique, révélant « au final » tout ce qui se passe. Prélude à d’autres maux de même ou plus grande envergure, la pandémie plaide pour une réalité ultime, indéniable : ralliée par reconstitution, pièce à pièce. Profitant des caprices du mal (discret ici, dévastateur là), toutes sortes de dénis et de conflits corrodent déjà cet espoir, alors que s’enclenche à la suite du death toll – milliers de morts pour qui aucun glas ne sonne assez – une série d’effets aussi colossaux que sélectifs, allant du chômage de masse à la famine. Aux rares efforts rationnellement prévus, gouvernant au plein sens du terme (à Taiwan, en Corée du Sud, en Nouvelle-Zélande...), répondent le triomphe du hasard et celui de l’impéritie, moulinets de faux auxquels échappent, dans le meilleur des cas, bricolage et rattrapage. En attendant et faute de vue d’ensemble, c’est aussi dans nos têtes (si elles en ont le temps et les moyens) que nous nous fragmentons, en fuyant Florence (la planète entière) pour une enclave narrative – où nous rejoignent vite les nouvelles de la maladie, ou la maladie même, ou son double fantasmé « dans la santé même ». Le virus clive ; sa gestion diverge ; ses images, légitimes ou frauduleuses, ne s’assemblent pas. Universelles dissonances. « We are all in this together », entend-on partout : rien n’est plus vrai, rien ne l’est moins.

Prenons (c’est elle qui prend, dans la pince de ses clauses) cette phrase de Montaigne : « Mais quant au monde des environs, la centième partie des âmes ne se put sauver » (« De la physionomie »). Elle amorce un hommage à la « résolution » sans phrases montrée (à d’autres que soi) par « tout ce peuple » de mourants. Un « monde » agonisant, aperçu malgré lui, relativise le nôtre : l’abominable a ses degrés, qu’il reste la ressource de compter (chiffres lus, courbes comparées, approximation de compréhension). Mais à ce compte les gazons des suburbs ne sont pas davantage « là » où est New York ; ni l’USI d’un hôpital du Bronx « là » où vivent, on ne peut plus inégalement, la plupart des New Yorkais. L’épreuve réunit des expériences dépareillées ; le contour même de la réunion est souvent celui que trace un privilège. Ainsi de Michel Eyquem et de ceux qu’il salue – en les abandonnant, quand sa maison lui devient « effroyable ». Ce sont leur travail et leur mort qui les confinent : tel ce « manœuvre des miens » qui avec « ses mains et ses pieds attira sur soi la terre en mourant ». Ainsi entre les « environs » de Montaigne et les nôtres ; entre les « nôtres » et ceux d’entre nous que le confinement protège, au contraire, de la mort propagée, empêche de propager la mort – tandis que s’accumulent, dans le Project ou l’EHPAD voisin, les décès sur quoi on ferme des boîtes. Ainsi va l’essai de partager ce qui tombe comme un rideau entre tous et chacun ; ou comme une lame entre ceux qui meurent et the rest of us.

La géométrie variable de la sympathie, qui ouvre et ferme nos yeux, nos cœurs, nos frontières, et le malaise plus ou moins lourd que nous vaut ce triste effet d’accordéon n’ont rien d’inhabituel. Mais cette réaction familière se trouve aujourd’hui à la fois amplifiée et modifiée ; à l’impression d’écartèlement se superpose celle d’un renversement. À l’irrégularité de l’universalité (ou l’universalité de l’irrégularité) d’un mal qui multiplie, en même temps que les victimes, les différences et les exceptions, répond l’inhumaine ironie d’une démarche qui fait du refus d’aller vers l’autre non seulement un moyen de conservation, mais un principe de solidarité.

La contagion suscite partout des plans dont le premier article est la cloison dressée, l’écart creusé entre les individus. Elle est aussi pétrie de variations encore incomprises, qui favorisent, à l’inverse, le réflexe d’autruche ressenti par chacun – mais assumé la tête haute, pour un moment au moins, par tel endroit préservé, telle dictature florissante, telle démocratie pourrissante. Deux attitudes s’opposent ainsi, à contre-emploi : l’une veut comme si de rien n’était rapprocher les gens (ou les employés), partager sans façons un verre ou une prière, une plage ou une chaîne de montage ; l’autre s’y refuse ou s’en méfie, selon les règles byzantines, les infinis scrupules du confinement et du déconfinement. Le cynisme est chaleureux, la générosité tatillonne. Mais c’est encore sous la coupe d’un régime autoritaire, professionnel du mensonge et de la surveillance, que l’enfermement et le distancing sont les plus efficaces : nul besoin de leur imaginer une âme. Là où ils s’instaurent « démocratiquement », un défi parmi cent autres est de conserver un sens à cet adverbe ; de permettre à chacun de consentir et d’œuvrer, dans la séparation subie, la barrière respectée, au libre maintien de la communauté même.

Sounds good ; mais à faire d’un défi une formule, on se persuade qu’il suffit de l’appliquer. Nous ne disposons pas d’un bouton à presser qui transforme la cloison en interface, l’interface en contact, ce qui éloigne en ce qui rapproche. Tenté de l’espérer, incité à le croire par le « zoom » du jour (le dernier device, sa dernière version), j’oublie que l’expansion du mal ne se contente pas d’être irrégulière. Elle ne manque pas non plus d’être inégale ; ou plutôt d’exploiter l’inégalité, de la révéler en l’aggravant, autant que le firent, dans un autre « monde », les sorts respectifs de Montaigne et de « ses » paysans. Le virus, il est vrai, a eu l’esprit de s’en prendre d’abord à des pays riches, habitués à se croire préservés – mais souvent à leurs populations les plus pauvres, peu surprises d’être sacrifiées ; et c’est avec un raffinement de banalité qu’il va ravager les régions les plus vulnérables du monde, maintenant que les nantis ont déjà donné. Ces écarts-là tiennent plus que jamais de l’abîme, n’en déplaise au prétendu global village ; on les voit mal se réduire grâce à l’art de visioconférer.

Quant au réglage de la distance, lui aussi se révèle possible pour les uns (quoiqu’inégalement traumatique, selon les degrés de solitude ou d’aliénation) et impossible pour les autres : ceux qu’entassent, là où ils vivent, la vieillesse, la violence, la misère, la ségrégation, une prison ; leur travail habituel ou le dernier cyclone. Son éthique paradoxale n’est respirable que si existe un espace où respirer ; même quand c’est le cas prolifèrent les situations ou les moments d’étouffement. Ainsi pour ceux dont la main, la joue sont refusées aux mourants qu’ils aiment. Pour ceux qu’expose l’emploi « essentiel » dont décident ma nourriture ou mes ordures. Pour ceux qui risquent leur vie en ne confinant que leur corps : s’il nous est interdit de toucher autrui, les personnels de santé sont seuls à devoir observer cette consigne en touchant des malades. 

***

L’un des étudiants du cours est chinois. Philosophe, à tous les sens du terme. Il y a quelque temps, il m’écrivait que l’étude de Montaigne « makes up for these unusual days ». Saisi par cette litote, j’étais encore loin du compte. Une question m’a appris plus tard que cet étudiant vient de Wuhan. J’ai balbutié ma sympathie, qu’il a écartée d’un sourire pour en venir au fait : moins ce qui s’est passé là d’horrible que son invraisemblable répétition ici ; dans un « ici » après l’autre, over and over again. Lui ne s’habitue pas à croire qu’on n’ait pas cru, qu’on ne croie plus, à la transmission – du virus et de l’expérience. Question politique, certes. Mais ce qui est vrai d’états ou de gouvernants – dictatoriaux, démocratiques – l’est aussi des amis, américains et autres, que ce jeune homme a tenté, entre décembre et mars, d’avertir personnellement.

Parmi ceux que l’évidence rejoint, son rejet parcellisé se diffuse à son tour – aux États-Désunis par exemple, cirque multi-pistes enchaînant les numéros que ne couvre plus aucun chapiteau : au milieu de cent mille morts, on y brandit le droit d’infecter son prochain. Pas si prochain : pauvre, noir, latino ; déjà chargé de toutes les discriminations. Le cœur du scandale n’est pas celui du cauchemar ; leurs battements sont distincts. À la répétition hallucinante répond l’ignorance hallucinée ; à la pandémie, le refus endémique d’en faire l’universel « essai » ; la décision forcenée de tirer, des aléas de l’expérience, des alibis négateurs plutôt que des solutions compliquées, différenciées mais associées. We are all in this together because we are not together at all.

Jamais calamité « naturelle » n’a été à ce point nôtre, auto-infligée en temps réel, comme nous disons ; non pas réel, mais ralenti ou accéléré par l’effondrement du déni, par son relevage à coups de fake news. Incomplète si elle est vraie, l’information renonce, pour l’obligation de l’instantané, à celle de se compléter. Ce qui a lieu en un point (à supposer qu’on l’apprenne) n’a donc pas lieu, ou c’est tout comme : rien n’a précédé, rien ne suit. On assiste alors, avec un théâtral effarement, à la vengeance des conséquences. Fatalité artificielle, dont on se venge en retour en lui assignant, par conspiracy theory, telle cause imaginaire, the crazier the better. Il ne reste plus, pour s’en déclarer indemne, qu’à parquer celle-ci dans une réserve à coupables.

L’aveuglement d’un Trump ou d’un Bolsonaro, qui nous est ce que la caricature est au visage, cristallise ce monstrueux processus ; mais ne nous en innocente pas. Sans doute n’est-ce pas juste : pourquoi l’instant où je ferme les yeux serait-il (co-responsable de) celui où telle partie du monde, tel immonde président en font autant ? Sans doute n’est-il pas juste que la visière mentale qui m’abrite un peu du mal, la dispersion exurbaine qui (ici, d’où j’écris) en dilue autour de moi l’impact, soient du même ordre que les blindages idéo-illogiques qui lui font faire le tour de la planète. C’est pourtant là – ici : dans ce cratère planétaire où nous sommes tous, mais à des rythmes divers, en train de tomber ; où le pouvoir ne se voit pas s’engloutir – que naît a contrario le déconcertant (puzzling) besoin d’une justice un peu moins borgne, moins fière de ses angles morts. Effort de lucidité strabique, à mener de bric et de broc, à hue et à dia ; en ouvrant les yeux, en masquant la bouche ; en passant au large, en pensant de près. Intuitivement, contre-intuitivement. Contradictoirement, à l’instar du sursis écologique accordé par le cataclysme économique.

On « essaie », au fond du cratère, de juger d’idées qui n’en sont pas encore ; de sensations qui sont à peine des sentiments. Admettons que se tenir, les yeux ouverts, à distance de chacun rapproche de tout le monde : en quel sens, pour quoi faire, pour combien de temps ? Comment fabrique-t-on de l’universel (qui vaille, un peu solide) avec son universel démaillage ?

