Saynète n° 6

 

 

« Un jour, il reçut une lettre anonyme qui lui disait qu’Odette avait été la maîtresse d’innombrables hommes (dont on lui citait quelques-uns, parmi lesquels Forcheville, M. de Bréauté et le peintre), de femmes, et qu’elle fréquentait les maisons de passe. Il fut tourmenté de penser qu’il y avait parmi ses amis un être capable de lui avoir adressé cette lettre (car par certains détails elle révélait chez celui qui l’avait écrite une connaissance familière de la vie de Swann). Il chercha qui cela pouvait être. Mais il n’avait jamais eu aucun soupçon des actions inconnues des êtres, de celles qui sont sans liens visibles avec leurs propos. […] Un instant Swann sentit que son esprit s’obscurcissait et il pensa à autre chose pour retrouver un peu de lumière. Puis il eut le courage de revenir vers ces réflexions. Mais alors, après n’avoir pu soupçonner personne, il lui fallut soupçonner tout le monde. […] Bref, cette lettre anonyme prouvait  qu’il connaissait un être capable de scélératesse, mais il ne voyait pas plus de raison pour que cette scélératesse fût cachée dans le tuf – inexploré d’autrui – du caractère de l’homme tendre que de l’homme froid, de l’artiste que du bourgeois, du grand seigneur que du valet. Quel critérium adopter pour juger les hommes ? au fond il n’y avait pas une seule personne qu’il connaissait qui ne pût être capable d’une infamie. Fallait-il cesser de les voir toutes ? Son esprit se voila ; il passa deux ou trois fois ses mains sur le front, essuya les verres de son lorgnon avec son mouchoir et, songeant qu’après tout des gens qui le valaient fréquentaient M. de Charlus, le prince des Laumes et les autres, il se dit que cela signifiait, sinon qu’ils fussent capables d’infamie, du moins que c’était une nécessité de la vie à laquelle chacun se soumet, de fréquenter des gens qui n’en sont peut-être pas incapables. Et il continua à serrer la main à tous ces amis qu’il avait soupçonnés, avec cette réserve de pur style qu’ils avaient peut-être cherché à le désespérer. »

 

Marcel Proust, A la recherche du temps perdu. Du côté de chez Swann, t. I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 359.

 
 

Gilbert Cabasso

20/12/2014

En souvenir de Dominique Séglard

L’infamie dit sans se dire. Violence des mots défaisant tout lien, désintégrant toute confiance. L’infamie de la lettre anonyme fait flamber follement l’imaginaire, proliférant en tous sens, contaminant toutes relations d’un poison dont Swann est sur le point de mourir socialement. La force de nuisance des mots est ici d’autant plus ravageuse qu’elle se moque, au passage, de la vérité de leur contenu. Qu’importe qu’Odette soit ce qu’on dit d’elle. « Le mal court », pour toujours. Oscillation incertaine de l’esprit, passant d’un objet à l’autre, sans discernement, dans un tâtonnement d’aveugle, sans force, au bord du renoncement, jusqu’au sursaut qu’il faut pour qu’une vie sociale redevienne seulement possible. Comment l’enquête viendrait-elle à bout du soupçon ? Le mal est dit, la preuve est donnée qu’il était possible et qu’il pouvait surgir de n’importe où. Et voici qu’à la scélératesse langagière anonyme, à son ignominie  vient répondre une pâle civilité de façade qui ne se dupe en rien. Exquise et douloureuse politesse du soupçon. Pauvre civilité qui, nous dit magnifiquement Proust, relève « de la nécessité de la vie à laquelle chacun se soumet. » La politesse ne lève pas le délire des interprétations valides, pas plus qu’elle ne suspend les souffrances qu’elles engendrent. Elle fait comme si le mal n’était rien, quand bien même, nécessité inverse, force est de reconnaître qu’il peut être partout… 

Confiance, méfiance, civilité, comment penser leurs relations ?

   

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