Inédit
Proust et Sévigné
Séance du 18 décembre 2015
Lectures de Mme de Sévigné chez Proust
Pierre Pachet
16/01/2016
La place du nom et de l’œuvre de Madame de Sévigné dans La Recherche a attiré l'attention des lecteurs, amateurs ou spécialistes d’histoire littéraire1, de théorie2, et même de philosophie et d’esthétique3. En effet, la mère et la grand-mère du narrateur, et lui-même à leur incitation, connaissent les Lettres par cœur, les citent, se parlent en empruntant leurs termes ; de même Monsieur de Charlus et Madame de Villeparisis, sa tante. Et le narrateur déjà devenu presque écrivain, dans La Prisonnière, administre à Albertine des leçons de littérature d’où la marquise n’est pas absente, paradoxalement comparée à Dostoïevski. Proust n’a pas rédigé d’étude sur les Lettres (comme il a écrit sur Flaubert ou Ruskin), ni n’en a composé un de ces pastiches où il fait preuve d’une connaissance intime des façons d'écrire et des mouvements de pensée de Balzac, Flaubert, Sainte-Beuve ou Michelet, se moquant sans cesser d’admirer, ou plutôt en faisant sentir que son admiration ne le rend pas aveugle aux tics ni aux excès, comme dans le très long pastiche du duc de Saint-Simon. Un passage du pastiche de Sainte-Beuve, romanesque par avance, se retrouve d’ailleurs quasi littéralement dans La Recherche dans la bouche de Mme de Villeparisis : l’un et l’autre disent de Stendhal qu’il ne prenait pas son œuvre très au sérieux, opinion dictée par la mondanité (« je l’ai bien connu »), et qui ne manque cependant pas tout à fait de pertinence4. Ni la mondanité ni le snobisme ne discréditent les goûts qu’ils orientent. Et si Proust lui-même apparaît de façon agréablement anachronique dans ces pastiches (à côté de ses amis Paul Morand, Montesquiou, Mme Straus), n’est-ce pas aussi pour se hausser au rang des maîtres, et faire percevoir par avance qu’entre l’humour et l’admiration lyrique il n’y a pas d'incompatibilité, comme le démontrera le roman à venir?
Les Lettres, Proust les connaissait évidemment très bien, pour pouvoir en prêter une connaissance si précise à ses personnages. Mais comment les lisait-il ? Quelle était son appréciation ? Ou plutôt : comment, lisant son roman (et non ses essais), ses lecteurs peuvent-ils affiner leur propre lecture des Lettres et mieux les apprécier ? Que donne l'espace du roman, avec ses personnages si finement différenciés, et maintes fois différenciés d'eux-mêmes, à l’appréciation des œuvres?
Il faut se reporter pour en juger à la première apparition dans le roman de Monsieur de Charlus qui, malgré certains traits équivoques, n’apparaît alors au narrateur que comme un homme ostentatoirement viril, un homme à femmes. Sur le conseil de sa grand-mère, le narrateur lit Mme de Sévigné, avec admiration, et apprend à distinguer chez cet auteur « les particularités purement formelles », traits de style qu’un pastiche saurait accentuer (« Faner est la plus jolie chose du monde »), et « les vraies beautés », que sa grand-mère lui avait appris à aimer, parce qu’elle « était venue à celle-ci par le dedans, par l'amour pour les siens, pour la nature ». Cette distinction est approfondie un peu plus loin, toujours dans À l'ombre des jeunes filles en fleurs, lorsque Mme de Villeparisis, tante de Charlus, dit « qu’elle voyait un peu de littérature dans ce désespoir d’être séparée de cette ennuyeuse Mme de Grignan ». Charlus réagit vivement à cette critique (qui cependant ne manquait pas de pertinence, quand on sait combien étaient difficiles les relations entre la mère et la fille) « Rien au contraire, répondit-il, ne me semble plus vrai. C’était du reste une époque où ces sentiments-là étaient bien compris. »
Comprendre un auteur « par le dedans », ce serait ne pas se contenter d'examiner anxieusement la lettre du texte, mais savoir puiser dans une expérience de la vie pour ressaisir par exemple ce qu’est la peine d’être privé de quelqu’un qu’on aime, quel que ce soit ce quelqu'un. L’épisode semble inciter à conclure qu’il y a une lecture pure, dégagée de la mondanité superficielle ou de l’érudition universitaire, une lecture qui s’attacherait à ressaisir le contenu humain, sentimental de l’œuvre qu’on lit, à y voir la trace d’une expérience dont chaque lecteur retrouverait en lui-même la valeur : l’affection, la douleur, bref les grands sentiments humains au premier rang desquels l'amour, si l’on en croit M. de Charlus. Lorsque sa tante lui réplique, car elle ne se laisse pas aisément réduire au silence, que chez Mme de Sévigné « ce n’était pas de l'amour, c’était de sa fille qu’il s'agissait », il répond : « Mais l’important dans la vie n’est pas ce qu’on aime, reprit-il d'un ton compétent, péremptoire et presque tranchant, c’est d’aimer. » Et de placer au même niveau cet amour maternel etla passion que Racine a dépeinte dans Andromaque ou dans Phèdre.