***

L’auteur des Essais – qui clôt leur second livre en saluant, à propos de médecine et de maladie, dans la « diversité » la « plus universelle qualité » – a-t-il quelque chose à nous dire là-dessus ? Sans doute non : ce « citoyen du monde » au sens socratique n’imagine ni le monde ni la citoyenneté au sens où nous le faisions – et devons maintenant le refaire, de fond en comble. Oui sans doute : pour la même raison.

Mais il ne suffit pas, pour affronter ce sujet, d’en avoir vu monter l’image, telle une lune rousse sur l’horizon, au soir d’une étrange expérience d’enseignement. Je n’y prétends pas, et me borne à revenir au (double) point de départ que m’a suggéré celle-ci : conjonction du proche et du lointain dans la lecture des Essais ; collision de ce phénomène littéraire avec un contexte inédit qui altère ou détruit, à très vaste échelle, les repères du lointain et du proche. Si je me demande comment ces mêmes termes, et l’oxymore qui les relie, croisent chez Montaigne comme en nous la question de l’altruisme, c’est à l’invitation d’une autre coïncidence (qui n’en est pas une ; aucun hasard en cette matière) : parce que Transitions, sous la pesée du même contexte, a choisi de citer le troublant adage lucrétien, puis le sombre emploi qu’en fait le chapitre« De l’utile et de l’honnête » (Essais, III, i). Ainsi invité, je réponds par « diversion ».

En commençant par répéter ce caveat : ce n’est pas seulement lorsqu’ils disent la douleur ou la patience d’autrui que les Essais produisent, entre distance et proximité, un effet de whiplash plus ou moins rude. Au contraire, c’est quel que soit leur propos que l’examen de soi qui en éloigne y ramène ; et vice versa. L’éventuel partage d’expériences à ce point subjectives – ou plutôt : subjectivisées – présume et creuse leur partition (moi qui vous parle, je ne suis pas vous). Entre le bord où ces pages se tiennent, en compagnie de la personne qui leur est « consubstantielle », et celui où leurs lecteurs tentent de se tenir, c’est peu dire qu’il y a un pas.

Franchi pourtant, et dans les deux sens, puisque ce qu’est (ou tente d’être) le dénommé Montaigne ne s’« essaie » qu’en se communiquant. Le gouffre de l’histoire, entre autres fauteurs de distance et de malentendu, fait certes douter de la réalité de ces franchissements – sans les empêcher d’avoir lieu, doute compris, sur le mode d’« essais » toujours à reprendre. L’histoire a d’ailleurs bon dos : l’auteur en découvre autant à son propre égard (moi qui vous parle, que suis-je ?). Le « consubstantiel » dont il se flatte recèle – traverse sans traverser – un ravin non moins profond. Mais contemporain : l’écrivain est seul à pouvoir en témoigner, car c’est lui, non un autre, qui vit ce grand écart ; sans se flatter de le réduire, car il le vit jusqu’à sa mort.

De cette trouvaille, spontanément rapprochée par moi de notre situation « sans précédent » comme si elle devait à la fois éclairer sa perversité et lui porter remède, on peut aussi bien dire qu’elle invalide ce rapprochement. Reconnaître ce qu’a d’automatique le procédé du « loin près », c’est admettre que son enjeu ne se laisse pas réduire à l’irréductible problème de la distance face à la souffrance. Et c’est aussi saluer sa réussite – littéraire en effet : soit ce qu’a de plus ou moins doux l’effet de whiplash ressenti par l’amateur de Montaigne que je suis, y compris lorsque c’est de la peste que les Essais m’entretiennent. C’est donc moins spontanément, avec un peu moins d’amour pour cet exploit et pour le sentiment que j’en ai, que je m’arrête ici aux cas, particuliers, où cette manière éprouvée de faire se trouve confrontée aux épreuves des autres.

***

« Tout cela m’eût beaucoup moins touché si je n’eusse eu à me ressentir de la peine d’autrui », dit encore « De la physionomie » – non d’un « autrui » générique, mais de la famille, de la maisonnée dont notre homme a la charge, et pour la survie de laquelle il doit laisser cito son château ; non sans dépit, car cette présence ressentie l’encombre, ruine le détachement dont lui se sent capable, serait capable s’il était « seul », c’est-à-dire entouré de « manœuvres » encore mieux détachés que lui. Non que le flegme disparu fût assuré d’être philosophique ; force est d’avouer ce qu’il doit au simple fait de n’être pas « autrui » : « Je doute si je puis assez honnêtement avouer à combien vil prix du repos et tranquillité de ma vie je l’ai plus de moitié passée en la ruine de mon pays. Je me donne un peu trop bon marché de patience ès accidents qui ne me saisissent au propre ». Pire : « il y a de la consolation à eschever tantôt l’un tantôt l’autre des maux qui nous guignent de suite et assènent ailleurs autour de nous. Aussi qu’en matière d’intérêts publics, à mesure que mon affection est plus universellement épandue, elle en est plus faible ».

S’il est beau de ne pas être personnellement agité par les maux du monde, il est plus facile (et point si beau) d’y parvenir quand c’est un autre qui les subit. À ce « bon marché » contribuent de façon antithétique le plaisir de l’esquive, qui augmente avec la proximité du risque, et l’effet de dilution qui affaiblit le souci des autres quand ceux-ci s’éloignent ou se multiplient. Cependant Montaigne s’inquiète pour les siens. En deçà de l’évitement comme de l’étalement, le cercle de son « propre » excède sa personne, ce qui suffit à démentir l’idéal « apathique » sans lui opposer, pour autant, d’idéal compassionnel : toute empathie n’est pas (encore) compassion. Pour Thomas d’Aquin par exemple, « de même qu’il n’y a pas à proprement parler de miséricorde à l’égard de nous-même, [...] de même à l’égard des maux de ceux qui, tels nos enfants ou nos parents, nous sont unis au point d’être en quelque sorte quelque chose de nous-même, ce n’est pas de la miséricorde, mais de la douleur que nous éprouvons comme pour nos propres blessures » (Somme théologique, II-II, q. 30, a. 1, s. 2 ; traduction A. M. Roguet).

Sed contra, Montaigne écrit ailleurs : « je me compassionne fort tendrement des afflictions d’autrui » (II, xi, « De la cruauté »). Cette fois sans restriction de champ.

Au contraire : « si y a-il un certain respect qui nous attache, et un général devoir d’humanité, non aux bêtes seulement qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mêmes et aux plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la grâce et la bénignité aux autres créatures qui en peuvent être capables. Il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle. Je ne crains point à dire la tendresse de ma nature si puérile que je ne puis pas bien refuser à mon chien la fête qu’il m’offre hors de saison ou qu’il me demande ». La crainte que surmonte ce « je ne crains point », l’auteur l’affrontait de longue date, et dès le premier chapitre des Essais : « j’ai une merveilleuse lâcheté vers la miséricorde et la mansuétude. Tant y a qu’à mon avis, je serais pour me rendre plus naturellement à la compassion, qu’à l’estimation : si est la pitié passion vicieuse aux Stoïques : ils veulent qu’on secoure les affligés, mais non pas qu’on fléchisse et compatisse avec eux » (I, i, « Par divers moyens on arrive à pareille fin »).

De sa « tendresse » irraisonnée, passion jugée « vicieuse », et de la répulsion plus viscérale encore que lui inspire son contraire (II, xi : « Je hais, entre autres vices, cruellement la cruauté, et par nature et par jugement, comme l’extrême de tous les vices »), l’écrivain emporté par l’aveu mais tenu au jugement se surprend à tirer un début de morale – « personnelle », dirions-nous. Début déjà « capable », à lui seul, d’étendre la notion vague de « quelque obligation mutuelle » à toutes les créatures qui souffrent ; et même, tant qu’on y est, à celles qui ne sont pas réputées souffrir. Ainsi avance l’idée qui n’en est pas tout à fait une : poussée par l’affect dont elle naît (pourvu qu’elle ne le renie pas) à s’aventurer au-delà de ce qui touche « au propre » et fixe au sentiment un territoire. Morale par provision, dirait l’autre ; pour Montaigne il n’en est pas d’autre. Par opposition plutôt : elle progresse mieux « par fuite que par suite ». La haine de la cruauté, qui vient de plus loin que l’amour de l’humanité, peut lui servir de béquille ou de relais.

Ainsi face à la justice due aux hommes : « tout ce qui est au-delà de la mort simple, me semble pure cruauté ». La pitié qu’éprouve, devant une exécution, celui qui ne peut voir « égorger un poulet sans déplaisir » évolue sous nos yeux du réflexe à la réflexion ; de la « nature » au « jugement » ; de l’invincible horreur devant la torture des corps à la révolte spirituelle, et logique, devant le destin des âmes, que l’on est censé expédier « en bon état », et non « agitées et désespérées par tourments insupportables », comme juges et bourreaux ont plaisir – seule explication de l’absurdité – à le faire. La justice se veut impassible ; à moi qui ne saurais l’être, elle semble cruelle. Or elle l’est, bel et bien : à preuve, l’injustice de la souffrance qu’elle inflige, et que dénude ma « tendresse » enfantine. La justice n’est pas cruelle lorsqu’elle est injuste ; elle est injuste parce qu’elle est cruelle. Et le nie, aggravant de mensonge sa cruauté, ornant le pire des vices tapis dans notre cœur du pire des vices permis par notre esprit.

Le jugement personnel en revanche, découvrant un principe dans une inclination (de l’absolu dans le discutable), ne saurait mentir sur « le sort de [s]a naissance ». Il y a des natures cruelles ; il se trouve que Michel, que dérange le gémissement d’un lièvre sous la dent de ses chiens, n’en est pas une. Mais ce partage est indécis : il n’est pas exclu que la nature même « attache à l’homme quelque instinct à l’inhumanité ». Michel le sait, pour « tendre » qu’il ait toujours été. La réflexion qui se souvient du réflexe ne se voile pas les yeux devant le réflexe inverse, non moins naturel, dont l’empan va d’une dissonance intime – avoir pitié du lièvre qu’on a pris un « plaisir violent » à chasser – aux actes « incroyables » commis « pour le seul plaisir du meurtre », surenchère que la « licence » de la guerre civile a moins causée que déchaînée.

C’est dans la conscience de telles ambiguïtés, dans la connaissance des excès qu’elles induisent, que l’exigence autrement vertueuse de ne pas surestimer ma vertu (« accidentelle », insuffisante, mâtinée de vices) entrevoit dans le rejet de la cruauté le projet d’un recours a minima : nul besoin d’être Caton pour être dégoûté, bientôt indigné, par torture et massacres. Du haut-le-cœur devenu permanent, mais aussi de l’embarrassante minceur de sa source (parmi les flots de sang de la Saint-Barthélemy coule encore celui d’une volaille), l’aveu réfléchi fait surgir un besoin de remède et, pour commencer à le satisfaire, l’embryon d’une idée immense.

