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Saynète n° 86
Mesdames et Messieurs,
Peut-être allez-vous écouter… Vous avez en tout cas, commencé à entendre… BOUM ! (Écoutez-vous ?) Vous entendez en ce moment les premières lignes d’un texte, … la lecture de la traduction en allemand d’un texte, originellement écrit en français…
Écrit donc, non par moi, speaker allemand, dont vous entendez la voix… mais par l’auteur français, qui vous parle par ma voix.
Lui a écrit ceci.
Ou plutôt – s’il parlait lui-même – et, en réalité, par ma voix, il vous parle lui-même – il vous dirait, il vous dit : Non, je n’ai pas écrit ceci, je l’écris, je suis en train de l’écrire, auditeurs allemands, à votre intention.
Je suis en train d’écrire ces premières lignes. Je n’en suis pas plus loin que vous. Je ne suis pas plus avancé que vous. Nous allons avancer, nous avançons déjà, ensemble ; vous écoutant, moi parlant ; embarqués dans la même voiture, ou sur le même bateau.
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Et pourtant, à la vérité, où suis-je ? Je suis assis, moi, à ma table, en France, dans ma maison. Tandis que vous, Dieu sait où vous êtes. Vous savez bien, vous, où vous êtes, vous le savez mieux que moi. Vous savez aussi si vous écoutez ou si vous entendez seulement, vaquant peut-être à vos occupations à l’intérieur de votre appartement, et, peut-être, même, poursuivant quelque conversation… BOUM !! À partir d’ici, je feindrai que vous m’écoutez…
Écoutez donc !
Francis Ponge, première page du Savon, in Œuvres complètes (t. II), coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, p. 359-360.
Éva Avian
23/06/2018
Le Savon réunit des textes dont Ponge entreprend la rédaction pendant la guerre et qu’il reprend plus de vingt ans après, à destination de la radio allemande. À la page qui précède cet extrait, dans l’édition de la Pléiade, le lecteur est ainsi prié par l’auteur de se doter d’« oreilles allemandes ».
Je connais peu l’œuvre de Ponge et me lance à peu près sans compétences face à ce texte, non sans le plaisir qui accompagne, d’après l’expression de Jean Kaempfer[1], le surgissement du « passage-à-analyser » au cœur d’un quotidien hasardeux (en l’occurrence : crachin normand, mer d’encre derrière l’écran).
Or, j’aimerais précisément expliquer pourquoi j’ai peu de plaisir à le lire et à le commenter, malgré la courtoisie, la délicatesse de son adresse, en me demandant si cela est lié aux circonstances particulières de sa rédaction (ou diffusion), à son statut de seuil ou à ce que ce seuil donne à expérimenter de la scène de l’interlocution littéraire.
L’injonction finale me semble concentrer toute la question du texte, celle de la « relation d’écriture », dans son urgence et sa précarité. « Écoutez-donc ! » : j’entends la voix du bonimenteur, qui crie « Approchez, approchez, Mesdames et Messieurs », qui cherche à capter mon attention et promet merveille (au risque d’ensuite me décevoir, ce qui n’ôte rien au plaisir d’entrer sous le chapiteau), mais aussi un ordre, qui signalerait ce qui précède comme un échec : « Peut-être allez-vous écouter… », le dialogue n’a pas pris et chacun est retourné à ses occupations, renvoyant le texte au soliloque, au brouhaha brouillé d’une radio qu’on a oublié d’éteindre. J’entends enfin la supplique, la prière du solitaire, que l’on perçoit dans l’insistance sur la différence entre « écouter » et « entendre » et qui rappelle qu’écrire, c’est toujours supplier l’autre de lire et « feindre », en écrivant, qu’il est déjà présent – j’y reviendrai.
Ici, en effet, l’adresse se complique singulièrement et prend à son compte le risque que court toute « rencontre à contretemps »[2]. Du fait de la première destination du texte, la radio, de ses destinataires, les « auditeurs allemands », dont je ne suis pas, de la temporalité au moins double que rappellent, peut-être, les « BOUM !! » des bombardements, du trouble dans l’identité de celui qui parle, l’auteur, le speaker allemand, enfin, du fait de la langue elle-même, « traduction en allemand d’un texte, originellement écrit en français… ». Ce texte, je le reçois en français et pourtant, je continue de chercher, comme de sentirl’allemand dans ma langue maternelle. Or, cette langue étrangère, je ne la trouve pas où elle m’était signifiée mais dans un mot d’origine anglaise, « speaker », dont je connais le sens mais qui me semble être à peu près tombé en désuétude - et là, c’est le « contexte » qui se rappelle à moi. Que la relation puisse tourner court, l’auteur le confirme d’ailleurs dans le dernier paragraphe.