La question semble alors entendue, même si le lecteur du roman sait d’expérience que ce qu’il cherche ou trouve dans la lecture est plus varié, allant du divertissement à l’élévation spirituelle, avec toutes sortes de paliers intermédiaires. Même si surtout il a été attentif aux adjectifs soigneusement choisis par Proust pour qualifier le ton du baron, « compétent, péremptoire et presque tranchant » : il y a visiblement là quelque chose de trop, et le lecteur du roman, qui va découvrir au fil de sa lecture les aspects encore un peu cachés, et quasi balzaciens, du personnage qui tranche ainsi, a quelque raisons de rester perplexe, ou rêveur.
Dans ses « Journées de lecture », rédigées avant le roman en préface à la traduction de Sésame et les Lys de Ruskin, Proust avait déjà donné une éloquente expression à une telle conception épurée de la lecture, dégagée de la mondanité, de « l’amabilité », des « agitations de l’amitié », qui faisaient que chacun se souciait trop des autres, et pas assez du livre lu, sans « déférence non plus » à l’égard du livre, mais dans le bonheur simple de sa fréquentation, sans « grimaces ». Il est vrai que cette préface, pré-romanesque si l’on peut dire, et chargée de souvenirs d’enfance, procède à l’éloge paradoxal et humoristique d’un livre jadis aimé, malgré les défauts que l’auteur adulte reconnaît à son style et à son auteur, à savoir Le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier, bien éloigné du sublime de Racine ou de Mme de Sévigné. De la lecture d’enfance à celle des plus grands auteurs, l’essai parcourt un vaste espace qu’il peuple de mille évocations nuancées et subtiles, comme s’il faisait sentir en lui-même une richesse de pensées et d’impressions auxquelles il ne manque que de trouver une forme plus satisfaisante.
Cette forme, on sait que Proust l’a trouvée et développée héroïquement, au prix d’un labeur épuisant, avec La Recherche, et c’est donc à elle qu’il faut revenir pour trouver une sorte de dernier mot, qui n'est pas situé dans un passage restreint, mais doit tenir compte de l’ensemble du roman et de son développement, des révélations qu’il réserve, de la façon dont il défait à la fois les illusions du personnage-narrateur, et celles de son lecteur.
Dans la conversation sur Mme de Sévigné entre la mère, la grand-mère, Mme de Villeparisis et Charlus, telle que la rapporte et l’invente le narrateur devant qui elle se déroule à Balbec, les personnages sont définis dans leurs attitudes ou leurs positions dans la société. Pour le couple de la mère et de la grand-mère, c’est l’affection qui prime, une affection dont l’écrivain fait sentir les excès. C’est aussi l’admiration pour les trouvailles de langage de la marquise, qui servira ainsi à critiquer l’expression sans doute plus pudique qu’indifférente du narrateur devenu adulte parlant à sa mère de « ta mère » dans une lettre et s’attirant ce mot spirituel, navré, et pertinent : « Mon pauvre fils, si c’était pour me parler de ma mère, tu invoques bien mal à propos Mme de Sévigné. Elle t’aurait répondu comme elle fit à Mme de Grignan : « Elle ne vous était donc rien ? Je vous croyais parents. »5
Mme de Villeparisis, elle, réagit en femme imbue de sa naissance aristocratique de vieille souche, ce qui lui donne une certaine indépendance par rapport aux lectures trop littéraires, qu’elle cherche à atténuer par le bon sens de qui ne s’en laisse pas conter. Elle est en même temps fière de sa connaissance de première main des auteurs dont on parle (Stendhal, Balzac, Chateaubriand), qui l’empêche de prendre trop au sérieux des œuvres derrière lesquelles elle voit des auteurs qu’elle a rencontrés, et qui n’étaient que des hommes, avec leurs qualités et leurs défauts. C’est le préjugé « de Sainte-Beuve », contre lequel Proust a conçu, sinon réalisé, le livre qu’il a sacrifié à la rédaction de La Recherche, qu’on a plusieurs raisons de considérer comme son dernier mot en la matière. Reconstituer un et des milieux dans lesquels les jugements littéraires (pour ne parler que d’eux) sont mis en perspective, vaut mieux que défendre une thèse. Une thèse, universitaire ou non, se présente comme un jugement objectif, impartial mais comme tel détaché de l’expérience de la vie, dans laquelle on est situé à tel étage de la société, avec telle culture, tel ou tel préjugé. Le roman justement situe chacun des jugements, ce qui n'implique pas un « relativisme » selon lequel tous les jugements se valent, mais incite chacun à relativiser ou nuancer ses propres appréciations.
