Sablier n° 3.7.
Augustin Leroy
12/04/2020
La corde de ré de ma guitare a sauté sans crier gare. Ça arrive, pas la première fois. Sauf qu’en ce moment, pas possible d’en racheter. Je la regarde fixement. Dans Hercule, ce dessin animé nullissime de Disney, les Parques coupent à l’aide d’un ciseau rouillé les fils de la vie. Je me rappelle le cri strident d’une morte dont l’âme descend aux enfers après que les trois sorcières ont coupé, comme ça, sans raison, sa vie.
Non, je ne dis pas que ma corde cassée représente une vie coupée. Je suis en colère contre ma guitare, qui me rappelle que je ne peux pas sortir faire ce que j’ai envie de faire, qu’il y a des gens qui meurent et que même les objets censés me donner du plaisir me causent du désarroi. Que Disney, c’est nul.
Ma guitare, aussi, c’est la possibilité de m’occuper avec moi-même, d’habiter ma solitude. Je n’arrive pas à lire, j’écris peu, le temps a perdu sa saveur, ses aspérités, son rythme, au point que, pour aller acheter du pain, je fais l’élégant. Se rendre présentable pour l’en-dehors est devenu vaguement un plaisir qui m’évite (relativement) de passer ma journée au lit. Lutter contre le sentiment que la vie pourrait passer sans histoire, indifférente, qu’il suffit d’un écran, d’un pyjama et d’un paquet de bonbons pour se couler dans l’oubli. Attendre que ça passe, que le temps passe.
La semaine dernière, j’avais le sentiment qu’un animal grandissait dans ma poitrine. Je fume, je tousse, ça fait longtemps mais le petit sifflement sous ma peau m’a réveillé une nuit, ce vieux compagnon dont je me dis qu’il me tuera un jour, aujourd’hui se fait pressant, inquiétant. Un familier s’ensauvage.
Tout de suite, chercher à bondir hors de soi, en se décentrant de soi-même, en quittant la petite lorgnette par laquelle je regarde mon monde. Oublier le petit roi de son petit moi, laisser du souffle revenir dans l’asphyxie galopante, jouer de la guitare, avec la belle voix de M, qui chantonne dans la nuit. Nuit, jour, même ces deux repères me paraissent absurdes. J’ai d’ailleurs vécu mon week-end en dormant de jour. Si je jouais un peu de guitare…
Schjjdoiiiinng
Ce sera sans le ré. Il m’en reste cinq, en sachant que le ré est central. C’est un peu comme avoir des verbes à disposition mais se sentir incapable de les conjuguer. Vie infinitive, sans personne.
Au moins, le dernier son d’une corde qui rend l’âme est un peu rigolo. Pas comme la voix dans Hercule. Pas comme les sirènes. Pas comme la mort. Cette corde, elle m’agace, mais au moins, elle est là, avec son air de rien, ses sons ridicules. Je m’en souviendrai. