Colloque « Littéraires : de quoi sommes-nous les “spécialistes” ? »
25 - 28 juin 2014

 

 

 

 

Préambule

 

Voici l’argument du colloque qui s’est tenu à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 les 25-28 juin 2014, sous la responsabilité de François Cornilliat (Rutgers University, USA), Jérôme David (Université de Genève), Hélène Merlin-Kajman (Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) pour Transitions ; les jeunes chercheurs y sont intervenus de façon spécifique : Lise Forment, doctorante de la Sorbonne-Nouvelle, était responsable de l’organisation de cette partie du colloque.
Le samedi matin, Lise Forment et Mathilde Faugère, également doctorante de la Sorbonne-Nouvelle, et Sarah Nancy, maître de conférence dans la même université, ont présenté une synthèse des contributions et débats, ci-dessous. 
L'ensemble des communications et des débats est en cours de publication, il est possible d'y accéder à travers les liens suivants ainsi qu'en se reportant au programme complet en bas de page :

- Mercredi matin

- Mercredi après-midi



Le colloque « “Littérature” : où allons-nous ? » organisé à la Sorbonne-Nouvelle les 2-4 octobre 2012 par Hélène Merlin-Kajman et François Cornilliat sous l’égide de Transitions avec l’appui de l’EA 174 (Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et de la School of Arts and Sciences (Rutgers University) a fait apparaître autant de divergences que de convergences entre les « littéraires ».

Divergences : la littérature est-elle soluble dans la rhétorique, dans les discours ? Dans l’histoire sociale ? Dans l’histoire culturelle, ou celle des idées ? Dans l’absolu littéraire ? Ce singulier, la littérature, est-il justifié ? Ne relève-t-il pas d’un universalisme dénué de pertinence concrète ? A ces questions, il est manifeste que nous ne répondons pas d’une seule voix.

Mais nos convergences sont apparues avec non moins d’évidence. En bref : l’accord général pour maintenir la référence à « la » littérature, aussi flou qu’en soit le concept, problématique la référence historique, plurielles les manifestations ; et le désir partagé d’ouvrir un espace de dialogue qui nous permette d’apercevoir, dans leur détail, les pratiques de recherche et les réflexes « disciplinaires » propres à chacun (individuellement, par spécialistes de telle ou telle période, ou de tel ou tel genre, etc.) afin de (re)trouver un terrain commun à la discipline.

Un terrain commun ?

Dans le chapitre « Histoire ou littérature » de son Sur Racine, Roland Barthes a pu opposer le commentaire critique et l’histoire littéraire, dont l'existence lui paraissait révéler la dualité de la chose littéraire, « œuvre » d'un côté, « toujours ambiguë puisqu’elle se prête à la fois à plusieurs significations » ; objet du monde de l'autre, c'est-à-dire fait politique, social, économique, idéologique.

Derrière le mot « littérature », il y aurait donc toujours deux objets différents, requérant « deux disciplines différentes et d’objet et de méthode » : l’histoire, « dans la mesure où la littérature est institution » ; la psychologie, « dans la mesure où elle est création ». Cette dernière peut nous sembler aujourd'hui bien dépassée: l'essentiel est que pour Barthes, cela signifiait « deux géographies incommunicables », l'auteur lui-même n'étant qu'un point d’intersection illusoire puisque son individualité ne pouvait ni donner accès aux structures collectives, objet de l’histoire (« dès que l’on demande au groupe étudié une certaine consistance, l’individu recule»), ni permettre d'accéder, par le détour de son psychisme, à son œuvre. Bref, aucun rapport de causalité certain n’indique selon Barthes comment une œuvre est corrélée à un psychisme ou à un contexte historique.

Dans l’« Avant-propos », Barthes, en proclamant l’« être trans-historique de la littérature », avait en fait avancé une affirmation un peu différente : « cet être est un système fonctionnel dont un terme est fixe (l’œuvre) et l’autre variable (le monde, le temps qui consomment cette œuvre) » : « sens posé » et « sens déçu », l’œuvre est « disponibilité qui lui permet de se maintenir éternellement dans le champ de n’importe quel langage critique ». Le monde, cette fois-ci, n’est pas celui du contexte historique de l’œuvre ou de la création, mais celui du critique et de son commentaire ; et cette variable-ci ouvre sur la question de la responsabilité et de la compétence de ce dernier.

Depuis ces réflexions de Barthes, et même si l'histoire semble avoir gagné du terrain par rapport au commentaire, ou même si des articulations nouvelles en ont été proposées, l’objet « littérature » s’est encore divisé sous l'effet de l'atomisation des discours et des savoirs qui s’en sont emparés, et ces distinctions elles-mêmes semblent ne plus être opératoires. N'étaient-elles pas utiles, cependant, pour définir nos compétences et la spécificité de notre discipline? N'est-il pas temps de dresser un état des lieux et de nommer les méthodes et savoirs que nous mobilisons et que nous élaborons ?

