Sablier n° 5.7
Emma Binet
06/06/2020
Toute mon enfance a été familière des protocoles et gestes barrières à respecter. En mars 2020, lorsque Emmanuel Macron annonce la crise sanitaire dans laquelle la France va être plongée, c’est à ma mère que je pense en premier, ma mère qui a des TOC(s), des « troubles obsessionnels compulsifs ».
Les précautions prises avec le Covid 19 parasitent son quotidien à elle depuis longtemps. Ses gestes sont en deçà du visible. Ce sont d’infra-gestes que personne ne discerne sauf moi, comme un chat qui voit dans le noir. Mon œil est éduqué à les révéler: un coup de lingette dans la poche après avoir ouvert une porte, une anse de sac habilement accrochée à un dossier pour que ça ne frotte pas par terre, une épaule qui se raidit parce que l’aile d’un pigeon a volé trop près. Ils m’apparaissent en relief comme des stéréogrammes.
Elle me raconte au téléphone, dépitée, l’épisode de la tarte aux fraises que lui a déposé Roméo sur le pas de la porte, le petit voisin qui a fêté ses six ans. Il faudrait expliquer à Romeo, Hélas pauvre Roméo !, que les précautions qu’il a prises ne sont pas les bonnes, que son petit doigt a frôlé la moquette en posant l’assiette, que le sopalin a un bout corné… Ma mère l’a éconduit prétextant une allergie aux fraises et elle conclut, lucide, que « c’est le geste qui compte », pourtant.
Le repli est à l’ordre du jour mais la peine est double pour elle : ses gestes interféraient déjà avec le social, que le confinement met encore plus à mal. « Ça ne s’arrange pas » répète-t-elle, et j’entends que le geste ne se range pas, ne s’ordonne pas. Le geste irrépressible débouche sur d’autres gestes. Inépuisablement, le geste en engendre d’autres, se compartimente. Comme la mérule, il s’infiltre partout pour empoisonner son quotidien. J’en perçois certaines des ramifications, comme un coucher chaque jour plus tardif, une vaisselle en équilibre, une garde-robe réduite. Le geste est rincé, usé jusqu’à la corde.
Pourtant, aujourd’hui, les gestes de ma mère sont devenus les miens. Ils ont été engloutis par les consignes sanitaires et ne m’apparaissent plus si extraordinaires. Je me lave les mains jusqu’à avoir les mêmes crevasses. Le geste prend toute la place. Je vois désormais les traces invisibles d’un virus, le sillage d’une chaussette et les empreintes des courses fraiches.
Je lui dis au téléphone que je la comprends, et je joins le geste à la parole en attrapant une lingette.