Sablier n° 6.4.
Augustin Leroy
10/05/2020
Sortir de quoi, d’où, vers où, pour où, pourquoi ?
Le temps se serait arrêté, avec lui la pression du futur à gagner, à défendre, corps et âme. Ne plus essayer de vivre comme un humain.
Sortir une heure, c’était passer une heure comme si le temps pouvait se propager dans l’espace, reprendre son cours le temps d’une promenade avant de retourner à sa coupure, à son premier balbutiement, encore et encore, temps monotone, monocorde, sans crainte de variation ni d’altération. Un effort de réduction, la vie minimale, parasite, semblable à celle des lions en cage qui regardent sans émotion les grimaces des passants du zoo. Sauf que le lion a été mis en cage, moi je m’y jette, et récemment, la cage est devenue le moyen de garder la vie sauve.
Plus d’attente, plus de retard, plus de « pas à l’heure ». Pas même un corridor ou une ligne droite, simplement un point, un point du temps où je me loge quand je m’endors dans tes bras et que le reste ne compte plus, ne se raconte plus, qu’il n’y a plus d’extérieurs intempestifs, de menaces, d’interruptions de ces affreux autres qui viennent creuser la porte de mon ventre, t’arracher à moi, m’arracher à moi, au ventre de la baleine, où il fut jeté sans avoir rien demandé. D’ailleurs, le voilà qui refuse de sortir. C’est que dehors, il y a les remous, les bateaux, le travail du bois qui réclame de la sueur, de la dépense et de l’énergie. Je n’ai pas envie d’avoir envie de sortir du ventre de la baleine et Pinocchio peut faire son cinéma, il ira sans son papa.
S’il a pu prendre du plaisir à sortir une heure, ça a été avec la certitude de retourner dans sa cellule sous-marine. L’enfer d’en sortir, il lui faudrait prendre la vie en charge, avoir des perspectives d’avenir, s’engluer dans le réel.
Il aime son temps encagé comme un doux séjour en prison, au point que le moment de sortir devient terrifiant. Qu’il est dur de quitter « le paradis clair d’une chambre d’hôpital », hein Jim...
Sauf si c’est pendant une heure, où il est délicieux de savoir que le monde n’est qu’une vague abstraction où d’autres êtres sortent une heure et se fondent dans la masse opaque du temps, mélasse épaisse, « fromage lent », dirait Michaux, sauf qu’il y aurait déjà du temps dans la lenteur.
Il ne lit plus de livres depuis que les aiguilles du temps ont arrêté de tourner, il se regarde et joue à énoncer des phrases comme « je sens que je peux quitter peu à peu le contact avec cela qui peuple le monde, le traverse, lui donne chair, supplice, joie, parfum ».
La paix s’installe. L’ultime point du « fading », vivre là comme étant hors du monde, chez moi, dans la rue, dans les rêves, tout pareil, c’est partout « anywhere out of the world ». L’âme est muette, le cœur sourd, le regard aveugle. Il n’aurait plus jamais peur, sauf une légère inquiétude au moment de la dernière sortie, par la fenêtre et par grand vent. Zouift.
Il se dit qu’il pourrait faire preuve de bonne volonté, hurler son angoisse un bon coup et dire, en conclusion, que le ventre de la baleine est l’antichambre du suicide et qu’au fond, il y a encore de l’espoir. Il le dira, peut-être, dans les prochains jours, mois, années, s’ils ont lieu. Pas aujourd’hui.