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Saynète n° 87
Mesdames et Messieurs,
Peut-être allez-vous écouter… Vous avez en tout cas, commencé à entendre… BOUM ! (Écoutez-vous ?) Vous entendez en ce moment les premières lignes d’un texte, … la lecture de la traduction en allemand d’un texte, originellement écrit en français…
Écrit donc, non par moi, speaker allemand, dont vous entendez la voix… mais par l’auteur français, qui vous parle par ma voix.
Lui a écrit ceci.
Ou plutôt – s’il parlait lui-même – et, en réalité, par ma voix, il vous parle lui-même – il vous dirait, il vous dit : Non, je n’ai pas écrit ceci, je l’écris, je suis en train de l’écrire, auditeurs allemands, à votre intention.
Je suis en train d’écrire ces premières lignes. Je n’en suis pas plus loin que vous. Je ne suis pas plus avancé que vous. Nous allons avancer, nous avançons déjà, ensemble ; vous écoutant, moi parlant ; embarqués dans la même voiture, ou sur le même bateau.
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Et pourtant, à la vérité, où suis-je ? Je suis assis, moi, à ma table, en France, dans ma maison. Tandis que vous, Dieu sait où vous êtes. Vous savez bien, vous, où vous êtes, vous le savez mieux que moi. Vous savez aussi si vous écoutez ou si vous entendez seulement, vaquant peut-être à vos occupations à l’intérieur de votre appartement, et, peut-être, même, poursuivant quelque conversation… BOUM !! À partir d’ici, je feindrai que vous m’écoutez…
Écoutez donc !
Francis Ponge, première page du Savon, in Œuvres complètes (t. II), coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, p. 359-360.
Boris Verberk
23/06/2018
Parmi tous les vertiges qu’entraîne ce texte, celui qui m’intrigue le plus est celui de son adresse. Le texte est si manifestement en train de s’écrire lui-même qu’en découvrir la spécularité ne demande pas de grands efforts. Il y a même quelque chose d’impudique dans cette manière de dévoiler un poème, les doutes et les hésitations de son auteur. Peut-être même un certain narcissisme qui ne plairait pas au lecteur qui ne s’attache qu’au texte, et non à l’auteur. Il y a une grandeur paradoxale dans ce poète aphone et lointain, qui partage ses mots comme on lance une bouteille à la mer. Un geste désespéré dans lequel l’impératif oscille entre l’ordre, le conseil et la prière.
Mais le malaise possible à la lecture est plus grand encore quand on réalise – assez vite – que ce texte ne nous est pas adressé. C’est là un voyeurisme très différent de celui qui donne un certain sel aux récits épistolaires. Il ne s’agit en effet pas simplement de porter à notre connaissance ce qui devait rester secret, et ainsi atteindre une connaissance transgressive qui nous en dira long sur l’intimité, les confessions, la subjectivité… Nous ne découvrons rien ici qui ne soit voué au grand jour. Ce texte sera lu à la radio, il ne s’agit donc pas d’une bouteille à la mer mais d’un document de travail en vue d’une large diffusion. La crainte n’est d’ailleurs pas que les mots devenus parole n’atteignent personne, mais bien qu’ils ne les atteignent pas comme il conviendrait : qu’ils ne soient qu’entendus et non écoutés.
En lui-même, le texte de langue française que nous lisons n’a qu’un destinataire : le traducteur franco-allemand. Il n’est pas attendu du speaker qu’il lise autre chose que le texte traduit, et aucun des auditeurs germanophones n’aura à lire l’introduction du Savonen français. M’imaginer aux côtés du public d’une radio allemande en 1965 demande un effort que je suis incapable de fournir sans quitter le texte. Quelle radio ? Qu’est-ce que c’est que d’être en République Fédérale d’Allemagne dans les années 1960 ? A quoi peut bien ressembler ce texte lu en allemand, langue dont je ne connais rien ? La lecture du texte relèvera de la performance, sans doute pas de la littérature. Et l’art de la performance revendique de ne pouvoir valoir au-delà de son instant présent. Je ne fais pas partie des auditeurs allemands de 1965, leur expérience m’est étrangère. Ne pouvant être du côté du destinataire, l’auteur n’est pas un parti plus accueillant. Il parle tout seul devant tout le monde : l’écart paradoxal est bien trop grand pour que je puisse pleinement m’y retrouver. Les suspensions du texte peuvent aussi bien témoigner d’une détresse hésitante que du soin de l’anticipation scrupuleuse. Il en reste que son enjeu ne me concerne pas, moi, lecteur francophone contemporain. Je peux m’y intéresser, mais il n’empêche que son « je » est surtout un autre pour moi.
