Saynète n° 18

  

 

           

« J'essaie de partir sur un raisonnement, de finasser, de faire croire que je sais des choses, que j'ai une expérience. Je parle du malheur, des tuiles, des machins qui vous bloquent, qui vous coupent l'herbe sous le pied. J'essaie de donner une forme à ce que je dis, j'ai des références toutes fausses, je confonds les penseurs, les mystiques, et tout de suite on se rend compte que je radote, que je n'ai aucune culture, rien sauf de la prétention. Et c'est justement l'erreur, je n'ai aucune prétention, c'est eux qui m'y forcent. Ce n'est pas une fois, c'est mille fois qu'ils m'ont foutu dans cette situation. On ne devrait pas se laisser prendre, on devrait tout envoyer dinguer et se retirer à la campagne mais on se dit tout le temps que ce n'est pas encore le moment, qu'on a besoin des autres, qu'il faut bien vivre en société, un tas de mignardises qui peuvent nous coincer définitivement. Et qui nous coincent. On continue à savoir qu'on n'a besoin de rien, qu'on a son petit travail, qu'on peut faire sa popote, on se le dit tout le temps, on méprise tout le monde et on reste avec eux. »

Robert Pinget, Quelqu’un, Paris, Minuit, 1965, p. 8.
 
 

Aleks Larrivière-Flohimont

06/06/2015

            

A quelles conditions peut-on vivre parmi les hommes ? La question est ancienne – c’est celle du misanthrope. Mais ici, ce que nous lisons, c’est l'effort, la souffrance même, d'un introverti désirant vivre dans un monde par lequel il se sent empêché.

Attardons-nous un instant sur l'incapacité de notre héros narrateur à « raisonner ». Ce qui semble provoquer ici cette incapacité, c'est la codification sociale de la réflexion elle-même. Le fait que tout échange soit conditionné par une base culturelle commune. Celui qui déroge à cette condition première ne peut intervenir convenablement, pertinemment dans une conversation. «  Confondre les penseurs » ou se construire de « fausses références » ne sont pas ici des manifestations de vanité. Notre narrateur ne peut donc être accusé d'orgueil. Il n'est pas question en effet de parler pour brasser de l'air ni pour se donner un genre. Ici, parler c'est trouver un terrain d'entente, ne pas tenir l'autre à l'écart, et ne pas se tenir à l'écart de lui.

Ce n'est donc pas de la misanthropie, mais bien une forme de délicatesse, de délicatesse brutalisée. Et la civilité serait ce qui permet de vivre avec des êtres que l'on méprise : « Je parle du malheur, des tuiles, des machins qui vous bloquent, qui vous coupent l'herbe sous le pied ». Notre narrateur s'est laissé prendre « mille fois », mais l'heure de se retirer loin des hommes n'a pas sonné. L’auteur en revanche ne se laissera pas « coincer » : Pinget s'est isolé du monde quelques années après l'écriture de cette œuvre.

Le rapport de notre extrait à la civilité est donc bien ambigu et complexe ; il la malmène. Pourtant, je refuse de croire au réel « mépris » du narrateur pour ses semblables. Je parierais plus volontiers que ce mépris n'est engendré que par ce que le narrateur appelle « les machins qui vous bloquent ». Des « machins » qui peuvent être cachés dans des regards condescendants, une réflexion pointant du doigt la pauvreté d'un raisonnement ou sa spéciosité. C'est cela que le narrateur ressent comme une menace, cette prise d'ascendance indélicate qui, suivant la manière de le faire, peut s'apparenter à un manque de civilité, à une violence de l'esprit. Sans doute ne peut-on développer une pensée qu'en la confrontant à l'altérité. Mais l’altérité ne subsiste qu’avec de la civilité.

La civilité ne serait-elle pas ce qui rend possible la vie dans un monde brutal, ce qui nous y rattache sans se laisser dissoudre en lui – ce qui nous permet, en somme, de conserver notre humanité lorsque le monde, lui, nous semble totalement inhumain ? Alors, la civilité pourrait exister même lorsqu'on ne ressent pas le besoin de vivre parmi les hommes.

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