Je ne crois pas que ces éléments compromettent le partage de ce texte. La voix muette qui accompagne chacune de mes lectures silencieuses prend sans mal le relai de celle duspeaker et de l’auteur, comme elle a l’habitude de le faire. Auditeur allemand, je peux l’être, de la même façon que je suis le « je » qui adresse ces mots, en France, dans ma maison, ou dans l’appartement des auditeurs allemands. Que l’on s’adresse directement à moi, comme je n’aime pas tellement que les comédiens le fassent depuis la scène, ne me gêne pourtant pas sous les espèces de « l’hypocrite lecteur ». Enfin, ce texte est particulièrement accueillant, prend sans relâche en compte la présence de l’autre, s’énonce non seulement à son « attention » mais à son « intention », dessine une communauté et comme l’équipage de l’humanité : « embarqués dans la même voiture, ou sur le même bateau ».
Quant à la langue étrangère, elle est, en tremblant à la surface du texte, celle qui me le désigne comme « littéraire ». Il y a bien là quelque chose qui « demande à être mis en phrase », à être entendu sans être épuisé, et qui dessine cette « civilité » singulière qui est celle de l’écriture[3].
Pourtant, mes réticences demeurent. Je peine à relire ce texte, à me concentrer, et éprouve quelque honte à opposer de la résistance à sa tendresse et à sa malice.
C’est peut-être que sa dimension « méta-textuelle », de quasi commentaire, fatigue mes réflexes de professeur. J’éprouve, de plus, la même légère lassitude que face aux figures d’auteurs qui, en exhibant leur liberté, me semblent toujours me priver quelque peu de la mienne, même lorsqu’ils m’invitent à refermer le livre, à l’ouvrir en tous sens, à en changer des bouts (à poursuivre « quelque conversation »), et me réassignent une place : celle de dupe, dont on dessille le regard. Son mouvement déceptif, je n’en ai pas besoin pour sentir, à même l’expérience qu’il propose, que ma solitude et celle de l’auteur font pleinement partie de la relation qui s’instaure.
Ce qui compromet mon plaisir, c’est, en fait, paradoxalement, le soin que prend le texte à prévenir ce qui pourrait compromettre sa réception. S’il y a civilité « oblique » de la littérature, j’aime à l’éprouver sans qu’on la désigne à mon attention. Je « feindrai » que l’on s’adresse à moi, mais je ne veux pas qu’on me le souffle. Que personne ne révèle sa place, afin qu’il me soit permis de jouer avec – mais sans le dire.
[1] Jean Kaempfer, « Brève halte avant l’explication de texte », in Marcel Burger, sous la dir., Langues et littérature pour l’enseignement du français en Suisse romande : problèmes et perspectives, pp. 43-44. Cité par Jérôme David dans « Fatiguer l’herméneutique. (Pour Jean Kaempfer) », sur le site de Transitions. http://www.mouvement-transitions.fr/index.php/intensites/le-contresens/sommaire-des-articles-deja-publies/909-n-15-j-david-fatiguer-l-hermeneutique-pour-jean-kaempfer
[2] Gérald Sfez, « Civilité et littérarité dans l’œuvre de J.-F. Lyotard ». Gérald Sfez y analyse « l’asymétrie ou (…) dissymétrie entre l’auteur et son lecteur », notamment due à la « suspension de toute contemporanéité de l’échange », dont il résulte que chacun « s’adresse à l’autre en effigie et selon un rendez-vous manqué ». Sur le site de Transitions : http://www.mouvement-transitions.fr/index.php/litterarite/articles/n-2-g-sfez-civilite-et-litterarite-dans-l-oeuvre-de-j-f-lyotard
[3] Gérald Sfez, « Civilité et littérarité dans l’œuvre de J.-F. Lyotard ».