Nous voudrions placer notre prochaine rencontre sous le signe de ces questions en proposant aux participants une formule originale.

D’une part, le colloque va faire se rencontrer des contributions de chercheurs reconnus dans leur spécialité et de chercheurs en voie de spécialisation (doctorants), ce qui nous permettra de poser des questions de transmission, de mémoire et de choix : qu’est-ce que c’est, pratiquement et subjectivement, « se spécialiser » ?

D’autre part, nous demanderons à un certain nombre de participants (cf. ci-dessous) de choisir un texte court, dont il peuvent se dire les spécialistes pour l’avoir étudié précisément, et de nous en présenter leur analyse. Ces textes choisis par eux seront donnés à commenter à des non-spécialistes (eux-mêmes, mais sur le texte d’un autre, si l’on peut dire) : chaque texte se trouvera donc commenté par un spécialiste (celui qui l’aura choisi) et un non-spécialiste : nous serons donc, chaque matin, en face de panels d’intervenants tour à tour spécialistes et non spécialistes.

Enfin, les après-midi, nous demanderons aux chercheurs intronisés dans leur spécialité de répondre à la question « de quoi sommes-nous les spécialistes » en essayant de définir, théoriquement, ce « quoi » à partir d’un exemple de leur choix, si possible un texte court également que l’assistance pourrait avoir sous les yeux et qui leur servirait à exposer ce qu’ils considèrent comme l’objet de leur propre « spécialité » ou compétence.

Nous voudrions, par cette triple ou quadruple expérimentation, nous concentrer ensemble sur des questions dont nous débattons rarement dans les colloques : qu’est-ce qu’une discipline littéraire ? Est-ce un périmètre de compétences partagées ? Une forme de relation aux textes, une attention particulière ? Une spécialité ? Et qu’est-ce qu’une spécialité dans notre discipline ? A quel niveau, en somme, se situent notre spécialisation et notre professionnalisme ?

Le colloque se déroulera sur trois jours et demi, du mercredi 25 juin 2014, 9h, au samedi 28 juin 2014, 13h. La dernière demi journée, rassemblera tous les participants pour une discussion générale, introduite par des membres de Transitions.

Les exposés du matin ne devront en aucun cas dépasser 10-15 mn afin d'aller à l'essentiel et de laisser un large temps à la discussion.

 

 

 

 Synthèse

 
 

Mathilde Faugère, Lise Forment, Sarah Nancy

30/05/2014

 

 

En posant la question « De quoi sommes-nous les “spécialistes” ? », nous avions bien raison d’espérer que se fassent entendre des « voix diverses ». Et ce sont les inflexions frappantes de ces presque cinquante voix que nous allons maintenant rappeler.

Commençons par les voix de la contestation puisque beaucoup ont réagi à la question du colloque en affirmant qu’ils ne se sentaient ni ne voulaient se sentir spécialistes, ou seulement à certaines conditions.

 

I. « Spécialiste, moi jamais ! »

Au nom de quoi cette identité de spécialiste a-t-elle été récusée ? Quelles limites y a-t-il au fait d’être spécialisé dans un domaine ? En présentant leur trajet, un certain nombre de participants ont rappelé que la spécialisation impliquait des choix, lesquels réduisaient non seulement les possibilités de recherche, mais aussi les possibilités de vie. Une telle vision montre que la spécialisation a souvent été entendue comme hyperspécialisation, sans qu’il s’agisse d’un contresens. Car comme Laurent Dubreuil l’a montré, la spécialisation est en quelque sorte un mouvement que rien ne vient interrompre. Et ce mouvement, ajoutait-il, « va dans le sens de l’annulation de la littérature » – l’hyperspécialisation étant pour lui à mettre en rapport avec la division du travail et la place grandissante de la technologie. Ce risque d’assèchement – ou de « haute crétinerie », comme le disait Vincent Message citant Edgar Morin – suscite un désir de se distinguer de la figure du spécialiste monomaniaque enfermé dans sa tour d’ivoire, animé de ce que Marc Hersant a présenté comme une « pulsion néo-positiviste masochiste ».

Mais le problème a pu être posé autrement. La spécialisation a été parfois présentée comme le résultat de contraintes institutionnelles, ou – c’est un problème connexe – comme un facteur d’enfermement dans l’« entre soi » des spécialistes.

