Sablier n° 6.3.
Hélène Merlin-Kajman
04/05/2020
Chaque fois que je sors dans ma rue, j’aperçois au loin un bus qui passe. Ce simple signe de vie familier me réconforte immédiatement. S’il circule, c’est donc que des voyageurs sont dedans, des gens venus de plus loin que le périmètre de ma sortie autorisée. Moi aussi, au fond, je pourrais sauter dans un 38 par exemple, qui m’amènerait à l’autre bout de Paris chez des amis chers. Ou dans le 91 qui maintenant dessert toutes les gares : je pourrais attraper un train, rejoindre tel ou tel membre de ma famille au Nord, à l’Est, à l’Ouest...
Partout, les stations de métro sont ouvertes. A chaque fois cela me surprend, sans doute à cause du contraste avec la longue période de grève précédente qui m’avait habituée au spectacle des grilles fermées. Etrange chiasme des apparences. En surface régnait un chaos de gens et de véhicules. Aujourd’hui, tout est calme, silencieux, presque endormi. En croisant les passants, je me demande comment inventer un sourire derrière un masque. Je voudrais pouvoir recommencer à presser le pas dans la rue pour attraper vraiment ce bus qui passe, plonger en toute hâte dans cette bouche de métro. Mais j’aime assez cette ville au ralenti.
Dans ma rue, des livreurs passent en mobylette. Ils s’arrêtent, sortent leur portable. Ils ont souvent le même geste de lever les yeux comme pour repérer aussi leur client à la fenêtre. Certains font le code de l’immeuble et poussent le porche. Le plus souvent, c’est plutôt quelqu’un qui sort, un homme généralement, et qui prend le paquet déposé par le livreur sur le trottoir après un bref échange d’accord.
Un jour, j’assiste à une altercation violente sous un porche entrouvert, entre deux jeunes gens masqués que j’identifie comme habitant l’immeuble, et un troisième. Il hurle des phrases que je comprends mal, il est question de trente heures, trente heures qu’il cherche, un truc comme ça. Les deux jeunes le prennent de très haut et hurlent aussi, mais je les entends moins bien à cause de leurs masques. Peu probable qu’il s’agisse d’une livraison de courses ou de repas.
Place de la République, des clochards marchent, chaotiques. Des enfants poussent leurs trottinettes et des ados font du skate. Des passants traversent la place. Devant le MacDo, il y a une sorte de petite foule qui réussit à respecter le mètre de distance entre chacun ; et des livreurs entrent et sortent dans un mouvement incessant.
Et plus loin, des jeunes à mobylette, livreurs ou non, noirs pour la plupart, certains avec un masque mais la plupart non, forment des groupes qui attendent je ne sais trop quoi en échangeant parfois quelques mots sans que rien de leur visage ne s’anime.
Dans les rues commerçantes, ce sont de tout autres habitants du quartier qui forment des queues distendues devant des commerces d’alimentation chics.
Du côté de Réaumur-Sébastopol, les marronniers roses sont en fleurs.
Paris, décidément, ressemble à la ville de mon enfance le dimanche. Je n’aimais pas les terrasses des cafés. Les corps détendus, les regards m’angoissaient. Je n’avais pas de place dans ce quartier bourgeois. Mais pendant des rues et des rues, nul café, nulle terrasse, nul commerce. Peu de piétons, peu de voitures. Et des bus, au loin, qui passaient. Et des marronniers en fleurs…