Dialogue n° 3.1.

 

 

 

Préambule

Le texte ci-dessous, d'Hélène Merlin-Kajman, engage le dialogue avec Michèle Rosellini à propos de leurs saynètes respectives (1 et 2), toutes deux commentant un texte de L’Événement  (voir la réponse de Michèle Rosellini).

 

 



Enseignement, critique, littérature

 

Hélène Merlin-Kajman

02/04/2022
                                        

   

Chère Michèle,

Lire ton commentaire du bref texte d’Annie Ernaux que Transitions, le mois dernier, proposait comme tremplin à ce que nous appelons une « saynète » m’a autant troublée que passionnée. Comme l’écrivait Augustin Leroy dans sa « Lettre » du 5 mars 2022, nous avons, toi et moi, « attribu[é] des valeurs directement opposées » à ce passage de L’Événement. Si tu envisages qu’il puisse présenter le cas d’« un texte réfractaire à l’approche transitionnelle », tu écartes bientôt cette hypothèse en affirmant au contraire que « [l] ’évocation allusive du dialogue [l‘y] rend disponible ». Pour ma part, j’essaie d’expliquer en quoi ce texte ne me touche pas, m’ennuie et me cause même une sorte de déplaisir. Or, aucun effet transitionnel n’est possible sans plaisir, me semble-t-il, même si ce plaisir peut évidemment se combiner avec des émotions pénibles qu’il travaille et transforme alors selon le mécanisme de la catharsis. Et pourtant, certains éléments du texte d’Annie Ernaux nous ont accrochées l’une et l’autre de la même façon. Je profite donc de ta saynète pour essayer de voir plus clair dans la mienne et pour avancer un peu sur le chemin de ce que j’appelle la transitionnalité – de ce que nous appelons de la sorte, à Transitions – ce qui ne signifie pas que nous soyons obligés d’en produire une définition unique et dogmatique, mais qui implique que nous en débattions inlassablement pour ne pas non plus déboucher, chacun pour soi, sur des propositions incompatibles.

Ce qui m’apparaît après t’avoir lue, en tout cas, c’est que le texte d’Annie Ernaux pose de manière superlative la question si délicate du lieu ou de la source de cette transitionnalité : réside-t-elle dans le texte lui-même, dans sa littérarité ? dans son effet subjectif imprévisible sur un lecteur donné (toi, moi, d’autres) ? ou dans le partage de son commentaire ? Suffit-il qu’un commentaire en affirme la transitionnalité pour le rendre transitionnel ? Ou pour le dire autrement, quand un commentaire en allègue la transitionnalité (comme tu le fais ici), peut-il se tromper (et sur quoi : sur la définition du concept de transitionnalité ? sur le texte ?), ou effectue-t-il, chemin faisant, cette transitionnalité en la décrivant, sur le mode de la performance voire de la performativité ? Ces questions que je pose à ta saynète peuvent évidemment se retourner pour être adressées à la mienne, pour autant que je porte sur lui, sans le dire, un jugement, inverse mais symétrique au tien, de non-transitionnalité.

Je ne suis évidemment pas certaine de pouvoir répondre à ces questions. Mais l’hiatus entre nos deux commentaires me paraît remarquablement propice à leur approfondissement.

Je repars de nos points d’accord. D’une part, nous reconnaissons toutes deux, dans ce récit d’Annie Ernaux, un récit de témoignage, « quasi documentaire », écris-tu même (quoique tu ajoutes à ce qualificatif le mot « étrangeté », ce qui n’est pas un détail, et j’y reviendrai). D’autre part, nous avons toutes deux été sensibles au caractère énigmatique et comme divergent par rapport au dessein général du texte, de la « chute » (le mot est encore de toi) du dialogue entre la narratrice et Jacques S. : « chapeau, ma vieille ! chapeau ! ». Mais si tu en fais l’un des éléments centraux de ce caractère allusif du dialogue qui le rend selon toi « disponible à l’approche transitionnelle », je me contente d’y reconnaître une « fenêtre » qui aurait pu s’ouvrir sur le personnage mais que le texte referme au contraire, voire verrouille pour que le lecteur ne l’ouvre pas. Mais je me trompe ici manifestement puisque tu l’ouvres, toi.

Il me semble que, dans cette divergence entre nos appréciations, nous n’accordons pas le même statut au texte, ou plus précisément, à l’énonciation qui l’organise. Je m’explique.