Ces différents points de crispation à l’égard de la spécialisation se sont aussi retrouvés dans le rapport paradoxal qu’entretiennent les enseignants-chercheurs avec l’explication de texte. Alors que, dans les expériences menées en matinée, l’explication de texte a été choisie par nombre de non-spécialistes, alors que certains d’entre eux ont même suivi rigoureusement la méthodologie de l’agrégation, l’exercice a aussi été dénoncé comme la pratique par excellence de l’hyperspécialisation. L’explication resterait « au ras du texte », dans la description, et refuserait, sous couvert d’expertise, la voie de l’interprétation, s’interdisant de considérer le rapport du texte à notre propre présent. Cet exercice littéraire par excellence ferait que nous ne saurions plus lire qu’en « littéraires » – autrement dit, en poéticiens ou rhétoriciens « restreints ». Certains, qui avaient pourtant endossé sans hésitation leur casaque de spécialistes en littérature, ont au contraire posé la nécessité de recourir constamment dans l’explication à d’autres disciplines, incitant à sortir du texte clos. C’était le cas, par exemple, de Guillaume Bridet dans son commentaire de Leiris, qui adoptait, selon ses propres termes, une perspective socio-analytique. C’était aussi le cas d’Elsa Courant même si elle empruntait une voie interdisciplinaire différente : elle montrait tout ce que manquent les commentateurs de Lamartine quand ils adoptent une perspective thématique (celle de la tradition, des topoï littéraires) et ignorent les apports décisifs de l’épistémologie de l’astronomie.

Souvent loué, ce montage de savoirs, ce « bricolage » entre disciplines a fait naître cependant une objection dans la bouche de Servane L’Hopital : pourquoi un tel besoin de s’adosser à d’autres disciplines ? Car, pour beaucoup, ce n’est manifestement pas la spécialité qui fait la compétence du littéraire. Être spécialiste ne suffit pas – quand on l’est, « on n’est pas arrivé », comme l’a résumé avec humour Guillaume Bridet, qui proposait de substituer à l’opposition entre lectures spécialistes et non-spécialistes une distinction entre des lectures productrices de pensée et des lectures ne faisant que répéter le texte (ou ce que d’autres ont déjà dit du texte).

Mais si la spécialité du littéraire ne suffit pas à le définir, si le bon littéraire n’est pas d’abord ou seulement un spécialiste, qu’est-il ?

Quelques solutions alternatives : le mot « amateur », apparu dans l’intervention de Marc Hersant, a été convoqué à plusieurs reprises – l’amateur à côté du spécialiste, ou l’amateur en lieu et place du spécialiste. Nathalie Dauvois a également suggéré de remplacer le mot « spécialisation » par celui de « vocation ». Au-delà de ces expérimentations terminologiques, on n’a pas tari d’éloges pour les explications de textes « naïves » des non-spécialistes : les lectures, par exemple, du scénario non réalisé de Malraux par Emma Gilby, et de Tite-Live par Anne Sennhauser. L’explication littéraire serait-elle plus difficile à manier pour les spécialistes ? Elle ferait du moins apparaître les risques encourus à se sur-spécialiser.

Malgré tout, les intervenants des matinées n’ont pas manqué de signaler les limites auxquelles peuvent se heurter les efforts d’explication du non-spécialiste. Il y a évidemment le risque du contresens, qui, curieusement, a été peu évoqué. Marque de bienveillance et de civilité entre chercheurs ? Il aurait été peu souhaitable d’imposer des « reprises » à ceux qui avaient eu le courage d’expliquer un texte en non-spécialiste. Des corrections ont quelquefois été introduites, sur le mode de l’humour, notamment dans l’échange entre Jean-Paul Sermain et Jérôme David. Cela dit, le terme de contresens est apparu plus frontalement dans l’explication de Michel Jourde : être spécialiste (ou plutôt devenir spécialiste), c’est d’abord faire en sorte de mieux comprendre, d’éviter des erreurs de lecture. Parallèlement, Yunfei Bai a bien expliqué que le désir d’élargir le champ d’étude peut conduire, en réalité, à une méprise sur les enjeux des textes quand il ne s’accompagne pas des véritables moyens de traiter le champ d’étude – notamment d’une compétence linguistique. L’ambition de scientificité, comme le disait encore Mathilde Bombart, ne peut donc être purement et simplement écartée.

