Sablier n° 6.2.

 

Sortie d'une heure n°6.2.
 

Charlotte Taïeb

04/05/2020

 

Poupée de chiffon, je ne me tiens plus.

Les muscles ont fondu. Le corps a changé. Il s'est ramolli.

A force de faire des efforts surhumains pour tenir, enfermée ici sans devenir dingue, sans me mettre à hurler pour un oui ou pour un non, je suis comme anéantie.

Je me suis absentée.

A force de rester confinée dans cette maison, avec les petits, le ménage, la cuisine, la vaisselle, les lessives, les peines des uns et des autres, l’anxiété de mes enfants et de mes élèves, je suis « hors de moi ».

Je ne sais pas trop comment c'est arrivé en même temps que cette interdiction de sortir.

Quelque chose comme de la solidarité envers mon frère qui, lui, allait au « front » chaque jour à l'hôpital. Partout était écrit : « restez chez vous, aidez-nous », « restez chez vous, sauvez des vies ». Et le Président de la République qui parle de « guerre »...

Messages martelés qui se sont insidieusement imprimés en moi.

Sortir est interdit.

Je suis donc très peu sortie. Si peu qu'autour de moi, on s'en est inquiété, on m'a incitée à le faire.

Mais sortir est triste, sortir n'a plus de charme, sortir n'est plus une joie, sortir est presque inquiétant.

« Je ne suis pas un chien » m'a dit Théo un jour du haut de ses 7 ans, révolté lui aussi par ce nouveau concept de la petite sortie autorisée chaque jour. Il a bien raison, on nous sort comme des chiens qui doivent faire leur promenade, leurs besoins.

Tour absurde du pâté de maison.

Longer les parcs comme un voleur.

Se retenir de pleurer devant ces arbres en cage que l'on n'a plus le droit de toucher.

Croiser des gens masqués, muselés.

Essayer de sourire quand même pour voir.

Voir s'il y en a qui répondent ou si nous sommes définitivement en train de muter en une autre race.

Mon corps est las.

Je le promène comme on promène son chien mais c'est un vieux chien fatigué qui a grossi, qui traîne la patte.

J'ai la tête qui tourne au bout de quelques mètres. L'air du dehors m'étourdit.

Aujourd’hui, je me suis forcée à marcher.

Chaque pas m'a coûté. Les reins, le dos, les cervicales, la jambe, les nerfs, tout était endolori.

Il a plu. Il faisait froid et gris. Il y avait peu de monde. J'ai préféré.

je me suis inventée des objectifs : aller chercher des BD à Avron pour mon grand, traverser la grande place de la Nation reverdie, aller saluer sous son balcon mon vieil et cher ami de 82 ans et Charonne pour faire la surprise de rentrer à la maison avec des pizzas. A la fin, cela fait bien une heure de marche, ça.

J'ai marché pour marcher, pour forcer mon corps à se préparer au 11 mai. A la vie qui va reprendre.

Pour le sortir de sa nouvelle débilité.

 

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