Face à un texte moins ambigu, je saurais que faire. Il suffirait de considérer tous les destinataires comme étant fictifs, tout autant que le narrateur. Ma place de spectateur deviendrait alors confortable, et dans ma distance retrouvée je pourrais proposer des interprétations : l’angoisse du poète, l’étrangeté à soi, le motif de la méditation philosophique, ou encore le renversement de la suspension d’incrédulité manifestée dans la feinte de l’écoute du public. Pourtant, tout étrangers que me soient l’auteur, les auditeurs et le speaker, je ne peux pas totalement nier qu’ils ont existé. Non pas comme référents réalistes, mais comme personnes réelles que je ne me sens pas autorisé à considérer comme des fictions pour mon simple confort de lecture. Ils ont existé, et je ne faisais pas partie d’eux. Voilà d’où vient ma douleur en lisant ce texte, et elle se manifeste par ce malaise dont je parlais plus haut. Ici, la littérature déraille, elle ne peut plus s’adresser à tous. Tout me semble à la fois indubitablement réel et radicalement étranger.
Reste alors le traducteur. Le texte n’en fait qu’une mention très elliptique. Pourtant, c’est bien à sa place qu’il nous met : entre les langues, entre les protagonistes, entre les troubles individuels. De lui, je ne suis pas spectateur, je peux lire le texte avec lui. C’est avec ce décalage qu’il devient possible de reprendre la question de l’auteur : qu’adviendra-t-il de ce texte ? Si je ne m’identifie pas à sa demande d’attention, je peux en revanche me projeter dans ce qui restera du texte une fois qu’il sera passé à l’allemand. Mes connaissances de la langue allemande sont nulles, et mon imaginaire linguistique est encombré de stéréotypes xénophobes. Me restent trois choses que je peux partager avec l’auteur, les auditeurs, le speaker et le traducteur.
D’abord il y a cette formule de politesse initiale. Elle pose l’auditeur en égal, inconnu, certes, mais non moins digne de respect quand bien même est-il aussi loin de moi – et dans une autre mesure de Ponge - que peut l’être un Allemand de l’Ouest en 1965. Je me représente le rythme en cinq syllabes que pourrait prendre cette tournure conventionnelle, son ton d’apostrophe serein qui ne présuppose rien d’autre qu’une communauté a minimadans laquelle la parole va pouvoir s’instaurer. Presque une tentative d’horizontalité inclusive (imparfaite, soit, mais la tentative me plait).
Demeure également une affaire de rythme. L’alternance de phrases courtes et longues, la mise en suspens qui crée la surprise d’une nouvelle proposition qui vient relancer le propos, la réécriture de la même phrase qui laisse place aux variations. C’est un lexique musical qu’il me faut convoquer ici, et la comparaison avec l’introduction d’une composition musicale pourrait aller plus loin. Il s’agit de rompre l’habitude des sons, intriguer, provoquer de l’étrangeté, autant que possible la rendre plaisante, faire se dresser l’oreille pour qu’enfin on écoute.
Enfin, il y a ces deux onomatopées. Elles accompagnent le trouble rythmique, jouent le rôle des percussions. Leur amplitude augmente, laissant deviner une distance qui s’amenuise, une imminence. Dans la poursuite de la rupture du rythme qui introduit un moment digne d’attention, elles rappellent également les trois coups du théâtre. Ou bien des tirs de sommation. Le son de la détonation ou de l’explosion, à tout le moins sa hantise, est quelque chose que je peux partager également avec tous. Ce sont ces sons qui requièrent mon attention plus que les mots de Ponge, dont j’aime pourtant suivre la dérangeante méditation.