Adage n°43.2.

 

Parez la pierre, elle devient merveille.

 
 

Guido Furci

16/07/2022

Ils allaient souvent en vacances à Lugano. Mon grand-père aimait la Suisse, ses montagnes, la surface faussement imperturbable de ses lacs. Sans aucun doute, les séjours au Tessin étaient aussi une manière pour lui de consolider quelques contacts professionnels. Il était orfèvre. Il fallait être là où il y avait encore des gens disposés à dépenser de l’argent pour des bagues et des colliers travaillés à la main, moins de trois décennies après la fin de la deuxième guerre mondiale..

En juillet 1970, ma mère avait dix-sept ans et n’espérait qu’une seule chose : retrouver le garçon hollandais rencontré l’été précédent. Il était originaire de Rotterdam. Brun aux yeux bleus. Elle ne se souvient plus de son nom de famille (il y a quelques années, enthousiaste à l’idée de pouvoir retrouver des amis d’enfance sur Facebook, elle aurait voulu le chercher pour voir ce qu’il était devenu – « je l’imagine artiste, il est probablement expert-comptable, comme tous ceux qui se la jouaient cool au collège »).

Ma mère et mes grands-parents logeaient dans un hôtel probablement trop cher pour eux, mais « pour gagner de l’argent il faut savoir en dépenser ; enfin, c’est ce qu’on dit ! ». Au réveil, c’était petit-déjeuner continental dans la chambre (« jus d’orange pressé, tartines à la confiture, yaourts stracciatella – chez nous je n’en avais jamais vus des comme ça – et viande séchée des Grisons – buonissima ») ; en fin de matinée, ils organisaient des promenades en ville ou dans la campagne environnante ; les après-midi étaient calmes, « comme tout en Suisse », mais ma mère arrivait souvent à obtenir la permission de sortir seule dans les rues commerçantes, où elle donnait rendez-vous à des gens de son âge (« j’avais mon petit cercle d’amis, et puisque tout le monde connaissait tout le monde j’avais souvent le droit de ne rentrer que pour manger le soir, en terrasse »). Depuis la table du restaurant l’on pouvait entrevoir les lumières saturées et clignotantes des casinos. Les touristes passaient des heures à en contempler les reflets sur l’eau, comme s’il s’agissait d’un spectacle de feux d’artifice à l’envers.

Quand mon grand-père pesait et nettoyait ses pierres ( parez la pierre, elle devient merveille, s’exclamait-il à chaque fois qu’il terminait son travail – d’après ce qu’on me raconte, c’était plus ou moins tout ce qu’il savait dire en français), ma mère s’amusait à dessiner ses mains : le défi consistait à traduire sur la feuille les éclats de couleur, en ne faisant recours qu’au crayon. Ses gestes étaient d’une précision chirurgicale. J’essaie de les reconstituer à partir des carnets que ma mère me montre. « Tu sais, c’était moins poétique que ce que tu peux croire : pendant que nous étions concentrés sur tout ça, ta grand-mère ronflait dans la chambre à côté ! Parfois elle semblait s’étouffer dans son sommeil d’une manière tellement théâtrale que nous éclations de rire ». Je sais. Cette scène m’a été racontée plusieurs fois. Pour ma mère elle doit résumer de façon assez significative la complicité qu’elle avait avec son père. Et puis ça doit la renvoyer à l’un des derniers moments heureux qu’elle avait pu partager avec lui avant sa mort.

Il y a donc une raison si les nuits qui commençaient en dessinant et se terminaient avec un pot de glace sont ce dont elle tenait à me faire cadeau quand j’étais petit. Sauf que moi je n’étais pas très dessin ni très bijoux. Je me souviens qu’on avait vite remplacé les bricolages par des films d’horreur : « je t’avais appris que le sang n’était pas du vrai sang, mais du ketchup ; c’était une manière de retarder la peur de ce qui fait vraiment peur, tout en t’apprenant que les monstres n’existent pas tels qu’on les imagine ».

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