Lorsque le narrateur invente l’idée frappante (et discutable) du « côté Dostoïevski de Madame de Sévigné », il ne sait d'abord pas (dans À l'ombre des jeunes filles en fleurs) lui donner un nom : il est seulement frappé par la façon apparemment identique qu’ont les deux écrivains de présenter les choses « dans l’ordre de nos perceptions ». Il découvre alors la fameuse description par la marquise des effets du clair de lune, le 12 juin 1680 : « Je trouve mille coquecigrues, des moines blancs et noirs... » Le rapprochement entre les deux écrivains est frappant, inattendu, son auteur s’en enchante, et il en fera plus tard à Albertine « prisonnière » chez lui l’élément d’une leçon de littérature en chambre, pré-structuraliste en ce qu’elle met en valeur, avec une certaine vanité désinvolte chez son auteur, le retour de thèmes identiques en différents passages d’une œuvre (les lieux élevés dans La Chartreuse de Parme, les pierres taillées chez Thomas Hardy), voire dans deux œuvres très différentes. Ce type de trouvaille est stimulant. Mais on y sent aussi très vite un désir de dominer les textes, de souligner la perspicacité ou la mémoire du lecteur plus que sa patience ou son empathie. Le narrateur abandonne d’ailleurs sa trouvaille professorale Dostoïevski/Sévigné au profit d’une conception de l’individualité de chaque œuvre, de chaque monde créé – même si cette conception a elle-même quelque chose de fictif, qui n’emporte que provisoirement l’adhésion, tant on perçoit qu’elle sert surtout à renforcer l'idée que Proust écrivain veut imposer à son lecteur, et à lui-même, concernant l'œuvre qu’il est en train de mener à bien, et la singularité qui s’y manifesterait.
À Balbec le baron de Charlus, par son intervention inattendue et « compétente », semble remettre les choses au point avec « L’important dans la vie n’est pas ce qu’on aime, c’est d’aimer. » Mais on ne peut oublier que ce jugement apparemment impartial et supérieur est lui aussi situé et motivé. Il cite La Bruyère : « Être près des gens qu'on aime, leur parler, ne leur parler point, tout est égal. » Son commentaire est éloquent, nuancé par Proust de l’adjectif « mélancolique » : « Il a raison ; c’est le seul bonheur, ajouta M. de Charlus d’une voix mélancolique ; et ce bonheur-là, hélas, la vie est si mal arrangée qu’on le goûte bien rarement. » La page suivante permet de comprendre cette mélancolie étrange, quand l’écrivain révèle ce qu’il entendait alors, sans en comprendre toute la portée, dans la voix de Charlus, qui « prenait une douceur imprévue et semblait contenir des chœurs de fiancées, de sœurs », une « nichée de jeunes filles. » La féminité encore voilée du baron apparemment si viril, son désir impossible d’un amour réciproque ou partagé, est la clef de sa lecture sensible.
Est-ce à dire qu'il n’y a pas de « bonne » lecture, que toutes les lectures sont légitimes ? Sans doute pas. Chacun sait par expérience qu’il y a des lectures fautives, par manque de connaissances ou d’attention. Mais ce que donne la construction savante et répartie dans le temps de La Recherche, avec ses dévoilements retardés, c’est la découverte de lectures des œuvres qui ne sont pas moins pertinentes pour être situées et motivées, pour s’enraciner dans des expériences de la vie.
1 Par exemple Roger Duchêne, « Mme de Sévigné personnage de roman dans l’oeuvre de Proust », Revue d'histoire littéraire de la France, 96, 1996.
2 Dagmar Wieser,« Proust et Mme de Sévigné », RHLF, 2006, n°1.
3 Vincent Descombes, Proust Philosophie du roman, éd. de Minuit 1987, ch. 14, « Le côté Dostoïevski de Mme de Sévigné » et 15, »Dans l'atelier d'Elstir ».
4 J'atténue ici le jugement trop sévère de Proust lui-même, parlant non sans raison de la »cécité de Sainte-Beuve, en ce qui concerne son époque », mais le blâmant aussi d'« avoir incroyablement rabaissé le romancier chez Stendhal »(« Journées de lecture »), alors qu'il ne s'agit que du jugement mondain que Stendhal n'était pas loin de porter sur lui-même.
5 La Prisonnière , début.