Saynète n° 20
« - Qu’est-ce qu’il dit ? hurla M. Verdurin, d’un air à la fois écœuré et furieux, en fronçant les sourcils comme s’il n’avait pas assez de toute son attention, pour comprendre quelque chose d’inintelligible. “D’abord, on ne comprend pas ce que vous dites, qu’est-ce que vous avez dans la bouche ?” demanda M. Verdurin de plus en plus violent, et faisant allusion au défaut de prononciation de Saniette. “Pauvre Saniette, je ne veux pas que vous le rendiez malheureux”, dit Mme Verdurin sur un ton de fausse pitié et pour ne laisser un doute à personne sur l’intention insolente de son mari. “J’étais à la Ch…, Che… - Che, che, tâchez de parler clairement, dit M. Verdurin, je ne vous entends même pas.” Presque aucun des fidèles ne se retenait de s’esclaffer, et ils avaient l’air d’une bande d’anthropophages chez qui une blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang. Car l’instinct d’imitation et l’absence de courage gouvernent les sociétés comme les foules. Et tout le monde rit de quelqu’un dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard dans un cercle où il est admiré. »
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Gallimard, Pléiade,t. II, p. 933-934.
Gilbert Cabasso
04/07/2015
Souvent, chez Proust, la mondanité laisse place à la férocité. Les formes apparentes de la civilité se fissurent, le moindre accroc, le moindre écart déchire le masque des convenances et le jeu social tourne au massacre, la comédie à la danse du scalp autour d’une victime expiatoire. On aimerait tant que la bienveillance, aussi ritualisée qu’elle puisse être, protège contre les méchancetés communes et cruelles comme le jeu des enfants ! « Pauvre Saniette !... » La fausse pitié n’oppose rien à la cruauté du jeu mondain, elle ne fait que la souligner davantage, elle la redouble presque. Le plus étonnant est bien que tout se passe comme si les « sociétés » et « les foules » se constituaient dans la conjonction des malveillances et le mimétisme des cruautés liguées contre la faiblesse des maladroits. Saniette en mourra deux fois !
Mais l’essentiel est que Proust se risque ici à une de ses généralisations fulgurantes (et simplificatrices ?) : « c’est de la même façon que le peuple chasse ou acclame les rois ». Du coup, nous voilà vaccinés contre les généralisations inverses qui voudraient voir dans la civilité les conditions pour surmonter antagonismes et déchirements. Les fausses bienveillances sont impuissantes à empêcher les agressions mimétiques. Le rire, contagieux, tue. Ces instincts mimétiques sont-ils donc au fondement des mouvements de masse contre lesquels le « courage » de chacun, peut-être, pourrait ou devrait trouver les moyens d’une résistance ? A chacun d’en juger, sans se laisser porter au gré des courants et des modes par essence versatiles.
Le romancier ne se fait pas pour autant moraliste : la description va jusqu’à la loi, mais elle ne prescrit pas. Encore faut-il apercevoir que tous les « fidèles » n’en font pas autant. Le narrateur suggère-t-il donc par là même la singularité de son courage ?