Un autre effet, plus sournois, de la non-spécialité, réside dans la tentation de toujours revenir à ce qu’on connaît. Beaucoup l’ont suggéré, à l’image de Judith Lyon-Caen reconnaissant qu’elle aurait pu faire son miel de l’« Avis de l’imprimeur » proposé par Michel Jourde, tout en refusant une telle démarche d’appropriation. Et cette tentation du même recoupe en partie une autre tentation déjà évoquée : celle de l’« entre-soi ». Qui comprend le spécialiste sinon un tout petit public de spécialistes ? Mais l’entre-soi est aussi un résultat possible de la non-spécialisation. Mathilde Bombart a mentionné l’effet de connivence sur lequel le non-spécialiste peut se reposer et qu’il peut donc entretenir. À ce titre, la spécialisation et la discipline sont peut-être autant de garde-fous contre l’illusion de transparence, comme l’a suggéré Paolo Tortonese. Selon lui l’interdisciplinarité ne peut fonctionner que si l’on a bien conscience des limites des disciplines, de la relativité des discours.

 

II – Être spécialiste : comment ? de quoi ?

Le mot de spécialiste, en même temps qu’il a été rejeté, a donc été présenté par certains comme une identité, et cela presque indépendamment de l’objet de la spécialisation. Mais à quelles conditions alors est-on spécialiste ? Une variation dans ce questionnement est apparue avec la revendication d’un « devenir spécialiste » : il ne s’agirait plus seulement de se spécialiser mais aussi de rester dans un mouvement permanent de spécialisation. C’est alors le parcours qui importe et non une qualité acquise une fois pour toutes, comme l’ont souligné entre autres Michel Jourde et Mathilde Bombart.

Une première tension concerne la construction du contexte : le spécialiste est-il de façon privilégiée celui qui éclaire le contexte ou celui qui construit une interprétation spécifique ? La nécessité du contexte a fait consensus, mais selon différentes modalités. Le contexte a pu apparaître d’abord comme un réflexe, présent même lorsqu’il n’est pas revendiqué comme savoir du spécialiste : « il faut bien donner une date », ce que Jean-Louis Jeannelle a rattaché à l’« obsession des préliminaires ». Au-delà de cette contextualisation minimale, il peut avoir une fonction forte dans l’interprétation : ce serait la seule barrière au « délire interprétatif » pointé par Guillaume Bridet dans sa propre lecture de non-spécialiste du portrait de la duchesse de Lorges par Saint-Simon. Enfin la connaissance du contexte – au sens maximal – a pu être présentée directement comme une véritable compétence du spécialiste, Emma Gilby voyant a contrario dans son ignorance la cause de ses hésitations face au texte de Malraux.

Autre subtilité, contexte et contextualisation ont été distingués : car le contexte n’est pas donné, mais constitué par le spécialiste. Plus encore, le texte peut bousculer son propre contexte : il ne s’agirait pas d’englober le texte dans le contexte mais de « le mettre en situation d’agir sur le contexte, l’œuvre contribuant ainsi à réaménager le contexte » (Xavier Garnier).

Une deuxième tension surgit entre l’amour que peut avoir le spécialiste pour son objet et la distance qu’il est capable et/ou désireux de prendre vis-à-vis de lui dans une perspective de savoir. Si, pour Marc Hersant, le discours de savoir est une réponse à l’affect de l’amateur-spécialiste, Jean-Louis Jeannelle a au contraire affirmé la nécessité d’un processus de « neutralisation ». Il se détache ainsi de la question de la valeur esthétique des scénarios sur lesquels il travaille pour mieux les étudier en spécialiste. Agnès Cambier va jusqu’à prôner une distance d’anatomiste à l’égard de son objet : il faut dépasser l’illusion référentielle, démonter le réveil « pour comprendre pourquoi il donne l’heure ». Mais on peut aussi penser que l’intérêt échappe à cette polarisation autour de l’affect. Hélène Merlin-Kajman a dit son plaisir conceptuel à travailler sur des textes qu’elle n’aime pas.

Une troisième tension dans la définition de la tâche du spécialiste serait celle qui existe entre extériorité et intériorité. Le spécialiste est-il celui qui, doté de sa boîte à outils, se tient au-dessus de son objet, ou au contraire, celui qui s’efforce d’en être « solidaire » ? Florent Coste a affirmé que, à l’exemple de l’anthropologie, la spécialisation impliquait moins de comprendre les « règles du jeu » que de participer à celui-ci. Mais comment faire avec un « terrain » constitué de textes ? Francis Goyet, en présentant l’exercice rhétorique comme bien plus participatif que l’explication littéraire, indiquait une réponse possible.

