Sablier n° 8.3

 

Vie de famille n°8.3.
 

Virginie Huguenin

10/05/2020

 

La vie de famille – je parle de la famille élargie, celle des grandes tablées, des déjeuners du dimanche et des repas de Noël - m'a toujours été pesante.

C'est l'inconfort de ne me sentir jamais à ma place, de n’en avoir pas vraiment une seule non plus, mais plusieurs. Dans ma famille, ceux qui devaient m'introduire ne sont plus depuis longtemps. Avec les années, l'ensemble a pris un tour claudiquant. Et s'est joint à ce boitement l'impératif de faire comme si de rien n’était, comme s’il était normal d'avoir perdu si tôt ses deux parents et que, subrepticement, je prenne sa place, à elle, la disparue irremplaçable. Quand les langues fourchent pour me donner son prénom, c'est pire. L'imposture se fait hurlante. Et c’est plus fort que moi : j’ai honte.

Les années qui ont précédé mon mariage m'ont fait vivre ce que peut-être d’autres belles-filles éprouvent quand elles arrivent dans un foyer pour prendre un fils. Mais pour moi la même rengaine recommençait : que viens-tu faire ici ? Tu n'es pas à ta place. Le mariage n'est pas magique. Aujourd’hui encore, au sein de ma belle-famille, j'ai du mal à me sentir légitime et la moindre parole un peu haute me fait chercher la morte.

Quand, au début du confinement, chacun tentait d'apprivoiser la brutalité nouvelle de l’isolement et de la séparation d'avec les siens, je m’en suis trouvée pour ma part soulagée. Je vivais recluse avec celui que j’aime et c’était un bonheur obligatoire dont je n’étais pas coupable. J’ai retrouvé la paix du temps où ma grand-mère me plaçait près d’elle : « Regarde, ma petite-fille… ». La cuisine, le tricot, la couture. Les caresses. Les paroles brèves et justes et le silence ponctué du chant des oiseaux.

Seulement, quand pour rompre la solitude on nous propose un « moment en famille », un de ces appels vidéo, à cinq, neuf ou treize, de nouveau se pose la question de la place : celle, très pragmatique, de l'image de l'autre sur l'écran de l’ordinateur et de la mienne qui ne s'affiche pas. De mon tour de parole qui ne vient pas. De moi, muette, invisible mais néanmoins bien là. Et de l’impossibilité qui m’est faite alors de dire les odeurs de pain chaud, les pépins qui germent, cette complicité sans paroles ou presque entre lui et moi – sa présence qui comble tout. Et de l’impossibilité qui m’est faite de dire mon bonheur, doux comme de la laine.

De dire mon bonheur, doux comme de la laine.

 

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