L’hypothèse de l’« obligation mutuelle » est doublement fragile : en ce qu’elle reste tributaire de la « passion » avouée par celui qui l’éprouve, parce qu’il l’éprouve ; et solidaire de la passion contraire, active aussi dans les replis de son « humanité » : le sadisme n’est pas réservé aux assassins. Enté sur l’examen de soi, le jugement tire sa force des faiblesses qu’il expose – et incite chacun à constater de même. Il serait impossible (et ridicule) de hisser au sommet du traditionnel rocher de vertu l’étiage ainsi reconnu à celle-ci, sa plus basse définition : si de fait existe en moi (perversions comprises) une sympathie au moins négative pour la vie sensible perçue en « autrui », l’enjeu désigné par son élan même serait plutôt horizontal ; il s’agirait d’en faire passer, à la surface de la terre, la nature en coutume.

Ce n’est donc pas en héroïsant cette obligation qu’on la rendra mutuelle, a fortiori universelle (épithète faussement définitive, ne portant que l’obligation d’étendre l’obligation). Il n’est certes pas facile d’élargir le droit, et Montaigne s’abstient d’y songer : les Lumières sont encore loin. Mais le devoir, dès qu’on le sent frémir, s’élargit comme de lui-même. Foin de l’escalade : ce n’est pas au flanc « d’un mont coupé, raboteux et inaccessible », c’est dans « une belle plaine fertile et fleurissante » (I, xxvi), plus accueillante aux bêtes et aux plantes, qu’a lieu ce frémissement non voulu, ce mouvement à peine éthique ; c’est là que je « me promène pour me promener » (III, ix) parmi d’autres existences. Le premier pas, première glissade, ne me coûte que la surprise de son amplitude (bottes de sept lieues de l’empathie). Reste à décider, en cas de rencontre effective, ce qu’il en coûtera de l’approfondir.

En attendant de nouvelles lois qu’il se garde d’appeler de ses vœux, c’est donc dans le même individu – plus exactement dans les « essais » qui révèlent sa pluralité – que sont aux prises une « tendresse » foncière et une once (au moins) de la cruauté qui l’écœure ; le désir de laisser courir la pitié « naturelle » et le souci culturel de la freiner ; le constat de ses limites et le sentiment de leur dépassement ; l’expérience humiliante, face au silence de milliers de morts, de la dilution de l’« affection », comme l’intuition rédemptrice, face au cri de la moindre créature, d’une expansion qui ne l’affaiblirait plus. Ainsi vont les « lopins » de Montaigne.

C’est grâce au vœu de dire « discordamment » le vrai (l’un ne va pas sans l’autre), que surgit au fil du texte – sans avoir à être adoptée, parce qu’elle n’a pas à l’être – telle notion repérable par nous, éclairée par les Lumières de l’avenir : les Cannibales sont autant ou mieux que nous des hommes ; mon chien n’est pas moins sensible que moi ; un arbre n’est pas moins vivant. Mais le bénéfice pour nous de ces essais de pensée tient-il aussi heureusement à ces magnifiques points de fuite (si lointains, si proches), maintenant que l’avenir qu’ils esquissaient gît en ruines derrière et devant nous, maintenant qu’il nous faut (c’est peut-être trop tard) essayer de le reconstruire ?

***

Repartons de la ligne implacablement tracée par Sénèque, le sage que Montaigne craint (ne craint pas) de contredire : entre la « compassion », qui n’est que « l’état morbide d’une âme faible défaillant à la vue des maux d’autrui », et l’« amour pour les hommes », attentif « au bien de tous », que cultive le stoïcisme. L’idéal stoïque est « d’être utile, d’être secourable et de songer non seulement à soi, mais à tout en général et à chacun en particulier », sans rien céder à l’« impression maladive produite par la vue des misères d’autrui » : le sage viendra « au secours de ceux qui pleurent, mais sans pleurer avec eux » ; il « ne s’apitoiera pas, mais il secourra, mais il se rendra utile, parce qu’il est né pour assister tout le monde et pour assurer le bonheur public, dont il donnera à chacun sa part » ; il « aidera tous ceux qui le mériteront et, à la manière des dieux, il tournera vers les infortunés un regard propice » ( De la clémence, II, v-vi, traduction P. Veyne).

Un siècle après Montaigne, le « portrait » de La Rochefoucauld trouve encore dans cette dichotomie de quoi justifier la nature de son auteur : « Je suis peu sensible à la pitié, et je voudrais ne l’y être point du tout. Cependant il n’est rien que je ne fisse pour le soulagement d’une personne affligée, et je crois effectivement que l’on doit tout faire, jusques à lui témoigner même beaucoup de compassion de son mal, car les misérables sont si sots que cela leur fait le plus grand bien du monde ; mais je tiens aussi qu’il faut se contenter d’en témoigner, et se garder soigneusement d’en avoir. C’est une passion qui n’est bonne à rien au-dedans d’une âme bien faite, qui ne sert qu’à affaiblir le cœur et qu’on doit laisser au peuple qui, n’exécutant jamais rien par raison, a besoin de passions pour le porter à faire les choses ». La qualité de l’action menée en faveur d’autrui est inversement proportionnelle à la quantité de passion qui l’inspire.

On peut relire sur cette base des maximes fameuses, axées sur un « nous » au lieu d’un « je ». « Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d’autrui » (19) : faiblesse et hypocrisisie de l’empathie, révélées par le (faux) stoïcisme de l’égoïsme. « La pitié est souvent un sentiment de nos propres maux dans les maux d’autrui » (264) : nous soulageons ceux-ci en imaginant le service inverse. Si empathie il y a (ou doit y avoir, faute d’aptitude à faire le bien pour le bien), il n’est pas étonnant que ce pis-aller se révèle incontrôlable et calculateur ; excessif et défectueux ; et ce irrégulièrement, à l’intérieur de chacun, selon le dosage arbitraire des caractères. Mieux vaut (lorsqu’on en est capable) congédier ces incohérences pour embrasser une règle de conduite digne de ce nom, avec quoi la raison qui la formule ne puisse transiger.

Secourir les affligés sans compatir à leur sort, et d’autant mieux que l’on compatit moins ? Pas plus que La Rochefoucauld n’a été le dernier à prôner ce clivage, Montaigne n’a été le premier à le contester. La morale chrétienne notamment, dans le sillage d’Aristote, s’y emploie depuis toujours. Voici saint Augustin : « Les stoïciens, il est vrai, blâment d’ordinaire la miséricorde. Mais combien serait-il plus honorable de s’abandonner aux émotions de la pitié pour une infortune étrangère qu’aux terreurs du naufrage ? [...] Et la miséricorde n’est-elle pas cette sympathie du cœur qui nous porte à soulager la souffrance de tout notre pouvoir ? Or, ce mouvement intérieur prête son ministère à la raison, quand la bienfaisance qu’il inspire ne déroge point à la justice, quand il s’agit de secourir l’indigence ou de pardonner au repentir » (Cité de Dieu, IX, v, traduction L. Moreau revue par J.-C. Eslin). Ce que saint Thomas, qui rappelle que « Le mot miséricorde signifie [...] un cœur rendu misérable par la misère d’autrui », glose en ces termes : « Cette douleur peut être un mouvement de l’appétit sensitif ; la miséricorde alors n’est pas une vertu, mais une passion. Mais elle peut être aussi un mouvement de l’appétit intellectuel ou volonté. Or, ce dernier mouvement peut être réglé par la raison, et, par son intermédiaire, le mouvement de l’appétit sensitif peut l’être à son tour. [...] Et parce que la vertu humaine consiste en ce que le mouvement de l’âme est réglé par la raison [...], on doit dire que la miséricorde est une vertu » (Somme théologique, II-II, q. 30, a. 3, r. ; traduction Roguet).

On distingue donc entre compassion-passion et compassion-vertu, ce qui soumet la première à la seconde (elle-même soumise à la raison), et rend inutile ou formelle la prétendue impassibilité stoïcienne. Il y faut cependant un critère rationnel – relevant de la justice en l’occurrence – auquel ne point « déroger ». C’est là que Montaigne déroge : rejette la rigueur stoïque sans rallier l’objection qu’adresse à celle-ci la pitié chrétienne. Soupçonner son cœur d’être trop « mou » pour être juste ne l’empêche pas de frémir lorsqu’il ressent la cruauté dans (ce qui se prend pour) la justice. On pourrait d’après cela – en suivant Montaigne où lui-même ne veut pas aller – déplacer le curseur, réformer le critère et la justice entière ; car il faut rendre à nouveau possible, sur une base élargie, la distinction entre un élan et son juste usage (on ne saurait, sans anéantir la justice même, renoncer à condamner quiconque au motif qu’on a pitié de tout condamné). L’argument qui sauve au nom de la raison, aux dépens d’autres émotions celle de la miséricorde retrouve alors sa pertinence ; jusqu’à la dérogation suivante – qui cesse d’étayer la pitié par la justice pour faire trembler celle-ci au nom de celle-là. Ainsi essayons-nous aujourd’hui, face à la souffrance animale, de tirer les conséquences (« justice » en plus de « grâce et bénignité ») d’une intuition compatissante que Montaigne poussait à son terme en la laissant en friche.

La ratio thomiste ne se contente pas de définir les conditions qui rendent la pitié vertueuse. Elle découvre aussi que c’est « de deux manières », inégalement louables, que nous souffrons de la misère d’autrui en la regardant « comme la nôtre » (Somme, II-II, q. 30, a. 2, r.) : soit « en raison d’une union affective, qui est produite par l’amour » (la miséricorde divine est exclusivement de cette première sorte) ; soit « en raison d’une union réelle, qui résulte de ce que le mal qui atteint les autres est proche et va nous atteindre ». Dans le second cas, tout se passe comme si l’empathie raisonnait (calculait) ; dans le premier, elle n’en a pas besoin. La miséricorde humaine est le plus souvent du deuxième type, incapable qu’elle est d’émaner de la pure charité. Mais Thomas n’en profite pas pour la réduire à l’égoïsme (l’idée que we are all in this together n’est pas moins compréhensive : elle persuade par équivoque, usant des mêmes termes pour constater une réalité, inviter à la ressentir, en tirer leçon). Ainsi fonctionne, se gardant sur sa droite comme sur sa gauche, une pensée qui évite de séparer a priori le bon grain (de l’action morale) de l’ivraie (de ses divers motifs). Toute distinction bonne à concevoir n’est pas vouée à se durcir. S’il ne faut pas confondre, d’un côté, les modes (vertueux, non vertueux, vicieux) de l’empathie, il faut savoir composer, de l’autre, avec nos raisons de la ressentir.

