Saynète n° 7

 

 

« Tout en devisant ils me menèrent insensiblement tout de l’autre côté du parterre, où il n’y avait personne, et fort loin d’où ils m’avaient joint, encore plus de la compagnie qu’ils avaient quittée, que tout à coup M. le duc d’Orléans alla rejoindre, et me laissa seul avec Mme la Duchesse. Elle s’assit sur un banc qui se trouva là, et m’invita de m’y asseoir avec elle. Quelque liberté que j’eusse avec eux, jamais hors en discours seul avec eux et pour eux-mêmes, je n’en ai séparé le respect, persuadé, que quelque familiarité que ces gens-là donnent, on en est au fond mieux et plus à l’aise avec eux en gardant cette conduite, dont la décence tient aussi à ce qu’on se doit à soi-même […] je ne crus pas devoir m’asseoir sur le même banc tête à tête avec elle […] elle acheva assise quelque reste court de discours commencés en gagnant ce banc, puis tout à coup, et sans aucune liaison qui conduisît où elle voulait en venir, elle me dit que, maintenant que le mariage s’allait faire, il était question d’une dame d’honneur ; que j’avais assez mal reçu ce qu’elle m’en avait jeté d’abord, puis proposé pour Mme de Saint-Simon d’une manière plus expresse ; qu’elle ne m’en avait plus parlé depuis, mais qu’à présent qu’il fallait se déterminer, elle me disait franchement qu’elle n’en voyait point d’autre qu’elle pût désirer. Je lui répondis par un remercîment… »

 

Saint-Simon, Mémoires, [Année 1710], t. III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1984, p. 893.

 
 

Brice Tabeling

10/01/2015

Un guet-apens. Le duc et la duchesse d’Orléans sont de très hautes personnalités du royaume : le premier est le neveu de Louis XIV, et la seconde, sa femme, est aussi la fille naturelle du roi. Ils cherchent à convaincre Saint-Simon, le narrateur, de laisser son épouse, Mme de Saint-Simon, être « dame d’honneur » au mariage de leur fille. Jusqu’à présent, Saint-Simon a réussi à esquiver cette demande qu’il voit comme une menace d’avilissement de son nom. Mais le duc et la duchesse insistent et montent un stratagème retors : au détour d’une promenade, ils isolent Saint-Simon et le confrontent à leur désir. « Franchement », la demande est faite ; il faut soit y consentir, soit la refuser et laisser voir alors que c’est la mauvaise naissance de la duchesse, « bâtarde légitimée » du roi, qui pose problème. Obéir ou, irrémédiablement, outrager. Obéir donc : nulle autre échappatoire.  

Nulle autre échappatoire sinon un « remercîment ». Pourquoi ? Esquive, dira-t-on, manière pour le narrateur de fuir par quelques formules convenues l’instant de vérité. Est-il cependant, dans ce passage, vraiment question de « vérité » ? La duchesse n’ignore pas les raisons de la réticence de Saint-Simon ; elle sait également qu’il ne peut les dire. La « vérité » n’est donc pas en jeu ici, le remerciement ne l’affecte pas : ce que les formules civiles de Saint-Simon affectent, espèrent affecter, c’est l’intensité d’un désir que la « familiarité » de la scène a débarrassé de toute limite. Quelques mots polis donc pour rappeler les formes du collectif et différer la souveraineté d’une parole nue.

La civilité : dernier soutien de l’homme seul face aux stratégies d’emprise ?

   

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