Quatrième tension : le spécialiste de littérature est-il philologue ou herméneute ? En affirmant, lors des débats, qu’un littéraire « n’avait pas de temps à perdre avec les éditions de textes », Pietro Pucci a pris une position radicale. À l’inverse, on a souvent affirmé l’importance de la matérialité des textes, des manuscrits et des archives, présentés comme sources indispensables de plaisir comme de savoir. Martin Rueff s’est montré attentif à cette alternative et a proposé de penser le spécialiste dans une oscillation entre philologie et herméneutique, au service de ce qu’il appelle, à la suite de Warburg, la « science sans nom ». Face à cette position intermédiaire, François Cornilliat, pour sa part, a exprimé ses doutes : parce qu’on est aux prises avec des objets « qui nous déchirent », on doit peut-être accepter de ne pas occuper tous les rôles. Quant à Anne-Lise Worms, elle s’affirmait « philologue donc herméneute, sans opposition, ni oscillation ».

On a donc constaté des divergences de comportements et de méthodes. Cela signifie-t-il pour autant que les spécialistes ne s’entendent pas sur leur objet, ou que les objets sont « incommensurables », pour reprendre le mot de Mathilde Bombart au sujet de Zola et Tristan L’Hermite ? De la diversité s’est malgré tout dégagé un paradigme d’objets plus ou moins attendus : genres, auteurs, aires géographiques, et « Va pour la période… », comme l’a dit Anne-Lise Worms, marquant par là une légère distance. Car si des objets sont circonscrits par chacun des chercheurs, ces objets paraissent à la fois bien plus et bien moins pour ceux qui les choisissent. Les comparatistes, par exemple, élisent une série de questions au-delà ou en-deçà d’un corpus toujours incomplet.

Peu nombreux sont ceux qui se sont présentés comme des spécialistes d’auteurs, mais avec eux se sont dessinées d’intéressantes variations autour du motif de la sympathie. Sans qu’il y ait identification pure et simple, les spécialistes affichent une même bienveillance vis-à-vis des auteurs qui les occupent : il s’agit pour eux de prendre au sérieux ce que dit « leur » auteur, de prolonger les questions qu’il pose. Claude Habib voit ainsi en Rousseau bien plus qu’un corpus : il est pour elle une source de questions, une ressource d’intelligibilité face aux défauts de son propre présent. Ce que fait Marc Hersant au texte de Saint-Simon, opération qui relève d’un « devenir intime », d’une certaine fidélité à la mémoire de l’auteur, ne ressemble-t-il pas au comportement adopté par Saint-Simon lui-même à l’égard de son amie dans le texte commenté ? Être spécialiste d’un auteur, n’est-ce pas toujours être spécialiste à la manière de son auteur ? Mathieu Messager, tout en affirmant : « Je ne suis pas Quignard », n’a pas hésité à assumer explicitement le rôle que « son » auteur propose pour le littéraire, dans une indistinction volontaire entre la tâche de l’écrivain et la tâche de l’enseignant-chercheur.

La spécialité par aire géographique pourrait constituer un objet plus stable et distinct. Mais Xavier Garnier a expliqué comment les textes littéraires qu’il étudie, qui « appartiennent » tous à une aire géographique, se jouent précisément de cette assignation imposée notamment par l’ethnologie. Ils répondent comme par avance aux discours de ceux qui seraient tentés de voir en eux les représentations d’un lieu ; et ils apparaissent donc comme un défi ou une « machine de guerre » contre le discours spécialisé.

En résumé, le corpus a toujours quelque chose d’explosif. Dans ce paradigme attendu (genres, auteurs, aires, périodes), on a entendu de nouveau la question de la dislocation présente dans le colloque précédent, mais on a aussi perçu un changement d’échelle. Si les corpus sont disloqués, c’est qu’une même conviction semble motiver tous les spécialistes : leurs objets se singulariseraient par le fait d’être disloqués ; le propre du littéraire serait cette dislocation. Témoin la série d’images convoquées pour désigner cette « impropriété » : ce qui est « équivoque » (Jeanne Chiron et André Bayrou), ce qui « cloche », ce qui « résiste », ce qui « fait relief » (Marc Escola), ce qui fait « rencontre » ou « événement » (Guillaume Bridet), ce qui fait « effet spécial », etc. De la résistance d’un tel punctum découlerait ainsi la position d’inconfort du spécialiste en littérature, toujours « sur la brèche ». Catherine Coquio a qualifié non sans ironie nos trois journées de « Jeux olympiques de l’impropriété, du contre-emploi intellectuel ».

Conception radicale de cette « impropriété » : l’objet du spécialiste en littérature a pu être défini comme ce qui échappe à d’autres catégorisations, comme ce qui n’est pas seulement document historique, par exemple, ou discours philosophique. Cet objet serait le reste, le reliquat du texte – ce qui résiste à l’ambition scientifique de la linguistique (Maren Daniel), au tout philosophique (Jeanne Chiron lisant les Conversations d’Emilie), ou encore à une approche purement historienne, comme le défendait Romain Loriol avec Tite-Live.