La psychologie d’aujourd’hui pratique une tolérance de ce style ; non parce qu’elle sait où elle va, comme saint Thomas, mais parce qu’elle ne le sait pas – et tâtonne, comme l’autre Thomas, en quête de preuves matérielles. C’est selon une répartition voisine, mais dans l’hésitation pragmatique, qu’elle s’interroge sur les ressorts de l’altruisme, alors que son métier n’est plus de prescrire celui-ci, mais de mesurer ceux-là. La décision même de s’interroger ne va pas de soi : elle suppose que les savants se lassent d’expliquer telle conduite « prosociale » par le seul intérêt de l’espèce (la loi d’un « propre » génétique à transmettre aux dépens de ses voisins). On s’oblige alors à faire monter, sur un pèse-personne étalonné à cet effet, l’hypothèse de l’empathie-émotion ou celle d’un processus cognitif ; puis à cerner, dans l’une ou dans l’autre, un noyau d’authentique attention à autrui, distinct de la pitié par projection et requérant l’idée d’un « autre » posé comme tel. Distinctions à la fois nécessaires et incertaines, les formes retenues ayant besoin des formes rejetées pour se définir elles-mêmes : « par fuite » en effet. Les protocoles de la recherche sont intimement liés, à cet égard, aux embarras de la conscience de chacun – bien que la recherche tâche d’isoler des substances là où la conscience vit dans leur émulsion. Que la combinaison (sinon fusion) de deux ingrédients, passionnel et rationnel, nous semble évidente ou désirable ne suffit cependant pas à l’établir – sur le plan scientifique au moins, mais moral aussi : car l’équivoque qui persuade peut, à tout moment, se décanter. We are all in this together – except that we are not. Dans nos cœurs (ou nos têtes) se serre alors le nœud gordien que tranchait le postulat stoïque.

Trancher n’intéresse pas Montaigne (sinon par abstention, comme lorsqu’il déconseille de brûler « les sorcières de [s]on voisinage » sur la foi de ce qu’elles racontent ou de ce qu’on raconte d’elles). Mais les arbitrages de l’aristotélisme chrétien ne l’attirent guère plus. « Je m’adonne volontiers aux petits, soit pour ce qu’il y a plus de gloire, soit par naturelle compassion, qui peut infiniment en moi », confie le dernier chapitre des Essais (III, xiii, « De l’expérience »), rimant avec le premier. Présomption ou compassion ? « Il choisira s’il peut, sinon il en demeurera en doute. Il n’y a que les fols certains et résolus » (I, xxvi, « De l’institution des enfants »). L’homme qui s’analyse le plus au monde se reconnaît in fine, avec un scrupule si exigeant qu’il en paraît désinvolte, inapte à démêler sa vanité de sa pitié – alors qu’il a consacré des dizaines de pages à jauger la première et ressent plus que jamais, de la seconde, la « puérile » puissance. L’art de couper les cheveux en quatre de la logique thomiste sert à éliminer ce genre de doute – qui en retour ne voit dans son effort qu’un artifice, une « vaine subtilité ». Quant au choix, radical et simplificateur, de poser la vanité de la pitié pour récuser celle-ci, Montaigne y reconnaîtrait (comme en toute démarche visant à disjoindre nos facultés pour en privilégier une) une « folie » stupidement fière de jeter, avec l’eau du bain, le bébé de l’humanité.

L’auteur des Maximes se félicite de son manque de compassion ; ce luxe est interdit à l’auteur des Essais, aussi porté à s’accuser de « mollesse » que d’indifférence, de l’excès que du défaut de la passion concernée ; et à s’en louer qu’à s’en accuser. Contraint, en ceci comme en tout, à la contradiction et à l’éclectisme par le parti de dire (dans chaque chapitre à nouveaux frais) tout ce qu’il ose « faire », en pensée ou en sensation plus encore qu’en action. Choisira qui peut, mais le paysage éthique n’est pas simplifiable par fiat ; il n’est pas plus légitime de poser un impératif en balayant (hautainement) qu’en ignorant (naïvement) ce qui le complique, le divise ou le brouille. Mensonge ou « folie » dans tous les cas ; déni de la « diversité », que facilite la réduction préalable de celle-ci à la sottise des âmes ou des classes inférieures – procédé dont se délecte le duc, et auquel, en Montaigne, le hobereau n’est pas insensible. Quoi que murmure ce mépris dans l’oreille de la vertu, il n’est de principe vraiment vivant que pour la conscience qui fait l’« essai » (donc l’aveu) des ambiguïtés dont il sort – et auxquelles il retourne, comme un corps à la poussière.

L’équivoque de la « gloire » et de la compassion n’est donc pas disqualifiante. Elle ne se justifie pas en aval, par le service rendu aux « petits », mais en amont, par le jugement qui la discerne, la franchise qui l’avoue. « Je ne puis faire mieux » (III, ii, « Du repentir ») : autre aveu, dans lequel le courage combat la résignation. Le nœud est bel et bien gordien, mais c’est « folie » de prétendre le défaire ou le trancher : reste à « pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes » (II, vi, « De l’exercitation »), seule façon de passer tout de même entre deux maux. Charybde : se croire exempt du mal au motif qu’on incline « naturellement » au bien. Scylla : écarter une vertu sous prétexte qu’elle est « naturelle », et qu’un vice la suit, non moins naturellement, comme son ombre.

***

Encore faut-il savoir de quel(s) vice(s) il s’agit ; c’est à cette question – à ce besoin de détermination – que répond Montaigne en citant Lucrèce. Lorsqu’il fait appel à l’image du « suave, mari magno » pour montrer la corruption de notre être (III, i, « De l’utile et de l’honnête »), notre auteur s’arrête aux deux premiers vers du livre II du De rerum natura, en omettant les deux suivants et la correction qu’ils contiennent. Le poète se devait de préciser, en accord avec la doctrine qu’il expose, que ce n’est pas de la souffrance d’un autre que nous jouissons : « Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, / d’assister du rivage à la détresse d’autrui ; / non qu’on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ; / mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent » (vv. 1-4, traduction H. Clouard [barres obliques ajoutées]). L’essayiste n’en a cure.

Lui sent dans les mots qu’il cite, car il le sent en lui-même « au milieu de la compassion », un élan sadique : « je ne sais quelle aigre-douce pointe de volupté maligne à voir souffrir autrui ». Posant que tous les vices – ambition, jalousie, envie... – tiennent en nous « place opportune » et contribuent à « cimenter » notre être, Montaigne repère la cruauté, le plus « dénaturé » d’entre eux, « au milieu » de son contraire. Voilà une « pointe » qui blesse tout le monde : l’hypothétique observateur de Lucrèce, Lucrèce lui-même, Montaigne citant Lucrèce ; « volupté » si « maligne » que la simple idée en est douloureuse (et voluptueuse) ; fait de nous ses complices. Mais il y a des degrés dans la complicité. Notre auteur est d’autant plus sensible à cette piqûre qu’il l’est encore bien plus à la pitié : c’est pourquoi le plaisir en question lui semble « aigre-doux », et non simplement « doux » ; sensation inséparable du jugement qui la reconnaît « maligne ». Qu’il existe une pure jouissance de ne pas (de ne plus) souffrir, c’est ce que le corps de Michel lui rend évident chaque fois que passe une crise de colique : le malade en lui est spontanément épicurien. Mais ce même plaisir pur lui est refusé quand c’est « autrui » qui souffre : s’il sent alors quelque satisfaction, il sent qu’elle est méchante. 

L’analyse de la relativité de l’altruisme menée par le chapitre « De la physionomie » relativise-t-elle aussi ce verdict ? On pourrait, après tout, ne voir qu’indifférence (ni plaisir, ni douleur) dans les vestiges d’une « affection » dont l’objet devient trop lointain ou trop nombreux, rejeté loin au-delà du cercle que Montaigne cherche aussi à tracer entre « public » et « privé ». Mais chez lui l’« affection » diluée en est encore une ; elle se souvient de son origine, et ne pousse pas jusqu’au reniement l’aveu de son affaiblissement. Au point de départ de l’examen, ce n’est d’ailleurs pas l’indifférence, ni même la tiédeur, que confesse l’essayiste : « je m’agrée aucunement de voir de mes yeux ce notable spectacle de notre mort publique, ses symptômes et sa forme. [...] Si cherchons-nous avidement de reconnaître en ombre même et en la fable des Théâtres la montre des jeux tragiques de l’humaine fortune. Ce n’est pas sans compassion de ce que nous oyons, mais nous nous plaisons d’éveiller notre déplaisir par la rareté de ces pitoyables événements. Rien ne chatouille qui ne pince » (III, xii). La vie n’est pas un théâtre : c’est le théâtre qui est comme la vie, lorsqu’elle rencontre le malheur public – qui la laisse chaude, d’une chaleur ambiguë. « De l’utile et de l’honnête » évoque la pointe de plaisir qu’active la « compassion » pour la douleur d’autrui ; « De la physionomie », le pinçon de pitié inhérent au plaisir que donne le « spectacle » de cette douleur, lorsqu’il est grand. Si l’auteur exclut que cette jouissance lui soit simplement « douce », son ambiguïté reste modalisable – jusqu’à l’anamorphose : c’est selon sa direction (ou celle du regard qu’il porte sur elle) qu’il s’en accuse ou s’en excuse.

« De la physionomie » mentionne aussi l’émoussement de la douleur par la distance, et la « consolation » ressentie lorsque le malheur qui nous guette tombe sur un autre que nous. Le chapitre déploie ainsi, en contrepoint de l’empathie, une palette de couleurs (malin plaisir, plaisir compatissant, plaisir de l’esquive ou de l’amortissement) dont aucune ne correspond vraiment à celle que peignait le poète (le tableau lucrétien suppose à la fois la sécurité qu’offre la distance et un regard qui raccourcisse celle-ci). On n’a pas davantage affaire, comme ce sera le cas au chapitre suivant avec « compassion » et « gloire », à deux substances concurrentes. Dans le « trop bon marché » qu’il reconnaît faire du malheur de son temps, Montaigne voit plutôt ici un camaïeu d’émotions paradoxales, dont trois au moins ne peuvent « honnêtement » s’avouer face à la ruine de la patrie. Mais si la quatrième, plaisir empreint de pitié devant le « spectacle » public, a quelque chose de moins « malin », les trois autres ne sont pas méchantes au même degré, voire au même sens : la « volupté » qui palpite au cœur de l’empathie douloureuse n’est pas celle qui profite de son progressif amenuisement, ni celle qui jaillit de l’angoisse soudain soulagée.

