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Saynète n° 85

 

 

 

Mesdames et Messieurs,

Peut-être allez-vous écouter… Vous avez en tout cas, commencé à entendre… BOUM ! (Écoutez-vous ?) Vous entendez en ce moment les premières lignes d’un texte, … la lecture de la traduction en allemand d’un texte, originellement écrit en français…

Écrit donc, non par moi, speaker allemand, dont vous entendez la voix… mais par l’auteur français, qui vous parle par ma voix.

Lui a écrit ceci.

Ou plutôt – s’il parlait lui-même – et, en réalité, par ma voix, il vous parle lui-même – il vous dirait, il vous dit : Non, je n’ai pas écrit ceci, je l’écris, je suis en train de l’écrire, auditeurs allemands, à votre intention.

Je suis en train d’écrire ces premières lignes. Je n’en suis pas plus loin que vous. Je ne suis pas plus avancé que vous. Nous allons avancer, nous avançons déjà, ensemble ; vous écoutant, moi parlant ; embarqués dans la même voiture, ou sur le même bateau.

*

Et pourtant, à la vérité, où suis-je ? Je suis assis, moi, à ma table, en France, dans ma maison. Tandis que vous, Dieu sait où vous êtes. Vous savez bien, vous, où vous êtes, vous le savez mieux que moi. Vous savez aussi si vous écoutez ou si vous entendez seulement, vaquant peut-être à vos occupations à l’intérieur de votre appartement, et, peut-être, même, poursuivant quelque conversation… BOUM !! À partir d’ici, je feindrai que vous m’écoutez…

Écoutez donc !

Francis Ponge, première page du Savon, in Œuvres complètes (t. II), coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, p. 359-360.

 
 

 

 

 Bénoît Autiquet

23/06/2018

 

 

L’auteur « feint qu’on l’écoute » : c’est un pari qui n’est jamais gagné. Pour de multiples raisons : parce que l’auteur peut s’exprimer dans une autre langue que le lecteur, et ainsi n’être pas compris par lui. Parce que des évènements extérieurs à la communication empêchent qu’elle s’établisse : des bombardements par exemple. Mais aussi, et c’est sans doute ce sur quoi insiste le plus Ponge et ce qui me touche le plus, parce que le lecteur se consacre à des « occupations à l’intérieur de [son] appartement », ou qu’il mène en parallèle de sa lecture ou de son écoute une autre conversation. Autrement dit : la rupture de communication entre le lecteur et l’auteur n’a pas à être tragique, dans les deux sens du mot : grave et irrémédiable. Elle est irrémédiablement présente, puisqu’elle est provoquée par les choses les plus communes ; mais elle peut toujours être surmontée par l’exercice de la parole, du langage, de la poésie ; par l’écriture. D’où l’humour de l’impératif final « écoutez donc ! », qui veut dire tout à la fois « je n’arriverai pas à vous faire écouter » et « peut-être que j’y arriverai ». En rendant presque quotidien le problème de l’incommunicabilité, Ponge peut l’affronter avec le sourire.