D’un autre côté, l’objet du spécialiste a pu être défini comme ce qui excède la littérature seule. Ainsi, Anne-Emmanuelle Berger nous a montré à travers son analyse des Lettres Persanes de Montesquieu qu’il fallait partir d’un point de vue de littéraire pour prendre au sérieux la fiction comme la construction d’un avenir politique et social possible. Pour Marielle Macé, être spécialiste des formes en littérature, c’est être spécialiste de l’« engagement de la vie dans les formes » – être sensible à celles qui en vaudraient la peine et auxquelles on accorderait une valeur spécifique. Cette dernière approche, que l’on pourrait qualifier de maximaliste, a soulevé une objection : ne devient-on pas alors spécialiste de morale ?

En un sens, de telles définitions de l’objet dans l’infiniment grand rejoignent les revendications d’anti-spécialisation ou de prudence dans la spécialisation. N’est-ce pas alors le souci de garantir une ouverture de la littérature au monde qui s’exprime ? Jérôme David, se présentant comme un « spécialiste éloigné » de Balzac, fait valoir la nécessité de s’interroger sur le type de « communauté interprétative » dans laquelle on entre en étudiant les textes, par la recherche comme par l’enseignement.La question se déplace alors de l’objet de la spécialisation vers la destination du savoir ainsi produit.

 

III- Pour qui, avec qui, devant qui ?

Tout au long du colloque, la définition de soi comme spécialiste s’est construite à l’aune du travail d’enseignant. Comment transmettre, demandait Jérôme David, ce qui dépend du jugement, mais qui, en dernière instance, n’a pas de règles ? Martin Rueff continue de voir dans l’explication de textes une solution à cette difficulté, comme Francis Goyet vantant les mérites d’une pratique rhétorique. Pour tous les deux, il faut en passer par l’ exercice.

L’enjeu est de toucher le plus grand nombre. Un autre terme immédiatement lié à la question de la transmission est apparu : celui de vulgarisation. Vincent Message l’a assumé, tout en précisant le sens qu’il voulait lui donner : vulgariser, ce n’est pas traduire un état ésotérique du savoir en un discours plus audible, c’est tout de suite viser le plus grand nombre, en élisant certaines questions, certains objets par rapport à d’autres. On peut donc être spécialiste sans renoncer à agir, à toucher le monde, comme l’a aussi fait entendre le témoignage d’Alexei Evstratov : il a changé d’objet pour faire de sa recherche, de son métier, un moyen de combattre l’injustice sociale.

Avec cette ambition de toucher le monde, mais sans changer de spécialité, on arrive à l’un des nœuds essentiels des débats : avoir un rapport au commun, est-ce un défi à relever, pour le spécialiste de littérature ? Y a-t-il a priori une incompatibilité entre les deux ? Ou bien au contraire ce rapport au commun est-il commandé par l’objet lui-même – la littérature ayant en propre, ou en « impropre », précisément un rapport avec la fabrication du commun ? Serait-ce alors une aberration, en littérature plus qu’ailleurs, que le spécialiste soit mis à l’écart par sa spécialité ?

La position des spécialistes en littérature est en effet étrange, comme l’a formulé Tiphaine Samoyault de manière suggestive : « Comment être spécialiste de quelque chose que tout le monde partage ? À quoi peut-on alors prétendre : rendre au commun ce qu’on en a arraché ? Ou constituer un nouveau commun ? »

Cette question renvoie évidemment à l’enseignant, dont on peut penser la tâche comme restitution ou transmission de cette production de commun par les textes, et donc à l’usage qui peut être fait des textes en fonction ou indépendamment de l’objectif que ceux-ci peuvent afficher. Hélène Merlin-Kajman, prenant appui sur l’article de Roger Chartier à propos de Georges Dandin, défendait l’idée que les textes non seulement échappent souvent à la destination que l’auteur, par exemple, leur a donnée, mais aussi circulent peut-être d’autant mieux qu’ils n’ont pas été destinés à un but précis.

En tant que littéraires, de quoi sommes-nous donc les « spécialistes » ? Peut-être, au minimum, de cet objet ayant une charge particulière de « commun ». Apparaît alors un point non élucidé pendant ces journées : si de nombreux participants se sont définis comme non-spécialistes, pseudo-spécialistes, voire « pseudo-idiots », ou spécialistes de la diversité, c’est parce qu’il semble que cet désir de commun s’articule difficilement à un autre commun non satisfaisant, celui de la communauté des spécialistes. Cette communauté, pourtant, est bien ce qui constitue les spécialistes : « on n’est pas spécialiste tout seul, on est spécialistes ensemble », comme le rappelait Florence Magnot-Ogilvy. En refusant l’ironie de la formule de Godard, souvent citée dans le colloque, des « professionnels de la profession », Michel Jourde allait dans ce sens.