S’il reste sévère dans l’ensemble, ce diagnostic n’en est pas moins nuancé ; son enjeu même est la nuance. Dans « De l’utile et de l’honnête » en revanche, il est sans appel face au cas extrême, convoqué parce qu’il est extrême. Le pire des vices n’est pas moins nécessaire que les autres à notre « bâtiment » : même « les enfants le sentent ». La coexistence des deux affects – pitié, plaisir – dans une seule âme radicalise alors le jugement que l’un porte sur l’autre ; comme sur un alter ego, un jumeau maléfique. Face à l’apparition de Mister Hyde, on n’a que faire de mesurer la distance qui le sépare de son double, d’évaluer les degrés de la métamorphose, de peser au trébuchet des passions contradictoires. Si mince ou discret soit-il, le plaisir de voir souffrir autrui ne souffre ici qu’une lecture ; l’examen qui le désigne le condamne – tout en le jugeant impossible à éradiquer. Il faut admettre, fût-ce pour la combattre, l’existence de cette part maudite.

Or Lucrèce ne l’admettrait pas : là où Montaigne sent dans la douceur qu’il avoue sentir une innommable blessure, l’auteur du De rerum natura ne verrait dans celle-ci que la perversion, la pollution, d’un mécanisme de sauvegarde qui n’est rien d’autre que cela, et lui semble à ce titre (pour le coup) des plus naturels. Les deux premiers vers du poète n’énoncent en effet, sous la forme d’une image « agissante », qu’un degré zéro, une évidence sensorielle du même ordre à ses yeux que celle qui saisit l’auteur des Essais lorsqu’il « vidange » un calcul : nulle cruauté là-dedans. Lucrèce n’exclut d’ailleurs pas que d’autres sentiments nous agitent, face à la situation qu’il décrit : son propos (ici) n’est pas de les inventorier. Son postulat est donc que de tels sentiments (s’ils existent) ne créent pas d’ambiguïté, n’altèrent en rien la nature du réflexe qui l’intéresse ; alors que pour Montaigne c’est nécessairement le cas. Il ne s’ensuit pas que le réflexe suffise, et que Lucrèce se contente de le désigner. Bien au contraire, c’est la suite de l’analyse qui justifie l’image : la conclusion à tirer de l’évidence qu’elle rappelle à notre esprit (car nous l’avions perdue de vue). Les deux premiers vers du livre II ne prennent sens que par cette invitation au voyage – non sur la mer au demeurant, mais dans des paysages analogues, non marins. « Les batailles rangées dans les plaines » fournissent à qui les observe « sans prendre sa part du danger » une seconde preuve empirique du phénomène. Mais l’étape décisive est la suivante : la sérénité du sage. Celle-ci ne regarde pas l’horreur de la tempête depuis le calme de la rive, mais – du haut de sa sagesse – l’ambition qui gouverne la fourmilière humaine et la plonge dans des souffrances artificielles, tempêtes auto-infligées dont les guerres, les batailles sont l’exemple ultime. C’est avec cette transposition qu’acquiert une valeur morale une réaction physiologique qui, en soi, n’en comporte pas. Le problème n’est plus d’être confronté (ou non) à une mer réelle, mais d’être bousculé (ou non) par celle, métaphorique, de nos propres désirs. Qui survole cet ouragan-là trouve dans l’altitude une jouissance analogue à sa forme primitive (horizontale, qu’il ne s’agit pas de nier), mais vécue néanmoins pour une autre raison, sur un plan supérieur en effet.

Cela devrait suffire, puisque la sagesse en question, conquête d’une élite, se suffit à elle-même. Or cela ne suffit pas : l’ataraxie qu’il loue n’est pas permise au poème. Il n’est pas question de se satisfaire de regarder souffrir l’humanité souffrante. Si le poème existe, c’est pour rappeler l’appel que seul le sage perçoit encore – soit l’évidence même qu’illustrait mémorablement le tableau initial ; énoncée maintenant comme telle, mais sur le mode pathétique : « Comment ne pas entendre le cri de la nature, qui ne réclame rien d’autre / qu’un corps exempt de douleur, un esprit heureux, / libre d’inquiétude et de crainte ? ». Ce cri que (presque) plus personne n’entend, il revient au poète de le faire entendre, par captatio émotive d’abord, ensuite en décrivant la nature, des atomes aux météores. Le mouvement est de s’embarquer : de quitter le rivage pour aller au devant de la tempête – afin de l’apaiser ; car ce n’est pas d’une vraie tempête (inapaisable) qu’il s’agit, mais de celle que nous déchaînons sur nous-mêmes, alors qu’il nous serait facile de l’éviter (d’où le pathos de l’interrogatio). Nous sommes des enfants dans le noir, terrorisés par des chimères dont nous faisons grandir la puissance en lui opposant des moyens ridicules (le carton-pâte de la force ou du luxe, de la richesse ou des armes) là où suffirait un peu d’herbe tendre, où converser entre amis.

Ce locus amoenus n’est pas le sommet conquis par une sagesse générique, mais le jardin spécifique du plaisir de ne pas souffrir par notre faute. C’est de ce jardin-là que Montaigne se souvient et se sert pour araser le rocher de vertu dans « De l’institution des enfants ». Il fleurit quand s’éclaircissent les « ténèbres de l’âme », que le poème a pour mission de dissiper. Cependant l’image idyllique qui récompense le choix de la frugalité – l’adieu aux ambitions qui nous déchirent – ne signifie pas que la nature elle-même soit charmante, ainsi créée pour nous faire plaisir : contresens volontiers commis par les amateurs comme par les détracteurs d’Épicure. Produit du hasard, le monde naturel est immensément défectueux, comme suffisent à le prouver ses catastrophes – qui prouvent à leur tour qu’un tel monde n’est pas l’œuvre des dieux, n’est régi par aucune providence. Des animaux féroces aux éruptions volcaniques, des tremblements de terre aux épidémies (dont l’épouvantable peste d’Athènes décrite à la fin du livre VI), nos raisons de souffrir ne manquent pas ; le chantre de la nature est loin de leur être indifférent. Son rôle est certes d’expliquer du même souffle et selon les mêmes principes tous les phénomènes naturels, des plus bénins aux plus dangereux. Mais sans omettre d’insister sur les méfaits des seconds, tels que les hommes les vivent ; car il ne s’agit pas de nier les tourments qu’ils infligent, mais de lutter contre ce qui (selon cette doctrine) les envenime : la crainte des dieux, la peur de la mort.

Admirateur de Lucrèce, pénétré du message épicurien sur la simplicité du plaisir, Montaigne n’en est pas moins sourd au vouloir dire des deux vers qu’il cite, au dire des deux qu’il ne cite pas. Il se ferme à toute distinction entre la « volupté » de ne pas souffrir et celle de voir souffrir, parce qu’il admet, veut faire admettre (au contraire du poète) l’existence fondamentale de la seconde, au même titre que celle d’une compassion sincère coulant de la même source. Il n’a pas besoin de signaler son désaccord ; sans doute n’en est-il pas conscient. Lisant Lucrèce selon ce qu’il sait de la cruauté, il traduit instantanément la « douceur » en malice : face à l’épreuve de l’autre (que cette lecture se figure en l’aggravant : naufrage, noyade), l’explication élémentaire du plaisir s’évanouit.

***

Le poète voulait dire autre chose ; mais (comme le marque peut-être le repentir du troisième vers) il a mal choisi sa première image. D’où notre tendance à isoler celle-ci par citation, puis à la fixer par sentence – et avec elle un malaise au mieux, au pire un constat de perversité. Comme l’ont unanimement (quoique différemment) remarqué Hélène Merlin-Kajman,Marie-Dominique Laporte, Michèle Rosellini, Guido Furci, nous sommes « troublés » par cet adage (c’est aussi mon cas) : au vrai, c’est ce trouble même qui le prélève. Le message rendu laconique porte avec lui le labyrinthe de nos raisons de l’abréger. Soumise à la même tension, la sentence à son tour se raccourcit, devient son propre métonyme : la version retenue par Transitions supprime le décor marin ; chez tel écrivain – Proust par exemple –, ce sont les trois mots suave mari magno qui capturent à la fois (et contaminent) le soulagement de ne plus souffrir et celui, mesquin ou vengeur, que ce soit l’autre qui souffre. En fait de « mer immense », une pierre d’achoppement : un scandale, joliment serti. C’est parce qu’ils nous tracassent – nous font souffrir – que nous retenons ces mots qui disent notre absence de souffrance.

Il me semble pourtant que les deux vers de Lucrèce ne troublent pas l’auteur des Essais autant que nous ; et ce, bien qu’il annonce notre façon (ou raison) troublée de les lire. La « pointe de volupté maligne » fait mal par définition ; mais non pas, en ce sens-là, l’énoncé poétique qui confirme et emblématise son existence. Aussi bien ne s’agit-il encore que d’une citation : là où l’« essai » demande à deux beaux vers d’illustrer la vérité blessante et paradoxale qu’il vient de consacrer plusieurs lignes à formuler, nous montons en formule, en devise, un problème que nous ne connaissons que trop, qui nous mortifie d’autant plus – et aujourd’hui tout spécialement. Sans doute est-il vain de manier ici ce trébuchet ; mais « suivons ». J’examinerai, avant ce qui complique notre réaction, ce qui simplifie celle de Montaigne dans « De l’utile et de l’honnête ».

Nous avons vu notre auteur juxtaposer tant la compassion et la présomption que la compassion et le plaisir, sans parler des températures variées de la compassion ; selon la pente d’arguments divers. Non que Montaigne se borne, au plan éthique, à laisser courir ce désordre : il est fait de choix à faire, d’impulsions et d’opinions à examiner, à seconder ou contrarier. Mais désordre il y a, et le livre, loin de prétendre y mettre fin, avoue l’« amusement nouveau et extraordinaire » (II, vi) qu’il prend à le décrire dans sa « diversité », dès lors qu’il le fait aussi dans sa vérité. Ce n’est donc pas en la dégageant de toute scorie qu’on fait avancer (par exemple) la pitié dans la « plaine » de la vie. Il n’est pas question de mettre en scène, à la Pétrarque, un « Triomphe de la Compassion » au motif qu’on met cette vertu – qui en est à peine une – au-dessus des autres ; car elle n’en est pas moins mélangée aux autres, et aux vices qui vont avec. Inversement ce mélange, s’il invite au soupçon – à juger, toujours à nouveaux frais, des raisons, des effets, de la qualité de la pitié ressentie –, n’autorise pas à l’ignorer ni à l’éteindre, comme d’aucuns s’évertuent à le faire.