Ponge voudrait attirer l’attention de ses lecteurs autour du « savon ». Commentant ce poème, Derrida écrit : « Sur le thème du savon, et la mémoire de l’Allemagne nazie, sur ce dont on fit du savon, il y aurait beaucoup trop à dire... ». Mais cette interprétation me semble être à l’inverse exacte, dans son contenu et dans sa formulation, du propos de Ponge. Rien dans le texte de Ponge, me semble-t-il, ne nous rappelle le savon des camps de concentration. Le savon est au contraire choisi pour son caractère banal, ordinaire, et pour l’espèce d’unanimité que cette banalité peut susciter. Et surtout, à l’inverse de la phrase de Derrida qui souligne par le silence l’horreur des camps (« il y aurait beaucoup trop à dire »), le savon pongien est un savon bavard, ou « volubile », comme l’écrit le poète dans son propre texte ; un objet que le langage poétique se doit d’exprimer. On peut éventuellement juger que Ponge, en oubliant « ce qu’on fit du savon » pendant la guerre, manque un enjeu crucial de la poésie de l’immédiat après-guerre. Pour ma part, je me contenterais de mesurer la distance entre la communauté que dessine la phrase interprétative de Derrida - une communauté regroupée autour d’un indicible traumatique-, et la poétique de Ponge, qui garde confiance dans la capacité du langage à dire les objets du monde, et à constituer une communauté autour d’un accord ontologique sur ces objets. Dans un recueil éloquemment intitulé La rage de l’expression, Ponge écrit : « Étant donné une chose – la plus ordinaire soit-elle – il me semble qu’elle présente toujours quelques qualités vraiment particulières sur lesquelles, si elles étaient clairement et simplement exprimées, il y aurait opinion unanime et constante : ce sont celles que je cherche à dégager. » La poétique de Ponge a pour ambition d’accomplir ce trajet de la particularité à l’ « opinion unanime », de la description à la définition, de l’infinie variation à la clôture du texte.

Son œuvre constitue dès lors un lieu privilégié à partir duquel s’interroger, en littéraire, sur la « déclaration publique de la chose ». Elle est animée tout à la fois par un désir permanent de cette déclaration, et par un affrontement avec ce qui l’empêche. La scène d’énonciation radiophonique qui ouvre le « savon » n’est que l’une des multiples scènes du poème dans lesquelles prend place la description-définition du savon. On trouvera par la suite : un « savon » adressé à Paulhan – qui ne répond pas- et à Camus – qui ne comprend pas les « intentions » de Ponge, un « savon » mis en scène, et jamais joué, un « savon » résumé écrit en 1944, un « savon » définitif écrit en 1946, puis repris quelques années plus tard... Autant dire que ces descriptions-définitions de l’objet qui visent à l’universalité sont toujours ramenées à leur particularité par des circonstances d’énonciation, c’est-à-dire par un moment, par un lieu, et par une adresse précise.

La déclaration de l’universel est donc toujours mise à l’épreuve de son énonciation. La tendance humaine à la « déclaration publique de la chose », soulignée par Bimbenet, toujours travaillée par le fait que l’universel comme discours n’existe pas avant son énonciation, c’est-à-dire qu’il est toujours pris dans un contexte d’écriture (je cite ici Etienne Balibar). On pourrait alors envisager la littérature, du point de vue de l’universel, comme un discours qui exacerbe au plus haut point cette tension, entre la particularité de ce qu’il décrit et du contexte dans lequel il s’énonce d’une part, et l’universel auquel il tente d’atteindre d’autre part. Comme un discours, donc, qui prend en charge un universel qui se propose plus qu’il ne s’impose. Pour conclure, on peut citer Nancy, qui réfléchit dans la Communauté désoeuvrée sur le lien entre la notion d’œuvre et son caractère d’exemplarité : « Si [une œuvre] est œuvre, ou si elle fait œuvre, elle se propose au moins elle-même (sinon en même temps son héros, son auteur, etc.) comme un tracé qui doit bien être exemplaire, à quelque titre que ce soit et si peu que ce soit. Mais à la fin, ce qui répond à l’écriture dans l’œuvre en même temps qu’à la communauté, c’est ce par quoi un tel tracé exemplifie (si c’est encore un exemple…) la limite – le suspens, l’interruption – de sa propre exemplarité. Il donne à entendre (à lire) le retrait de sa singularité, et il communique ceci : que les êtres singuliers ne sont jamais, les uns pour les autres, des figures fondatrices, originaires, des lieux ou des puissances d’identification sans reste. Le désœuvrement a lieu dans la communication du retrait de la singularité sur la limite même où celle-ci se communique exemplaire, sur la limite où elle fait et défait sa propre figure et son propre exemple. »

 

 

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