Saynète n° 19
« Et quand un ami m’a apporté une robe d’intérieur en soie mauve, au dos élargi de gros plis ronds, et avec comme un effet de traîne, j’ai compris, en enfilant les manches doublées d’une mousseline à la douceur incroyable, j’ai compris, j’ai su que j’étais revenue. Je me suis écrié : “Où as-tu trouvé cette merveille ? On dirait que tu l’as prise dans la penderie d’Oriane”.
Ainsi tout m’était rendu. Le plaisir de retenir autour de sa taille une jolie robe de chambre, les livres, la mémoire… »
Charlotte Delbo, Spectres, mes compagnons, Paris, Berg international, 1995, p. 60
Michèle Rosellini
20/06/2015
Charlotte Delbo a raconté dans divers ouvrages, et diversement, la difficulté à réintégrer le monde des vivants après avoir survécu plus de deux ans à la mort programmée d’Auschwitz-Birkenau et de Ravensbrück. Dans Mesure de nos jours elle notait : « la vie m’a été rendue / et je suis devant la vie / comme devant une robe / qu’on ne peut plus mettre. » (III, 19)
Dans Spectres, mes compagnons, lettre écrite à Louis Jouvet et commencée dès sa libération mais laissée inachevée par la mort du destinataire, elle évoque les personnages de roman et de théâtre qui l’ont accompagnée dans la prison de Fresnes, dans le convoi vers l’est et jusque dans les marais d’Auschwitz. Ces « spectres » sortis d’une zone particulière de sa mémoire, intensément affective bien que non personnelle, lui ont été une présence secourable qui la protégeait de la déshumanisation ambiante par leur forme singulière d’humanité : abstraite et dense à la fois. Or, au retour, ils se sont évanouis. Pourquoi ? Les deux récits donnent dans les mêmes termes la même explication : « Je flottais dans un présent sans réalité. » Ce qui la soutenait « là-bas » – l’horreur, la rage, la solidarité des camarades, le dur devoir de durer heure après heure – l’a « ici » lâchée. La plongée dans l’insignifiance du monde lui fait constater que les livres ne sont d’aucun secours. Ce qu’ils ont à dire est « à côté » de ce que désormais elle sait « d’une connaissance plus sûre et plus profonde ».
Une expérience sensible – à fleur de peau, enveloppe sensible du moi – lui procure inopinément le sentiment d’être « revenue », de pouvoir enfin habiter le temps inhospitalier du « retour ». La robe de chambre est douce au regard avec sa couleur mauve, la rondeur de ses plis, l’évasement de sa jupe, mais c’est sa douceur invisible, celle de la doublure de mousseline, qui, caressant la peau, ravive la mémoire de sa nouvelle propriétaire. Glissant ses bras dans les manches du vêtement, c’est d’elle-même qu’elle reprend possession, d’elle dans le monde, qui cesse alors d’être ressenti comme « une robe qu’on ne peut plus mettre ». Une médiation secrète a agi : le souvenir des précieuses tenues d’intérieur de la duchesse de Guermantes, dont le narrateur se fait expliquer l’élégance et indiquer la couturière pour en offrir de semblables à Albertine. Dans le moment de la réminiscence, « la penderie d’Oriane » est aussi réelle que la robe de chambre réellement offerte. C’est cette double réalité, ou plus exactement la réalité et son double, qui semble avoir offert au « je » absent à soi-même la chance d’une réincarnation.
La robe d’Oriane est un objet transitionnel : à la fois objectif – il peut être touché (et décrit) dans sa réalité matérielle – et subjectif, surgi de la mémoire sensible de la lectrice. Il l’a remise au monde en lui ouvrant à nouveau cet espace transitionnel qu’est la littérature. Dans ses récits – qui n’étaient témoignages à ses yeux que par la forme poétique qu’elle leur a donnée – Charlotte Delbo a tenté d’offrir ce type d’espace aux êtres durablement en transit qu’elle nommait « revenants » et « revenantes », et aux vivants ordinaires qu’elle savait plus difficiles à atteindre.