Le mélange est néanmoins guetté par une forme de « mollesse » – la complaisance dans l’indistinction – qu’on ne manquera pas de reprocher à Montaigne ; alors que lui la défie, au plus près. Ainsi de son jugement, qui n’avoue pas son défaut pour s’y vautrer, mais en s’« essayant » ; se supposant donc assez fort pour le faire, voire plus fort pour l’avoir fait ; mais jamais assez pour s’estimer libre de son défaut. Les contradictions ne s’effacent pas, et il y a plaisir à en rendre compte – à condition de ne pas négliger la différence entre bien et mal, fût-ce à propos du même objet : ainsi de la colère, aussi juste qu’injuste, qui soulève l’auteur contre ceux qui transgressent l’ordre de la « conférence » (III, viii). La souplesse même de l’approche empêche de lui échapper ; engage à la retourner contre soi. « De l’utile et de l’honnête » sacrifie un peu de cette souplesse, pour sauver plus nettement l’honnête de l’utile, le bien du mal, en matière de « police ». Ayant dressé le constat, qui ne souffre aucune exception, de la part du vice en l’homme comme en politique, Montaigne précise que ces deux parts ne sont pas alignées. De ce qu’il y ait du vice en moi comme dans l’Etat, il ne suit pas que mon vice doive épouser le sien. Une ligne à ne pas franchir passe entre le « bâtiment » public et son homologue privé, mais aussi et surtout au sein du premier : entre les actes publics légitimes et ceux qu’on doit (au moins lorsqu’on n’est pas roi) s’interdire. Sans se prendre pour un ange : qu’on n’en soit pas un est une raison de plus de ne pas faire la bête au service du prince. Ce que j’ai de cruel m’y servirait d’alibi, puis de stimulant : me voici traître et meurtrier. C’est pour lui résister qu’il faut concéder l’homologie : l’image inquiétante de l’enfant méchant donne a contrario sa chance à la vocation d’un « tendre négociateur », fidèle à ses principes et à leur « puérile » origine.

La lecture intransigeante que fait Montaigne du « suave, mari magno » doit quelque chose à cette stratégie de résistance dans la concession. Si l’heure n’est pas à nuancer le diagnostic intime, c’est qu’il y a urgence côté public. Non content de montrer comment les actions de l’auteur s’épargnent le crime, le chapitre inaugural du troisième livre ajouté en 1588 essaie de réduire (de regagner) le terrain qu’il est contraint de consentir (d’abandonner) au pouvoir sur ce point. Ainsi se maintient, tant bien que mal, une harmonie dans l’homologie – au moins pour qui n’entend pas être plus indulgent pour la part mauvaise dans sa vie privée que dans la vie publique. C’est en somme la pression – la cruauté – du politique (à l’acmé des Guerres de Religion) qui impose un sens « malin » aux deux vers de Lucrèce, de même qu’elle coupe court aux méandres de l’analyse, à l’inventaire des compromis et compromissions du « bon marché ». En va-t-il de même pour nous – à ceci près que la pression et la compromission nous sont (encore) plus douloureuses ?

***

Je vois au moins deux raisons à notre attitude ; la première est la plus évidente. Il n’est certes pas surprenant que la notion d’une jouissance trouble nous trouble davantage. Montaigne la découvre, en fait l’« essai » (et s’en flatte, malgré qu’il en ait), alors que nous ne finissons pas, tous essais dépassés, de contempler ses implications et applications. Si plaisir il y a face à la douleur d’autrui, je sais (en gros) jusqu’où il peut aller. À telle enseigne que je ne veux pas que Lucrèce aille (me paraisse aller) jusque là : me vient alors, là où Montaigne ignorait les deux vers correctifs, le désir de suspendre mon geste herméneutique favori, et de les rétablir pour lire le « non quia », le « non que » du poète, non comme une dénégation mais au premier degré : comme une déclaration à prendre au pied de la lettre. Non, Lucrèce n’a pas voulu dire que la souffrance d’autrui nous fait plaisir ; son besoin de le préciser ne ruine pas – mais confirme au contraire – cette bonne intention. Par chance et pour une fois, je n’ai pas complètement tort : c’est Montaigne qui est injuste. Mais irai-je pour autant jusqu’à poser, avec Lucrèce, que le plaisir élémentaire de ne pas souffrir lorsqu’« autrui » souffre sous mes yeux n’a vraiment – mais vraiment – rien de pervers ?

Les dégâts des sadismes (dans l’imaginaire, dans la réalité : s’agit-il de faire, ou seulement de « concevoir », comme plaidait Sade ?) sont pour nous à la fois une obsession et une garantie. D’un côté leur horreur nous accable, de l’autre elle nous vaccine. Je pourrais être ce bourreau-là, ou son assistant ; il n’est plus en mon pouvoir de le nier ; cela risque d’être le cas demain. Mais tant que dure le « monde » d’aujourd’hui (le mien), plus ou moins réhabilité, ce que je ressens de bonté (naturelle ou apprise, peu importe) parle en ma faveur. Sur la compassion qui s’« essayait » en Montaigne, des droits qu’il n’imaginait pas se sont bâtis ; ce sont eux qui me régissent, tout en continuant de s’étendre. Je n’ai pas fini de m’habituer à cette extension, sans perdre de vue que la variante maligne aussi existe en moi, et qu’elle aussi peut inventer des droits ; qu’il ne faut donc pas s’y habituer – dans mon for intérieur certes, mais encore (encore bien moins, infiniment moins) dans une « police » capable du pire, capable de génocide.

Or l’idée de cette capacité (comme celle du salut chez Pascal) emporte tout – a fortiori au moindre signe d’actualisation. Montaigne admet la « pointe de volupté maligne » dans la personne pour mieux mettre en garde contre sa propagation dans l’Etat. Nous faisons cela tous les jours, au centuple, en toute (impossible) conscience de l’extrémité d’une telle propagation. Déjà atteinte, pour un temps rétractée : nous comptons sur ce laps. Voilà un « marché » qui dure – tant qu’il dure. Mais s’il ne dure pas, s’il n’en a plus pour longtemps ? Alors ce n’est pas le naufrage d’un navire que nous nous figurons en lisant deux vers de Lucrèce préparés à cet effet, lestés d’un dilemme à tiroirs (prendre ou ne pas prendre plaisir ? aller ou ne pas aller au secours ?). C’est le naufrage de notre univers « de référence » ; désastre d’une telle amplitude qu’il rend non seulement immorale mais grotesque, car impossible, la position de l’observateur ( we are all in this together) : quelle que soit la nature du plaisir qu’il éprouve, il est non seulement déplacé mais périmé, car une communuauté de destin (une « union réelle », dirait saint Thomas) l’a déjà englouti.

Si l’adage nous trouble plus, c’est que nous avons plus à perdre. Et plus encore (telle serait la seconde raison) si le naufrage qui se profile est celui de l’empathie même, face à une menace autrement « troublante » que celle de ses perversions. Chez Montaigne la « volupté maligne » individuelle fournit de quoi penser (et tenter, par contrecoup, de limiter) la corruption du politique. La cruauté est le pire des vices ; en comparaison, la dilution de la pitié dans l’indifférence témoigne certes de notre imperfection ; mais à des degrés plus faibles, avec quoi la conscience comme la société négocient plus souplement. Il me semble que nous pensons moins souplement, et sommes (encore) plus troublés de découvrir en nous-mêmes une coupable indifférence qu’une jouissance trouble ; un sociopathe qu’un psychopathe. Celui-ci nous semble (pour l’instant) plus improbable, donc nous fait moins honte, que celui-là. À ce compte le prétendu « doux » de Lucrèce n’est pas seulement l’emblème d’un éventuel sadisme, d’une corruption de l’empathie. Mais plus banalement de son absence ; voire – plus banalement encore – de son insuffisance. Le pire des vices est-il la cruauté ? Tout dépend de ce qu’on entend par « pire ».

Tentons (simple exercice) une stratigraphie de ce second trouble.

Il m’est difficile de m’habituer à l’idée, pourtant rebattue depuis le XVII e siècle au moins, que je m’habitue facilement à « supporter les maux d’autrui », parce qu’elle m’humilie, et parce qu’elle fait de cette habitude un préalable à toute autre « habituation », vertueuse ou vicieuse. Cette difficulté suffit à transformer (à mes yeux) l’adage de « Lucrèce » en variante poétique de la dix-neuvième maxime plutôt qu’en prémonition des extases sadiennes. La Rochefoucauld réduit la pitié au statut de masque et d’aliment d’une seule sorte de plaisir – celui, universel et impalpable, que se donne l’amour-propre ; à quoi la décision de faire le bien n’échappe (si elle lui échappe) qu’en se refusant, avec une rigueur nouvelle (stoïcisme au cube), quelque sentiment que ce soit. Montaigne est dans la situation inverse : le constat de la « volupté maligne » le trouble à la mesure sensible de la « compassion » qu’il éprouve, qui l’emporte ; mais le fait qu’il subsiste de la « gloire » dans ou à côté de celle-ci relève d’une évidence des plus banales – qui ne menace en rien son sentiment, sa certitude, quant à ce que « peut » en lui la pitié, alors même que l’alternative du chapitre « De l’expérience » (ou la compassion, ou la gloire) avoue que la seconde peut relayer ou remplacer la première lors de telle charitable action. L’« essai » de la « présomption » est la pierre de touche des Essais : il est clair que le livre mentirait s’il se prétendait pur de toute flatterie de soi ; non moins clair qu’il se détruirait s’il s’en jugeait ou acceptait le jouet. La « gloire » est là, on n’en sort pas ; il faut la soupeser à chaque instant, lui accorder sa part afin de la réduire. Mais c’est lui faire trop d’honneur – par une autre forme d’orgueil – que d’en tirer une pure amertume, en lui abandonnant d’avance, comme un fruit corrompu, tout ce que « peut » ce qu’on sent.

Il m’est encore plus difficile de concéder le caractère universel (« nous avons tous... ») de mon égoïsme fondamental (« assez de force pour... ») lorsque l’enjeu de l’empathie et de l’« obligation » qu’elle porte est supposé s’étendre, comme c’est le cas depuis le XVIIIe siècle au moins, à l’ensemble du corps social, aux « valeurs de la République », qu’il s’agit – si la République existe – de ressentir et de pratiquer, de vivre en les partageant démocratiquement : entre tous. En fait de drapeau tricolore, les nuances de Montaigne (chatoiement du vice dans la vertu, de la vertu dans le vice) risquent de virer au gris d’une éternelle insuffisance intime : c’est la faute à Rousseau si La Rochefoucauld nous est (encore plus) cruel. Voilà une « pointe » – obtuse en vérité – qui ne fait aucun plaisir. Un remède est d’aligner l’honnête sur l’utile en sortant ce dernier de l’égoïsme, du cynisme, du machiavélisme : ce qui vaut dans le bien n’est pas ce que je fais en tant que je le fais, encore moins ce que j’en sens ou ce que j’en pense ; c’est son extension objective, mesurable, au maximum de bénéficiaires (reste à savoir si je puis penser ou sentir cela, et comment obtenir ma participation, intuitive ou raisonnée, au faire de cet effective altruism).