Un trouble est aussi apparu dans le rapport entre spécialité et discipline, impliquant cette forme particulière de communauté qu’est l’institution. La spécialisation a souvent été présentée comme le produit d’une contrainte institutionnelle. Mais l’indiscipline est-elle vraiment une position tenable ? N’est-on pas toujours en train de recréer une autre discipline, comme l’a suggéré Paolo Tortonese ? Et dans ce cas, pourquoi pas ? Pourquoi ne pas « embarquer » avec Yves Citton, comme il le disait lui-même, en exposant son programme non pas de littérature mais d’« études de médias comparées » ?

Ce qui reste à faire, sans aucun doute, c’est de creuser les effets et usages de la spécialisation de manière à sortir du mouvement trop facilement binaire entre majoritaire et minoritaire, entre répression et transgression.





 

 

Programme

 

 

Mercredi 25 juin

 

 

Accès à l'intégralité des communications et des débats du mercredi matin ici.

 

8h30 : Ouverture du colloque (François Cornilliat, Jérôme David, Hélène Merlin-Kajman)

9h-11h : Géométrie variable (1) Présidence de séance : Catherine Coquio

 - Emma Gilby (U. de Cambridge - XVIIe) et Jean-Louis Jeannelle (U. Paris-Sorbonne - XXe) : un extrait du Discours de la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire de Corneille et un extrait du scénario adapté de La Comédie humaine de Malraux

- Guillaume Bridet (U. de Bourgogne - XXe) et Marc Hersant (U. Jean Moulin-Lyon III - XVIIIe) : un extrait de L’Age d’homme de Michel Leiris et un extrait des Mémoires de Saint-Simon

11h-11h15 pause

11h15-12H : Discussion

12h-13h00 : Comment sort-on de l’explication de texte ? (1) - Présidence de séance : Hall Bjørnstad 

- André Bayrou (doctorant, U. Sorbonne Nouvelle-Paris III - XVIe) et Jeanne Chiron (doctorante, U. Paris Est - XVIIIe) : Epître de Marot à M. Bouchart et un extrait des Conversations d’Emilie de Louise d’Epinay

13h-13H30 : Discussion

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13h30-14h30 : Déjeuner sur place

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Accès à l'intégralité des communications et des débats du mercredi après-midi ici.

 

14h30-15h30 : De la spécialité « littéraire » à la spécialisation (1) - Présidence de séance : Emmanuel Bouju

- Agnès Cambier (doctorante, U. Sorbonne Nouvelle-Paris III) : « Petit parcours en compagnie du docteur Tulp : un spécialiste toujours en transition ? »

- Maren Daniel (doctorante, Rutgers U./U. Sorbonne Nouvelle-Paris III) : « La linguistique et la littérature »

- Vincent Message (U. Paris VIII) : « Résister à la spécialisation : l’espace de la troisième critique »

15h30-16h : Discussion

16h -16h15 : pause

16h15-18h : « ... De quoi ? Comment ? » (1) - Présidence de séance : François Cornilliat 

- Anne Berger (U.Paris VIII) : « Penser “le genre” en langue(s). Ou comment faire des “études de genre” en littéraire »

- Francis Goyet (U. Stendhal-Grenoble III) : « Qu'est-ce qu'être spécialiste de rhétorique ? C'est sortir de la définition du texte par sa longueur »

- Pietro Pucci (Cornell U.) : « Trans-historicité de la poésie »

- Martin Rueff (U. de Genève) : « Entre philologie et herméneutique : une discipline “qui existe, mais à la différence de tant d'autres, n'a pas de nom” »

- Paolo Tortonese (U. Sorbonne Nouvelle-Paris III) : « Rien de spécial »

18h-19h : Discussion

19h : Cocktail d'ouverture 

Jeudi 26 juin   

8h45-10h45 : Géométrie variable (2) - Présidence de séance : Christophe  Pradeau

- Michel Jourde (ENS Lyon - XVIe)  et Judith Lyon-Caen (EHESS - XIXe) : Avis de l’imprimeur Jean de Tournes précédant le Recueil des Oeuvres de feu Bonaventure des Periers, Vallet de Chambre de Treschrestienne Princesse Marguerite de France, Royne de Navarre et un extrait de « La Vengeance d’une femme » de Barbey d’Aurevilly dans Les Diaboliques

