Saynète n° 88
Durant ces années-là, où je commençais à enseigner dans ma ville natale, je m'étais fait un ami, que la communauté de nos études m'avait rendu très cher, et qui était de mon âge et comme moi dans la fleur de l'adolescence. [...] Je l'avais détourné de la vraie foi à laquelle sa jeunesse ne tenait pas véritablement, ni à fond, pour le jeter dans les pernicieuses superstitions qui faisaient pleurer sur moi ma mère. Déjà sa pensée cheminait dans l'erreur à côté de la mienne et mon cœur ne pouvait plus se passer de lui. Et voici que, poursuivant de près ceux qui fuyaient ainsi devant vous, ô Dieu des vengeances, qui êtes aussi la source des miséricordes, vous qui nous tournez vers vous par d'étranges voies, voici que vous l'enlevâtes de cette vie [...].
Dévoré de fièvre, mon ami gisait depuis longtemps sans connaissance, baigné d'une sueur mortelle. Puisque son cas paraissait désespéré, il fut baptisé à son insu. Je ne m'en formalisai pas, bien persuadé que ce qui resterait fixé dans son âme, c'était les idées que je lui avais inculquées, plutôt que l'opération effectuée sur son corps insensible. Mais il en fut tout autrement. Un mieux se produisit : il parut hors d'affaire. Dès que je pus l'entretenir [...], j'essayai de plaisanter avec lui, pensant qu'il rirait avec moi d'un baptême reçu sans nulle collaboration de pensée ni de sentiment. Il savait déjà qu'il l'avait reçu. Or voici qu'il prit une figure horrifiée, comme devant un ennemi, et avec une soudaine et prodigieuse netteté, il me notifia que si je voulais continuer d'être son ami, je devais cesser de lui tenir de tels propos. Stupéfait et troublé, je contins mon émotion pour lui laisser le temps de reconquérir ses forces : une fois sa santé rétablie, il serait de nouveau en état de se laisser entreprendre par moi comme je voudrais. Mais il fut ravi à mes projets insensés pour être réservé auprès de vous à ma consolation : une rechute fébrile se produisit en mon absence, et quelques jours plus tard il expirait.
Saint Augustin, Les Confessions, IV, 7-8, trad. Pierre de Labriolle.
Pierre-Elie Pichot
06/10/2018
Cet ami reste anonyme, et sa vie sur la scène narrative ne dure que ce que durent les roses (deux pages à peine, c'est peu pour un prétendu alter ego!). Il n'est en réalité que le prétexte à une longue introspection psycho-métaphysique de l'auteur sur le deuil, dont Montaigne se souviendra à propos de La Boétie. Saint Augustin ne fait aucun commentaire sur la plaisanterie malvenue qu'il a « tentée » à propos du baptême catholique qui fut administré de force à son ami enfiévré, ni sur l'étrange et sérieuse indignation avec laquelle lui répond ce dernier.
Mais le sommaire narratif qui précipite l'issue fatale fait de son indignation ses ultima verba, ses derniers mots. Il faut donc leur supposer une profondeur mystique. En vérité, l'ami approuve en conscience le baptème qu'il a reçu inconscient. Augustin est encore aveuglé par les nuages de l'hérésie (ce n'est qu'au livre IX qu'il deviendra catholique à son tour) ; il ne voit pas que la conversion intérieure de son ami aux portes de la mort est un miracle. Il « essaye » d'ironiser sur la pantomime baptismale mais quelque mystérieuse révolte de son ami, venue ab imo pectore (ou ex machina, selon qu'on y accorde crédit ou pas), l'arrête et l'humilie.
N'est-ce donc que cela ?
Pourtant, il semble qu'une lecture exclusivement théologique comme celle que nous venons d'esquisser, quoique possible, et même largement programmée par l'auteur, n'épuise pas tout à fait le détail de la scène. Le portrait de l'auteur en hérétique se complique peut-être d'une attitude envers l'ami malade qui ne correspond pas aux caricatures tertulliennes de l'infidèle. Augustin, « troublé » par cette mésentente soudaine, ne s'entête pas dans l'outrage et préfère « laisser le temps » à leur amitié. Il eût pu réagir autrement ; Quoi ! tu accordes donc quelque prix à cette comédie de béni-oui-ouis, toi que j'ai connu esprit fort, et tu me feras taire quand je me permettrai de ne pas être si naïf que toi ? Ne dit-on pas qu'on peut rire de tout, etc.. Au lieu de cela, le voilà faire preuve de beaucoup de discrétion, dont la source pourrait être : sa pitié pour l'ami malade, sa piété qui sourd déjà sous l'erreur qu'il professe encore, ses doutes intérieurs réveillés par le ton assuré de la réplique qui lui est faite, et/ou, en un mot, sa civilité.
En faveur de cette hypothèse, je lis des indices dans la formule même par laquelle Augustin confesse sa raillerie : « j'essayai de plaisanter avec lui » (temptaui apud illum inridere). Pourquoi Augustin « essaye » de plaisanter et non plaisante simplement ? Parce que l'orgueil hérétique qui croit se moquer de la foi est toujours déçu, et que la bave du crapaud, etc. ? Ou bien aussi parce qu'Augustin a mis dans cette plaisanterie toute la prudence qu'il a pu, incertain (quoi qu'il en dise) des dispositions intérieures de l'ami qu'il dit connaître comme lui-même ? D'ailleurs le traducteur français écrit « plaisanter avec lui », mais on pourrait traduire aussi bien : « plaisanter auprès de lui » car, pour indiquer un interlocuteur, le latin chrétien utilise la préposition apud, plus timide et distante que le cum du latin classique. Tant le christianisme a compliqué la conversation !
Au cinquième livre, décrivant la réaction qu'auront ses lecteurs catholiques devant ses turpitudes, Augustin prédit : « ils se riront de moi doucement et aimablement ». Ce rire des lecteurs modèles est le contraire du rire méprisant qu'Augustin cherche à provoquer chez son ami malade. Les verbes même diffèrent. Augustin décrit le rire des catholiques par le simple ridere alors que sa raillerie à lui est qualifiée par le composé inridere. Ridere est plus faible ; il peut signifier simplement sourire, ou bien (admirable transitionnalité!) se rire de quelqu'un ou prêter soi-même à rire : les deux sens opposés sont attestés chez Cicéron. Mais inridere, lui, est agressivement univoque : il signifie « se moquer », et appelle nécessairement un complément à l'accusatif.
Et voilà que la formule « j'essayai de plaisanter avec lui » se complique une dernière fois, car Augustin ne donne aucun complément à inridere, employé absolument. De qui se moque-t-on ? De personne, et là réside (j'aime à le penser) la civilité de la moquerie de saint Augustin. Confession dans la confession, il avoue à demi-verbes une faute de grammaire, mais – felix culpa – ce langage prudent ménage miraculeusement une place à l'amitié dans l'inimitié, – à la vérité dans l'erreur, – au sourire dans le rire.