De ton côté, même si tu affirmes, au bout de ton parcours et sur un mode assez dialectique en passant du « témoignage » à la « littérature », que c’est dans « l’élaboration littéraire » du dialogue que tu trouves la transitionnalité du passage, il me semble plutôt que c’est ton commentaire qui l’assure, comme le montre ta question portant sur la possibilité d’une « approche transitionnelle », ce qui la situe bien la question du côté de la position critique plus que du texte lui-même. C’est si vrai, me semble-t-il, que ta réponse finale favorable à la transitionnalité de ce passage se fonde sur deux preuves extérieures au texte. D’une part, tu le confrontes avec les choix opérés par l’adaptation filmographique du livre d’Annie Ernaux dont tu montres que, détruisant le décalage entre sujet narré et sujet narrant, elle transfère la position militante au premier (le sujet narré), devenu, dans le film, un personnage unifié, là où, selon toi, ce féminisme militant n’est attribuable qu’au sujet narrant dans le texte d’Annie Ernaux. D’autre part, ce décalage entre sujet narré et sujet narrant t’amène à te dégager de l’emprise du sujet narrant pour rejoindre, dans la scène représentée, les deux sujets (« Annie Ernaux » comme sujet narré et Jacques S.) qui se sont trouvés face à face autrefois, et à t’interroger sur leurs mobiles ou plutôt, à entendre en chacun d’eux une relative opacité à la faveur de laquelle peut se frayer « l’expérience subjective d’un déplacement entre des points de vue relativement indéterminés ». C’est là la seconde extériorité, selon moi : ton commentaire, à ce moment-là, s’appuyant complètement sur le statut quasi documentaire du texte se penche sur les deux personnages et sur la situation en les prenant comme traces authentiques d’une réalité passée, réalité passée sur laquelle le texte donne des indices qu’on est en droit d’interroger autrement que ne le fait le sujet narrant.

En somme, on rejoint ici, me semble-t-il, le début de ta saynète, qui inscrit ta lecture dans ta mémoire d’enfant marquée par la présence diffuse et cachée d’une « réalité terrifiante », celle des avortements clandestins qui marquaient secrètement le destin des femmes. D’où l’« étrangeté quasi documentaire » que tu reconnais à ce texte : même si ce mot « étrangeté » que tu utilises signifie ici que le récit documente une situation dramatique qui, grâce à la légalisation de l’avortement en 1975 (L’Événement raconte un avortement qui date de 1964), sort de l’actualité au moment où ta génération arrive à l’âge de faire l’épreuve d’un avortement, il évoque aussi comment des évocations mystérieuses d’avortement clandestin pouvaient résonner aux oreilles de la petite fille que tu étais. On comprend bien ainsi, me semble-t-il, que la transitionnalité d’un texte dépend (toujours ?) un peu (beaucoup ?) de la façon dont il trouve écho (ou non) avec nos vies, leur contexte, leurs points traumatiques. Mais, bien sûr, les échos d’un texte « documentaire » n’obéissent pas aux mêmes mécanismes de transitionnalité, si je puis dire, qu’un texte explicitement non vraisemblable, de quelque nature qu’il soit.

Mon commentaire se concentre quant à lui sur le texte lui-même, au point de pouvoir passer, j’imagine, pour une lecture quasi interne (je ne sais pas, je ne m’en étais pas avisée). En un sens, on pourrait dire que, contrairement à toi, je ne sors pas de l’emprise du sujet narrant, que je n’entends pas le décalage que tu pointes (à juste titre) entre sujet narré et sujet narrant. C’est qu’en fait, cette emprise, je la lis dans l’écriture : le sujet narrant se confond ici pour moi avec le sujet de l’écriture, celui qui organise, éthiquement et pathiquement, l’aperçu sur la scène passée, celui qui, comme je l’écris, sélectionne les détails et les caractérise pour leur conférer une forme d’exemplarité politique. Ce n’est pas vraiment le point de vue militant du sujet narrant qui m’emprisonne, mais l’écriture qui fait de ce texte un texte presque sans point de fuite, un texte qui ne tremble pas, dis-je encore dans ma saynète. Ou pour le dire autrement, l’éthos du sujet narrant est aussi l’éthos de l’écriture. Ainsi, par exemple, même si, littéralement parlant, tu as raison de souligner que le récit (le sujet narrant) s’interroge sur les raisons du sujet narré (la jeune Annie Ernaux) de raconter à demi-mot son avortement à Jacques (« haine de classe » ou « orgueil » ?), cette seconde hypothèse me semble en fait tout à fait escamotée : sa relégation après l’amplification de la première hypothèse de la haine de classe, justifiée par des détails précis, l’organisation rythmique de la phrase, la seconde (celle de l’orgueil) assez inaudible. Du reste, cette « haine de classe » prêtée au sujet narré est manifestement un sentiment toujours actuellement soutenu par le sujet narrant : ce syntagme soude fermement le passé au présent, le sujet narrant au sujet narré.

