Saynète n° 122.1.
Il est phtisique : avec un visage jaune et creusé. Seul le bout de son nez, semé de quelques boutons, est violacé. Il porte des lunettes, et il semblerait que de la cendre lui tombe dans les yeux. Il marche à pas longs et rigides ; avançant un pied, il fait bouger l’épaule correspondante.
Elle a honte de se parer d’une rose ! Ses gants froissés et tout troués, une jupe qui lui reste entre les jambes, un chapeau qui avait été à la mode dix ans auparavant, des chaussures à talons tordus.
Ils firent connaissance dans une brasserie, près d’une promenade publique, un dimanche : des petites tables de pierre, rondes, des tabourets de fer peint, un petit orchestre jouant faux, dirigé par un chef chauve.
Ils se marièrent.
Ils ne sortent presque jamais ensemble ; et un sale petit clébard bâtard, pelé et ratatiné, lui emboîte le pas, qui s’arrête tous les trente mètres afin de ne pas tomber sur ses pattes arrière.
Federigo Tozzi, Les Bêtes, traduit de l’italien par Philippe Di Meo, Paris, Éditions Corti, 2012, pp. 17-18.
Guido Furci
05/06/2021
Chacun des textes qui composent Bestie (1917) décrit un épisode sans importance et, à deux ou trois exceptions près, sans lien apparent avec le reste du recueil. Le lecteur est censé pouvoir parcourir le livre de la manière dont on parcourt les salles d’un musée. Pas forcément dans l’ordre. En prenant le temps d’observer ce qui attire son attention de l’autre côté d’une vitrine. En se laissant surprendre par le jeu mystérieux des rapprochements. Dans cet ouvrage, le monde animal interfère avec celui des hommes (plus encore que « des humains ») de manière intermittente, aléatoire, sans doute provocatrice. Les apparitions des insectes, des oiseaux et des chiens ont quelque chose d’épiphanique, mais, au fond, elles ne signifient que ce qu’on décide (quelqu’un parlerait d’« allégories vides », moi pas tout à fait, mais seulement parce que le mot « vide », dans cette formule, me semble beaucoup trop « plein »).
Dans l’extrait sélectionné j'aime le choix des cadrages, dont la succession des paragraphes restitue l’essentiel : Il est phtisique, porte des lunettes et marche à pas longs et rigides (« il semblerait que de la cendre lui tombe dans les yeux », comme s’il s’agissait d’un pantin ou d’un automate, tout juste sorti de la vieille mallette d’un marionnettiste ou d’un ventriloque, pour une promenade maintes fois réitérée) ; elle a honte de se parer d’une rose, porte des habits que la plupart des gens ne choisiraient que pour se déguiser et s’efforce de garder l’équilibre dans des « chaussures à talons tordus ». Leur histoire peut se résumer en quelques lignes : « [i]ls firent connaissance dans une brasserie [...], un dimanche », sur les notes d’un « petit orchestre jouant faux, dirigé par un chef chauve » (je ne sais pas exactement pourquoi, mais dans la traduction française de Philippe Di Meo cette allitération me semble parfaite). Le décor est assez minimaliste : « des petites tables de pierre, rondes, des tabourets de fer peint ».
Coupure de montage (le temps d’un mariage). Et puis hop, pas d’enfants, mais un « petit clébard bâtard, pelé et ratatiné, [...] qui s’arrête tous les trente mètres afin de ne pas tomber sur ses pattes arrière ».
Si Federigo Tozzi (1883-1920) est indissociable de la campagne toscane et de la ville de Sienne – dont les ruelles étroites et les maisons perchées auraient rendu « expressionniste » la prose de n’importe quel écrivain « moderniste » de son époque –, dans le passage sélectionné on ne s’en aperçoit pas. En effet, isolé, non pas du livre auquel il appartient, mais de la production de l’auteur dans son ensemble, celui-ci renvoie plutôt à l’atmosphère de certaines pièces du dramaturge polonais Tadeusz Kantor (que Tozzi n’a évidemment pas eu le temps de connaître). Lors d’un voyage à Cracovie j’avais visité ses archives et découvert un univers peuplé de poupées mécaniques, chiffons anthropomorphes, masques de cire et balais qui rêvent d’être vivants.
« [A]vançant un pied, il faut bouger l’épaule correspondante » : dans l’imitation de ce geste, ce qui pourrait me paraître perturbant me rassure. Je répète l’exercice comme un acteur sur scène. L’épaule bouge moins que ce qu’elle devrait à cause du vaccin – ce qui rend tous les mouvements encore moins naturels. Les pieds, quant à eux, avancent, dans un enchaînement de micro-actions saccadées, comme dans les films des premiers temps. S’« ils ne sortent presque jamais ensemble » c’est peut-être aussi parce leurs démarches respectives ne sauraient se combiner en rien d’harmonieux. Une fois de plus, ce qui pourrait me transmettre un sentiment de tristesse, sinon d’angoisse, m’apaise. Au fond, qui sait, à l’abri des regards, dans l’espace ouaté de leur maison ou de leur boîte, leurs corps machinaux sont peut-être capables de s’imbriquer de façon aussi harmonieuse que les morceaux d’un puzzle.