Montaigne est fort loin de raisonner en ces termes. Pour lui le monde est ainsi fait que « par divers moyens on arrive à pareille fin » (I, i) et qu’en sens inverse « divers événements » sortent « de même conseil » (I, xxiv) : les conséquences relevant de la fortune, seule « l’intention juge nos actions » (I, vii). C’est encore plus vrai dans un monde non seulement imparfait mais dévoyé, que toute tentative de réforme achèverait de corrompre : on ne saurait sans danger pour l’âme (ni pour les mains) y conclure « l’honnêteté et la beauté d’une action » de « son utilité » (III, i). L’utilitarisme anglo-saxon dit le contraire : ce sont les conséquences qui jugent ; et c’est encore plus vrai dans un monde injuste, qu’il convient de réformer. Ma bonne âme a beau concéder (pace Montaigne) le besoin de réforme, elle reste gênée par la promotion de l’utile au rang de critère ultime – comme elle l’est par l’extrême inverse : l’ataraxie antique, l’honnête comme forteresse. Ainsi ballotté, il semble que j’aie plus que jamais besoin de sentir ma « compassion » à l’œuvre, tout en étant moins que jamais certain d’en ressentir assez : en fait d’« obligation mutuelle », un tourment subjectif sur une mer démontée ; l’honnête comme radeau. Ceux qui exigent la quantification des biens et des maux ou une générosité « dure », non justifiée par l’émotion, n’activent en moi celle-ci qu’en aggravant le « pincement » (la honte et l’angoisse) de son défaut.

La mesure de l’altruisme est-elle l’intention ou la conséquence ? Ce débat oppose des honnêtes gens, soucieux de faire advenir le bien d’autrui – pendant que s’accélèrent les effets de l’utilité sauvage. Depuis le XIX e siècle au moins, les citoyens théoriques que nous sommes sont livrés aux soins de leur intérêt personnel, en même temps qu’à l’inépuisable intérêt pour leur « propre » personne (Montaigne est moins innocent du second que du premier) ; et soutenus dans ce double état par les tours de l’hypocrisie, puisque l’intérêt veut se faire prendre, et se prendre, pour ce qu’il n’est pas. Ce qui, par rapport à un monde où le mal s’empare ouvertement du pouvoir, limite les dégâts – espérions-nous. Mais cet écart se ferme aujourd’hui, comme le suggèrent aussi bien (exemples pris aux deux bouts de la corde) l’implication de tous et de chacun dans le « géocide » en cours (selon le terme de Michel Deguy) que le tranquille empressement de corporate America à financer la cruauté infantile de Trump, pour en optimiser le bénéfice. La réduction ou la disparition de la différence entre les effets de la malignité active et ceux de la simple passivité (égoïste ou compatissante) menace aussi bien « moi-même », où siège un tribunal déboussolé ; que la république, sacrifiable (si possible avec l’accord d’une majorité) à une minuscule minorité d’intérêts, faute de savoir fédérer leur diversité ; a fortiori leur totalité – celui de la terre inclus.

Sade et son grand guignol ne sont-ils pas le cadet de nos soucis, maintenant que nous savons non seulement que les bourreaux – en tout cas leurs assistants, et les assistants de ces assistants – n’ont pas besoin d’être sadiques (il leur suffit d’être efficaces) ; mais encore, depuis deux ou trois décennies, que nous n’avons pas besoin de vouloir exterminer pour réussir à le faire ? Non que la culpabilité soit du même ordre dans ces deux cas : qu’ils soient tous deux gigantesques dans leurs effets n’empêche pas un génocide volontaire et le géocide involontaire de rester moralement incommensurables (admettons que je ne pousse pas la quantification jusque là). Mais cela même me déboussole face au désordre planétaire : il n’est ni juste ni pensable que je sois responsable de pareil désastre ; il n’est pas faux de dire que je le suis. Mon intention (pour autant qu’elle se soucie encore d’être bonne) n’est plus en état de se préserver des conséquences, sous prétexte qu’elles ne sont pas conséquences de mon intention ; il ne lui est plus loisible de les abandonner à une quelconque fortune – alors même qu’elle les contrôle moins que jamais.

Non que le cercle de mon altruisme s’en trouve automatiquement élargi. Avoir un peu plus de mal à manger de la viande ou à jeter un sac en plastique ne m’empêche toujours pas de prendre plaisir à telle diversion pendant que des milliers de mes semblables meurent, à ma porte ou presque. J’en demeure honteux : si justifiée que soit (physiquement, psychiquement) l’intermittence de l’empathie, les morts me reviennent à la conscience, et avec eux la question de ma complicité relative. Le spectre de cette question prend diversement chair, selon la dimension du massacre, selon que sa cause est plus moins « naturelle » (elle ne l’est jamais tout à fait), selon que mon insouciance est plus ou moins durable, ma porte plus ou moins épaisse, ma honte plus ou moins narcissique. Comme l’avait bien vu Montaigne, le prix du « marché » n’est pas fixé ; nombreux sont les moyens de le faire baisser. Voici toutefois qu’il monte, inexorablement, au point d’être inabordable au plus grand nombre : à l’horizon de la présente crise, c’est la possibilité du « marché » qui disparaît, pour une part de l’humanité qui souffrira très inégalement, mais dont je ne suis ni assez riche ni assez corrompu pour m’exclure, en réalité ni même par la pensée. Élargissement forcé – par les bornes mêmes qui le contenaient jusqu’ici. Par exemple : notre « miséricorde », selon Thomas d’Aquin, ne s’étend pas à nos enfants, qui « nous sont unis au point d’être [...] quelque chose de nous-même », de sorte que nous éprouvons leurs maux comme « nos propres blessures ». Sous l’effet de cette même empathie, si primitive qu’elle n’est pas encore de la compassion, me voici contraint d’imaginer les « maux » de mes enfants, puis de leurs enfants, comme des « blessures » beaucoup plus graves que les miennes ; et de les imaginer frappant – blessures mondiales, que j’aurai contribué à leur infliger – beaucoup d’autres qu’eux avec eux, en même temps qu’eux, longtemps après ma mort. Voici que l’« union réelle » annexe l’altérité de l’avenir, faisant éclater du coup le cercle familial censé me consoler de celle-ci : j’aurai privé ma descendance du monde (différent du mien, mais non moins viable et de préférence meilleur) auquel elle était censée me donner une manière d’accès.

Nous connaissons, depuis bientôt trois générations (car nous en sommes aussi les enfants), une autre forme de cette culpabilité prémonitoire : projection légitime, « réaliste » même lorsqu’elle est fantasmée, dès lors que l’impensable s’est rendu possible. La peur de l’apocalypse nucléaire se figure le monde – chacun de nous – détruit par un « autre » que nous, même si nous l’avons mis au pouvoir : un président, un général, un docteur, ou la machine que leur fol amour s’imagine contrôler. Ou mieux encore : par accident. Après quoi devient officiellement invivable le monde légué aux survivants. Cette peur-là, construite sur une césure monstrueuse, coexiste désormais avec celle d’une auto-destruction moins instantanée, mais encore plus littérale : c’est notre manière de vivre qui tue, et rend impossible sa reproduction à la surface de la terre. L’heure serait donc à l’activation, enfin universelle et définitive, de la miséricorde humaine (à défaut de divine) : il n’a jamais été aussi vrai – aussi globalement vrai, dans l’espace – que « le mal qui atteint les autres est proche et va nous atteindre ». Sauf que le contraire est encore plus vrai, dans le temps : le mal qui déjà nous atteint est loin – d’avoir fini d’atteindre les autres.

La conjonction ou collision de ces deux vérités ne m’empêche pas (tant que j’en ai encore le loisir, contrairement à nombre de mes contemporains) d’appuyer sur l’interrupteur habituel ; et trouver du plaisir ailleurs. Mon empathie, ma compassion, ma miséricorde restent, en tout contexte, une batterie à recharger. C’est humain, ce n’est pas nouveau. L’équivoque n’est pas nouvelle non plus, qui m’empêche de bien distinguer cette intermittence salutaire du mécanisme, non moins humain, de l’aveuglement fatal. Ce qui est nouveau, c’est l’échelle à laquelle se pose ce vieux problème ; c’est le choc, ressenti ou anticipé, d’effets collectifs de plus en plus massifs, dans l’espace et dans le temps. On comprend que le « conséquentialisme », face aux perpétuels ratés du moteur compassionnel, préfère ne pas attendre qu’il se répare ; entreprenne de définir « le plus grand bien du plus grand nombre » (pour aujourd’hui et pour demain) comme si sa formulation restait le meilleur – voire le seul – moyen de nous le faire adopter.

***

Le New York Times a voulu marquer, le 24 mai, le moment où le toll américain du coronavirus atteignait cent mille. Devoir sacré – de dire une « perte incalculable » en honorant les morts ; d’autant plus pressant que le « président », tenu à cet office, s’en est dispensé. La preuve par le vide : l’absence d’empathie en Trump, qui fait de lui un médium de la haine, accentue « par fuite » le besoin que s’étende le sentiment de la souffrance – et qu’il se dise, d’une manière qui le complète ; qui comprenne et pallie l’insuffisance de son extension. Un deuil soudain nôtre, commun à tous les « moi » de tous les « autrui » ; aux morts et aux vivants devenus leurs proches. Ressenti par nous comme pour la première fois, comme s’il nous était révélé : parce qu’il l’est.

La version imprimée du journal remplit sa une de mille noms de victimes, chacun suivi d’une ligne d’obituary ; la version « e » dessine mécaniquement, sur l’équivalent d’un rouleau et en suggérant la profondeur, près de cent mille silhouettes humaines, selon une dizaine (peut-être) de formes variées, dont la répartition rend la répétition peu perceptible. Chacune campée debout, dans une attitude familière, étrangère au mal qui vient de l’abattre. Chacune dotée de sa taille propre (intrinsèque, mais relative aussi, certaines semblant plus éloignées que d’autres) ; et d’une ombre personnelle, s’allongeant à gauche, à angle droit. Chacune séparée des autres par un ou deux centimètres au moins ; de rares empiètements raccourcissent parfois la perspective. Le contraire donc (à l’absence de visage près) des pictogrammes humains que l’on dispose en rangs serrés pour figurer une statistique. Parmi ces corps innombrables, des mots apparaissent aussi, à intervalles irréguliers. Le fragment de faire-part, en plus gros caractères, précède cette fois l’identité : passions et professions, anecdotes et monikers, habitudes ou jugements. Ce qui caractérise quelqu’un – même en une ligne, et seulement quelques-uns – importe encore plus que son nom.

Complémentaires, les deux versions sont bouleversantes – par ce qu’elles communiquent, et par leur insuffisance à le communiquer, inégalement subie, avouée en commun ; faisant écho, mais répondant aussi, à notre incapacité de penser, de pleurer comme il convient, comme nous le voudrions, un nombre immense de personnes. Le papier parle à la façon d’un monument, d’un mur de mémorial. L’écran stylise, comme lui seul le peut, une foule encore vivante, vue à la fois de loin et d’assez près, d’un seul coup mais successivement, dans un endroit supposé, suscité même – mais difficile à concevoir, impossible à situer. Le virtuel donne une chance, non de montrer (rien ne le peut) tout le réel, mais de paraître le montrer, en combinant aux effets symboliques de la figuration une aptitude littérale à contenir plus de choses, puisque l’espace ne lui est pas compté. Le résultat semble un peu moins sommaire, un peu moins cruel ; un peu plus individuel.

