Saynète n° 8
« “J’ai dit, dix minutes. Encore.”
L’enfant se retourna vers Mlle Giraud, la regarda, tandis que ses mains restaient abandonnées sur le clavier, mollement.
“Pourquoi ?” demanda-t-il.
Le visage de Mlle Giraud, de colère, s’enlaidit tant que l’enfant se retourna face au piano. Il remit ses mains en place et se figea dans une pose scolaire apparemment parfaite, mais sans jouer.
“Ça alors, c’est trop fort.
- Ils n’ont pas demandé à vivre, dit la mère – elle rit encore – et voilà qu’on leur apprend le piano en plus, que voulez-vous.”
Mlle Giraud haussa les épaules, ne répondit pas directement à cette femme, ne répondit à personne en particulier, reprit son calme et dit pour elle seule :
“C’est curieux, les enfants finiraient par vous faire devenir méchants.
- Mais un jour il saura ses gammes aussi – Anne Desbaresdes se fit réconfortante – il les saura aussi parfaitement que sa mesure, c’est inévitable, il en sera même fatigué à force de les savoir.
- L’éducation que vous lui donnez, madame, est une chose affreuse”, cria Mlle Giraud.
D’une main elle prit la tête de l’enfant, lui tourna, lui mania la tête, le força à la voir. L’enfant baissa les yeux.
“Parce que je l’ai décidé. Et insolent par-dessus le marché. Sol majeur trois fois, s’il te plaît. Et avant, do majeur encore une fois.” »
Marguerite Duras, Moderato Cantabile, dans Oeuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2011, p. 1234-1235.
Hélène Merlin-Kajman
24/01/2015
C’est étrange. J’essaie de retrouver en moi celle qui, il y a une quarantaine d’années, avait été bouleversée, transportée, par un tel texte. Je n’y parviens pas : je l’ai perdue. Ma lecture présente ne me la rappelle pas : nul effet de petite madeleine ici.
Je voudrais bien pourtant la ramener à moi, au moins pour la confronter à celle que je suis devenue et qui, aujourd’hui, éprouve, devant ce même texte, un profond malaise. Serait-il, lui, la trace pénible de mon bonheur passé ?
Je fais une autre hypothèse. La lectrice que j’étais alors n’a pas exactement disparu : je n’ai pas perdu tout contact avec elle. Mais la vie l’a comme diffusée, et ses atomes – qui alors se rassemblaient autour d’un foyer de cohérence, d’un noyau illuminés par cette lecture – se sont répartis et distribués en différents lieux intérieurs, et ils habitent désormais d’autres chaînes de raisons et d’émotions. Sans doute ont-ils été transformés par des expériences et par des réflexions qui, au fil des années, ont interrompu, pour moi et en moi, la puissance d’ébranlement de Moderato Cantabile et du personnage de l’enfant en particulier.
A défaut de me retrouver moi-même, j’essaie de me souvenir de ce que je pouvais dire de ce texte (je l’ai enseigné il y a trente ans à une classe de 2de).
Anne Desbaresdes et son fils : folie ou rébellion ? Folie et rébellion ! Regard incendiaire et juste sur la violence de l’institution, sur l’hypocrite raison (proche d’un délire) du professeur, sur les normes morales, sociales, de la bourgeoisie et de son éducation. L’enfant est « insolent » : c’est-à-dire frémissant d’une vie trop retenue. Sa mère sera ivre lors de la réception qu’elle et son mari donneront : elle ne mangera pas de canard à l’orange, sans chercher à rien dissimuler de ce qui l’attire vers un bar, un crime, un amant. La bienséance explose, le scandale éclate, promesse libertaire, promesse révolutionnaire. Le roman clame la bienfaisance de l’incivilité. Danger, urgence, jouissance de l’anti-conformisme radical, sublime, quand il se confond avec l’engagement du corps, sa dépense. Pas loin de cette souveraineté allègre, la pulsion de mort – la part maudite...
Mais aujourd’hui, une phrase se détache, un peu grinçante : « C’est curieux, les enfants finiraient par vous faire devenir méchants. » La remarque tourmente bien des enseignants. Les scénarios concrets de leurs hantises ne s’ajustent en rien à cette scène-ci. Les rébellions auxquelles ils sont exposés n’ont aucun rapport avec celle de l’enfant de Duras. Il n’est sans doute pas trop difficile de projeter Mlle Giraud dans notre paysage socio-politique actuel. Mais le fils d’Anne Desbaresdes ? Et Anne Desbaresdes elle-même ? Ils nous empêchent au contraire de voir et de comprendre...
Alors, où nous glisser, aujourd’hui, dans un tel texte ? Que nous aidera-t-il à sentir ? Quelle respiration peut-il nous communiquer ?
Peut-être simplement ceci : le désir de nous taire un peu face à lui et de le sortir de toute perspective militante.
J’ai envie de détacher l’enfant de l’amour de sa mère, pour qui il est insolent (elle n’a pas su, pas pu autrement, et il la parle), de le libérer de ce charme, d’entendre sa détresse (un blanc, figé, en lui), de le prendre par la main pour l’entraîner hors de la leçon de piano, puis de l’emmener, prudemment, dans le violent brouhaha d’une salle de classe ; et, là, de lui lire des contes de fée au milieu de camarades de son âge fugacement attentifs – mais sans rien rêver à leur place, ni sans eux. Et, en ce lieu, sans militance, sans fascination ni répulsion, de me battre ardemment avec la question de la « méchanceté » (la leur, la mienne)...