Lors du séminaire du 8 mars 2022 où nous discutions de nos saynètes respectives, Eva Avian a rapproché ta lecture de la phrase prononcée par Jacques S. de ma lecture du vers de « L’Oaristys » de Chénier, « C’est ce bois qui de joie et s’agite et murmure » (cf. La Littérature à l’heure de Me#Too, Ithaque, 2020 ; ou ici-même, ma saynète de 2018)

Je comprends l’argument : je vois bien comment dans les deux cas, le commentaire (le mien pour Chénier, le tien pour Ernaux) confie à la fragilité d’une seule phrase une force de retournement contre le sens obvie du texte ; et comment c’est encore notre commentaire qui, en relevant cette phrase, en accroît l’intensité et la puissance de déplacement. Mais ce retournement ne s’effectue pas à partir du même « lieu ». Dans le cas de mon commentaire de Chénier, le vers que je relève a beau être prononcé par l’un des protagonistes du drame (le berger Daphnis, tout aussi « mauvais » du point de vue d’une lecture « documentaire » du poème que Jacques S. dans le passage d’Annie Ernaux – à ceci près que le poème de Chénier n’a rien d’un « témoignage »), ce que j’y entends (et vise à faire entendre) est attribuable à l’écriture du poème – à sa voix indépendamment de la signification des paroles échangées. Ce vers fait résonner la musicalité du dialogue entier. Il y a, selon moi, dans ce poème de Chénier, une signifiance causée par le jeu proprement poétique de ses homophonies, de ses rimes, de ses rythmes, grâce auquel un plaisir peut s’enclencher qui, troublant le rapport de force établi entre les deux bergers, est susceptible de ménager la possibilité transitionnelle d’une rêverie érotique libre de toute identification.

Il me paraît tout à fait certain que la parole rapportée de Jacques S. trouble aussi le plan de la signification. Le passage laisse entendre une voix autre. Je ne crois pas du tout (ni toi) que nous soyons là en présence d’un « effet de réel », d’une « illusion référentielle » : mais plutôt en présence d’une brève hypotypose (« il a cessé de bouger, ses yeux dilatés sur moi, sidéré par une scène invisible [...]. Il répétait, égaré [...] ») qui communique la consistance réelle (au sens du choc) de la scène ; ou plutôt, répercute l’effet « hyper-intense » de cet enchâssement-enchaînement de scènes sous l’effet d’une rencontre (aléatoire) et d’un récit (dont le lecteur connaît toute la violence). Mais l’interprétation morale du sujet narrant, qui lit dans ce regard une « fascination » masculine récurrente, atténue l’hypotypose et circonscrit ou surveille sa force d’étrangeté.

Je reviens maintenant à mes questions de départ – celles du lieu ou de la source de la transitionnalité.

La réussite de ton commentaire me confirme que la transitionnalité n’est pas une qualité intrinsèque des textes, inséparable de leur « élaboration littéraire ». D’abord, parce qu’elle ne se produit jamais qu’à la rencontre d’un texte et d’un lecteur singuliers, dans l’écho de leurs deux singularités ; ensuite parce qu’elle peut surgir de l’agencement des questions suscitées dans le commentaire lui-même.

Mais à côté de cette position non dogmatique sur la transitionnalité (à laquelle je tiens d’autant plus que, comme j’ai essayé de l’indiquer dans mes derniers livres, il me semble avéré qu’un commentaire peut à l’inverse inhiber les qualités transitionnelles d’un texte, par exemple en le versant du côté du mythe ou de la persuasion, ou en activant ce qui, en lui, se prête à des émotions de connivence et de coalescence collective), à côté d’elle, donc, je tiens aussi à l’idée que tous les textes dits littéraires ne s’équivalent pas du point de vue de leur potentiel transitionnel : certains textes se confrontent à la fois aux possibles du langage et aux limites de l’expérience, et, plus que d’autres, bouleversant notre paysage intérieur en recomposant notre contact avec nous-même et avec le monde selon des modalités inattendues qui, en nous déconcertant, nous invitent à les faire lire, à les transmettre, à les partager et en parler – bref, à en tirer des bénéfices renouvelés, inépuisables.

Ces dernières phrases trop générales sont un peu bêtes, voire convenues. Ce sont simplement des mots approximatifs qui ne demandent pas un accord consensuel, mais par lesquels, obstinément, je cherche à nommer le risque pris par une écriture pour aller au-delà d’un vouloir-dire : pour chercher la vie, chercher le sens, peut-être : chercher. Non pas trouver, mais porter le langage au point de déséquilibre où réussir et rater deviennent indiscernable.

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