Adage n°36.2.
Michèle Rosselini
11/06/2022
Est-ce un adage ? Pas tout à fait, du moins dans l’usage que j’en fais. La formule me vient à l’esprit chaque fois que je me trouve tirée d’un mauvais pas par un événement inattendu. Par exemple, quand j’ai étourdiment programmé deux rendez-vous à la même heure et que l’un des deux se décommande sans que j’aie eu à formuler de laborieuses excuses. Ou bien, comme c’est le cas pour ce texte-ci, quand, ayant imprudemment laissé passer la date de remise, j’apprends que le délai a été prolongé, m’accordant ainsi, sans que j’aie eu à le demander, la chance de pouvoir quand même être publiée. Ces heureuses conjonctures, ou (comme j’ai plutôt tendance à les considérer par un reste de superstition) ces coïncidences magiques viennent réparer un défaut d’organisation chez moi récurrent, qui, en dépit (ou à cause) de mon anxiété sur le futur, laisse souvent des points aveugles dans mes prévisions. C’est là un hasard que l’on peut dire providentiel si l’on veut bien admettre qu’il existe à côté de la Providence majuscule, qui (jadis du moins) était censée veiller sur le destin des empires et des grands hommes, une providence modeste mais quotidienne, à l’usage des humains ordinaires, fragiles et étourdis.
Ceux qui ont réchappé de situations extrêmes, massacres ou déportations, ne se vivent pas comme des héros mais comme des chanceux, et rapportent immanquablement dans leurs récits les moments où leur vie s’est jouée sur un événement, une rencontre inopinés, où ils ont éprouvé que le hasard leur était favorable. Marceline Loridan-Ivens racontait qu’à son entrée dans le camp d’Auschwitz-Birkenau à 15 ans, séparée de son père, elle avait su qu’elle pouvait survivre – ce qui s’était accompli grâce à la protection de ses « deux anges ». Ils n’étaient pas des messagers d’un dieu auquel elle avait cessé de croire, mais des agents actifs du hasard, qui l’avaient placée, à mainte reprise, au point le moins périlleux d’un espace où la mort était probable mais ses conditions imprévisibles : ainsi, au moment de la sélection, dans la bonne file – celle qui n’était pas destinée à la chambre à gaz.
Muni du lexique de la psychologie en vogue, on serait tenté d’identifier ces instances protectrices de l’enfant isolé comme des tuteurs de résilience (des figures parentales intériorisées), mais cela ne rendrait pas compte de l’universalité de cette expérience du hasard bienveillant – que traduit le pseudo adage. N’est-il pas plus juste de reconnaître humblement que nous avons tous besoin, quelles que soient nos conditions d’existence, de projeter à l’extérieur de nous, pour les croire tangibles, les capacités de survie que nous éprouvons intimement, ou les marges d’erreur acceptables que nous accordons, sans y penser, à nos conduites ?.