Adage n°42.2.
Envie passe avarice.
Michèle Rosellini
16/07/2022
Adage ou maxime ? Le sens ancien d’avarice entendu ici comme désir d’accumuler, et l’emploi du verbe simple (passer) là où l’usage actuel imposerait la forme composée (dé-passer ou sur-passer) donnent à cet aphorisme moral un petit air dix-septième siècle. Il pourrait être obscur du fait de son extrême condensation et de la proximité de comportement entre l’avare, qui veille jalousement sur son bien, et l’envieux, qui jalouse le bien d’autrui. Pourtant la hiérarchie entre les deux passions s’impose intuitivement et invite à la méditation.
La puissance de l’envie est sans mesure. Les philosophes, depuis Aristote, la distinguent de la jalousie. Celle-ci – quand elle n’est pas ce corollaire ravageur de l’amour qui enferme le sujet amoureux dans la recherche obsédante d’indices d’une trahison – peut inciter à l’émulation pour la conquête de l’objet désirable. L’envie n’est qu’en apparence un synonyme de la jalousie : loin de pouvoir s’intégrer à une dynamique de construction de soi, elle ne se satisfait que de la destruction de l’autre. Les Grecs nommaient cette passion d’un terme qui désignait aussi la haine : phthonos. Le phthonos qu’éprouvent les dieux à l’égard des humains qui s’élèvent trop ostensiblement au-dessus de leur condition ne les porte pas à s’approprier leurs biens ou leurs qualités, mais à les en priver définitivement, par l’exil ou la mort. D’où vient notre sentiment que ces efforts de symbolisation d’une passion aussi étrange touchent juste, sinon de notre familiarité avec elle, au plus intime de nous-mêmes et sans doute depuis l’époque archaïque de notre construction psychique ?
Cette étrange familiarité est assez inquiétante pour qu’on souhaite l’alléger par l’humour. Victor Hugo l’a tenté dans une fable – genre assez rare chez lui pour qu’on s’y arrête – sobrement intitulée L’Avarice et l’Envie. Ces deux personnages, qui sont sœurs mais ennemies, cheminent ensemble, tourmentées par de sombres pensées : l’une souffre de n’avoir pas accumulé assez de biens, l’autre d’en posséder moins que sa sœur. Quand paraît Désir, qui leur propose un pacte : la première qui exprimera son désir le verra sur le champ exaucé, l’autre en aura le double. La perplexité les rend longtemps muettes. Envie enfin se décide : « Que l’on m’arrache un œil, dit-elle. » Cette chute donne la pleine mesure de la puissance pulsionnelle de l’envie, qui peut aller jusqu’à se nuire à soi-même pour atteindre plus cruellement l’autre. Mais l’ingéniosité de la trouvaille fait sourire de cet affrontement entre deux allégories dépourvues de toute corporéité susceptible de solliciter la sensibilité du lecteur. Néanmoins la démonstration est faite, par expérimentation imaginaire, que l’envie passe l’avarice en intelligence et en cruauté.