Sablier n° 10.16
Guido Furci
05/02/2022
Philip Roth est l’un des écrivains récemment disparus que j’aurais voulu entendre au sujet de la crise sanitaire en cours. J’y ai pensé lors du dernier confinement ; j’y ai repensé il y a quelques jours, en regardant Tromperie de Desplechin. Tout comme le livre de Roth dont il est tiré, le film met en scène un enchaînement de dialogues plus ou moins plausibles entre un romancier américain installé à Londres et certaines des femmes dont il a partagé l’existence et/ou qui ont représenté une source d’inspiration importante dans le cadre de son travail (je caricature un peu, mais pas trop). À l’exception de quelques séquences aux allures oniriques, voire même hallucinatoires, chez Desplechin tout est décrit de façon assez réaliste, y compris les échanges les plus ouvertement scénarisés (ceux qui ont tendance à faire « théâtre au cinéma », une chose qui m’a toujours gêné, bien que dans certains cas j’en reconnaisse l’intérêt, malgré tout). À un moment donné, dans le film, une actrice britannique revient sur son expérience de la maternité. Elle dit qu’elle n’a absolument pas profité de sa grossesse ; elle explique qu’elle a passé la plupart de son temps à angoisser à l’idée que son enfant puisse naître handicapé. Il y a une multiplicité de problèmes qui ne sont détectables qu’à la naissance : que faire lorsqu’il est trop tard pour revenir en arrière ?
Quoique l’expression de cette inquiétude, dans le film comme dans le livre, soit censée prolonger une réflexion sur le concept – pour le moins controversé – de « vie digne d’être vécue », ce qui a retenu mon attention au cinéma est une phrase dont les enjeux dépassent ce contexte et semblent renvoyer à un nombre conséquent d’autres situations possibles. Je cite de mémoire : « il y a toujours des salauds prêts à accueillir les malheurs des autres ». Si dans l’ouvrage de Roth ces propos, formulés autrement, se référent, non sans provocation, aux couples qui décident d’adopter les enfants lourdement handicapés abandonnés par leurs familles biologiques (« il y a un tas de saligauds qui ne demandent pas mieux que d’élever de petits handicapés »), dans la paraphrase qu’en propose Desplechin ils semblent vouloir se prêter à des interprétations significativement plus étendues. Évidemment, observer que beaucoup de gens prennent du plaisir à se montrer capables de gérer ce qui peut paraître insupportable à la plupart des personnes qu’ils côtoient dans leur quotidien n’a rien de très original. Cependant, il me semble que penser le monde au prisme de ce qu’un tel constat peut signifier, lorsque les réseaux sociaux et les « points épidémiologiques journaliers » en amplifient sans cesse la portée symbolique, est vraiment toute autre chose.
Au fond, de manière hasardeuse, mais tout à fait dans l’esprit de Roth, c’est ce à quoi Desplechin nous invite, au moyen d’un film qui aurait certainement pu être meilleur, mais dont il serait injuste de ne pas saisir la pertinence aujourd’hui. Depuis le début de la pandémie je suis décidément plus inquiet pour les instrumentalisations dont le virus peut faire l’objet sur le plan relationnel que sur le plan de son utilisation institutionnelle – et ce en dépit du fait qu’au niveau institutionnel, dans plusieurs cadres, les dégâts sont désormais irréversibles. En ce moment, je cherche surtout à comprendre dans quelle mesure chacun d’entre nous peut éviter de tomber dans un piège (conceptuel, comportemental, axiologique) – si ce n’est déjà fait.