Car cette foule n’en est pas une : alors que les noms s’entassent sur l’espace plat, les silhouettes s’installent, chacune en son volume. De l’une à l’autre est marquée une distance qui distingue, désigne chaque fois – au rebours de tout « effet de foule » – une existence. Ce ne peut être un hasard si cette distance, procédé symbolique figurant la collective singularité de milliers de vies perdues, ressemble au procédé pratique qui doit permettre à des millions de vies continuées de se « déconfiner » sans se contaminer. Le même journal publie ces jours-ci des photos, douces-amères, de groupes respectant le distancing sur une pelouse ou plage printanière ; juxtaposées à d’autres, terrifiantes, de groupes ne le respectant pas. Les premières parlent d’une réalité vécue qui contredit nos désirs les plus « naturels » : on ne saurait, pour l’instant, rejoindre les autres qu’en s’abstenant de les rejoindre vraiment. On ne se rapproche qu’en restant loin.

Le symbole, mécanique mais poétique, inventé par le Times nous rappelle quant à lui – comme le fait un mémorial quand il devient musée, ajoute aux noms des images, des notices – que les morts de masse nous fixent pour premier devoir de prendre (fût-ce très mal) la mesure de la masse, et pour second de conserver ou retrouver (fût-ce plus mal encore) un sens de la mort – donc de la vie – de chacun, en défaisant le monstrueux amalgame qui l’efface. Le second devoir n’est rempli que par métonymie : certaines personnes, inévitablement, témoignent « pour » les autres. Mais entre les deux devoirs, le dispositif graphique révèle à la fois la masse et les personnes, en éclaircissant celle-là au bénéfice de celles-ci. La distance ainsi créée permet aux formes individuelles d’exister (fût-ce iconiquement) comme telles.

On se rend compte alors que la distance rapproche des personnes en séparant des quantités ; en donnant de l’espace à l’humanité. Quelque chose d’essentiel est ainsi transmis, enseigné à leurs semblables par les morts, selon le geste qui les honore. Le distancing, qu’on espère provisoire (là où il est possible), reste inhumain dans son principe ; à nous de comprendre ce qu’il a (aussi) d’humain ; en rappelant ses raisons, que partage tout passant ; en respirant l’air de sa « convenance » paradoxale, plutôt que celui de l’anxiété ou du déni. Cela n’a rien de facile, et cela demande à être décliné, précisé, par un épuisant formalisme, selon un nombre infini d’occasions, de situations. Mais comme dit Beckett, nous pouvons toujours « fail again, fail better ». Il suffit d’un éclair pour que nous devienne d’autant plus proche ce qui n’est pas loin.

Voire ce qui est loin. Il ne tient qu’à nous que les morts (que nous sommes) continuent de nous guider dans la difficile rencontre des vivants (que nous sommes aussi), générations suivantes incluses. Ce n’est pas là « présomption ». Nous aimerions certes nous « présumer » capables d’empathie universelle ; ou d’« habituer » tout le monde, une bonne fois, à la même conception de « l’autre » ; ou encore, ayant identifié le plus grand bien du plus grand nombre, de l’embrasser par le cœur et l’esprit (« intellectuellement sensible, sensiblement intellectuel », comme dit le dernier des Essais) avant que la terre n’achève de nous punir d’avoir causé, sans même avoir eu l’indécence de le vouloir, le plus grand mal au plus grand nombre. À défaut, nous aimerions développer l’une ou l’autre de ces aptitudes – ou les trois à la fois, toutes choses inégales égalisées par ailleurs. Mais vite ; or le temps manque. Si teaching moment il y a, nous en avons déjà manqué l’essentiel ; nous en sommes, sans avoir maîtrisé la théorie, aux travaux pratiques ; à ce que Montaigne appelait l’« exercitation » (à propos d’un accident, non d’un programme). De quoi COVID-19, orateur muet, saurait-il nous convaincre, « pratiquement » parlant, tandis qu’il nous tombe dessus ? Parce qu’il dit à la fois une chose et son contraire, nous réservons le droit de ne pas l’entendre – comme beaucoup ici, aux États-Désunis. Mais si nous l’entendons, c’est pour cette même raison : la dissonance, la double valence, le double tranchant de son message.

La catastrophe est déjà là. Elle n’est pas encore là, nous n’avons encore rien vu (et n’en verrons pas le pire). La catastrophe est naturelle : c’est la nature qui se venge, en déchaînant les quatre (ou cinq, ou six) cavaliers de sa vengeance ; dont ce germe, transmis par un animal dit sauvage que nous fréquentons désormais de trop près. La catastrophe est tout sauf naturelle : c’est notre faute, depuis le début et chaque fois que nous décidons d’aggraver notre faute en n’y croyant pas. Il n’y a pas de distance qui tienne : le virus l’a déjà franchie. Il n’y a que la distance qui tienne : pour ne pas infecter mon prochain – ou éviter que « saute » sur nous le prochain germe, depuis le corps d’un autre mammifère aux abois. Il est tout à fait faux, il n’est pas faux du tout de soutenir, devant et malgré l’abyssale inégalité des peines, que we are all in this together. Non que ce virus (par exemple) nous atteigne tous (ce n’est pas encore vrai de celui-ci) ; mais il bouscule déjà, parmi d’autres maux de même acabit, toute sensation ou conception de ce qui est together ou non. Ce qui est proche est loin ; ce qui est loin est proche ; et dans ce paysage à la Brueghel, ce qui est « doux » parce que lointain n’est sans doute ni lointain ni doux.

En ces « jours inhabituels » s’élève, avec le nombre incalculable des victimes et l’exigence d’un deuil assez unanime pour leur « convenir », le besoin de ressentir, de repenser à l’échelle convenable le bien des vivants que ce deuil saisit, qui se laissent saisir par ce deuil ; en leur propre nom, au nom de leurs descendants. Il est trop tard pour inventer une martingale qui fusionne nos facultés au point de nous rendre évidents et ce bien, et le moyen de l’obtenir. « À mesure que mon affection est plus universellement épandue », écrivait Montaigne, « elle en est plus faible ». Le même sentait sa « compassion » fuir sa « cruauté » jusqu’à entrevoir, au bout de cette fuite, le bien-être des plantes. Peut-on bâtir une éthique sérieuse (pour ne rien dire d’une politique) sur ce chassé-croisé ? Tout dépend de ce qu’on entend par « sérieuse ». L’immensité des conséquences, leur accélération nous apprennent à « fuir », en plus de la cruauté des hommes, leur irresponsabilité. Ce sentiment nouveau reste incertain (et pour cause) de son étendue ; mais le double effet de whiplash – « coup du lapin » du lointain rendu proche, du proche approché de loin – qui le suscite l’encourage aussi à (continuer de) s’instruire ; à s’étendre plus consciemment. Le premier mouvement de l’empathie nous entraîne, all in it together, vers le prochain ravin. Avec un peu de chance, le second mouvement – celui qui tient ses distances – tiendra la distance.

***

Peut-être. Mais au double désir – de conclure l’impossible à conclure, et de le faire sur une note optimiste – qui m’a dicté le paragraphe précédent, le réel répond en le désarçonnant.

Les foules – vraies foules, cette fois ; de plus en plus nombreuses et serrées ; souvent masquées, mais soulevant leurs masques pour mieux crier – qui descendent depuis plusieurs jours dans les rues de l’Amérique en affirmant, une fois de plus, avec l’habitude du désespoir, que Black lives matter, rappellent que le social distancing est en effet « social », et qu’à ce titre il est d’abord un privilège : un luxe accordé aux uns, refusé aux autres. Donc une violence ; un surcroît de violence, enduré par des communautés qu’isole la couleur de leur peau, et que les besoins de la vie même, en commençant par celui de la « gagner » et de se nourrir, condamnent à la proximité, pendant que l’injustice les confine à l’écart d’« autrui », dans une zone (matérielle ou immatérielle) déjà malade, livrée au virus par définition. À Chicago ou en Louisiane, les Noirs représentent un tiers des gens, soixante-dix pour cent des morts.

Prêché par l’ordre qui permet de telles choses, le distancing parle aussi le langage de la cruauté aux personnes dont l’existence même, quelque conduite qu’elle adopte, est perçue comme une menace, à quelque distance que ce soit. Près de Brunswick, Géorgie, Ahmaud Arbery court impeccablement seul lorsque deux vigilantes le repèrent ; donc l’abattent. À Louisville, Kentucky, Breonna Taylor dort dans son appartement quand la police municipale y entre et la tue ; de huit balles. À Minneapolis, Minnesota, un policier écrase en toute quiétude, pendant huit minutes et quarante-six secondes, la gorge de George Floyd, arrêté pour un mince délit. Nouvellement instruits dans l’art de jauger la distance qui prévient la contamination par respiration, nos regards regardent un homme noir mourir asphyxié, lentement, par le genou d’un homme blanc ; en temps réel puis en boucle, grâce à la caméra d’un téléphone. L’addition brutale de ces quelques victimes, habituelles mais rendues visibles, à la masse inhabituelle et invisible (même si prévisible) de celles de la pandémie ne pouvait donner qu’un résultat – qui « nous » surprend lorsque nous avons le loisir d’en être surpris. Et en donnera un autre, non moins fatal : la hausse, l’accélération de la flambée d’infections déjà prévue pour l’été, ou l’automne, suite au chaos voulu, organisé, du déconfinement américain. Aux morts que provoquera le refus de toute précaution, parfois confirmé par décision de justice, s’ajouteront les morts que provoquera le rejet de l’injustice faite à ceux pour qui les précautions sont impossibles, ou à ceux qu’elles ne protègent pas.

De cela rien ne se conclut ; sinon l’évidence oubliée – perdue de vue – par le désir de conclure. L’espoir n’est pas le réel. La mort, fût-elle de masse, n’est pas uniforme. Le message des morts aux vivants n’est pas unanime ; ni rendu tel par notre légitime besoin qu’il le devienne, nous soit plus doux. Nos chances mêmes de vivre autrement le « loin près », en réapprenant la proximité par la distance, sont déterminées par l’apartheid, les ségrégations de tous ordres qui dessinent actuellement leurs rapports. Si nous voulons augmenter ces chances, nous n’avons d’autre choix que de partir – donc sans cesse repartir, volontairement ou non – des dissonances qui les diminuent.

 

Powered by : www.eponim.com - Graphisme : Thierry Mouraux   - Mentions légales                                                                                         Administration