- Marc Escola (U. de Lausanne - XVIIe) et Tiphaine Samoyault (U. Sorbonne Nouvelle-Paris III – litt. comp. XXe) : un extrait des Caractères de La Bruyère et un extrait des Journaux de Franz Kafka

10h45-11h : pause

11h-11H45 : Discussion

11h45-12h45 : Comment sort-on de l’explication de texte ? (2) Présidence de séance : Michael Moriarty

Romain Loriol (doctorant, U. Jean Moulin-Lyon III - littérature latine) et Anne Sennhauser (doctorante, U. Sorbonne Nouvelle-Paris III - XXe) : un extrait de Ab urbe condita de Tite-Live et un extrait de L’Occupation des sols de Jean Echenoz

12h45-13H15 : Discussion

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13h15-14h15 : Déjeuner sur place

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14h15-15h15 : De la spécialité « littéraire » à la spécialisation (2) - Présidence de séance : Catherine Croizy-Naquet

- Yunfei Bai (doctorant, Rutgers U.) : « Spécialisation, d’une culture à l’autre : Réduction ou élargissement ? »

- Elsa Courant (élève de l’ENS Ulm) : « L’astronomie entre littérature et science : pour en finir avec le clair de lune »

- Alexei Evstratov (research fellow, U. of Oxford) : « Question(s) du social » 

15h15-15h45 : Discussion

15h45 -16h00 : pause

16h00-17h20 : « De quoi... ? Comment ? » (2) - Présidence de séance : Jonathan Culler

Laurent Dubreuil (Cornell U.) : « L’effet spécial de l’oeuvre littéraire »

- Xavier Garnier (U. Sorbonne Nouvelle-Paris III) : « Les littératures africaines sont-elles en mal de spécialistes ? »

- Claude Habib (U. Sorbonne Nouvelle-Paris III) : « Rousseau ou la séparation »

- Marielle Macé (CNRS) : « Spécialiste en formes, à même la vie »

17h20-18h15 : Discussion

Vendredi 27 juin 

8h45-10h45 : Géométrie variable (3)Présidence de séance : Florence Dumora

- Mathilde Bombart (U. Jean Moulin-Lyon III - XVIIe) et Nicholas White (U. de Cambridge - XIXe) : un extrait du Page disgracié  de Tristan L’Hermite et un extrait de La Débâcle de Zola

- Jean Paul Sermain (U. Sorbonne Nouvelle-Paris III - XVIIIe) et Jérôme David (U. de Genève) : un extrait du Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux et un extrait des Contes drôlatiques de Balzac

10h45-11h : pause

11h-11H45 : Discussion

11h15-12h15 : Comment sort-on de l’explication de texte ? (3) - Présidence de séance : Florence Naugrette

Servane L’Hopital (doctorante, U. Lumière-Lyon II - XVIIe)  et Mathieu Messager (doctorant, U. Sorbonne Nouvelle-Paris III - XXe) : un extrait de l’« Exercice spirituel durant la messe » et un extrait des Désarçonnés de Pascal Quignard.

12h45-13H15 : Discussion

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13h15-14h15 : Déjeuner sur place 

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14h15-15h15 : De la spécialité « littéraire » à la spécialisation (3) - Présidence de séance : Florence Magnot

- Florent Coste (docteur, U. de Bourgogne, PRAG, Université de Lorraine) : « Interpréter ou décrire. Les littératures pour terrains »

- Marie de Marcillac (docteure, U. Paris VIII) : « La philosophie peut-elle être le domaine de spécialité d’un comparatiste ? »

- Goulven Oiry (docteur, U. Paris Diderot-Paris VII) : « Un cas de spécialisation indisciplinée, le théâtre comique au miroir de l’anthropologie urbaine »

15h15-15h45 : Discussion

15h45 -16h : pause

16h-17h20 : « ... De quoi ? Comment ? » (3) - Présidence de séance : Marie-Hélène Boblet

- Yves Citton (U. Stendhal-Grenoble III) : « Spécialiste de Tiphaigne de la Roche et de n’importe quoi »

- Nathalie Dauvois (U. Sorbonne Nouvelle-Paris III) : « La forêt et l’arbre, le commun et le singulier »

- Johannes Türk (Indiana U. Bloomington) : « Specialization Today: For an Idiosyncratic Concept of Literary Studies »

- Anne-Lise Worms (U. de Rouen) : « Qu'est-ce qu'être helléniste ? »

17h20-18h15 : Discussion

Samedi 28 juin

9h-12H : Discussion généralePrésidence de séance : Hélène Merlin-Kajman

9h00-9h45: Introduction de la discussion par Mathilde FaugèreLise Forment et Sarah Nancy, membres de Transitions 

9h45-12h : Discussion générale

 

 

 

 



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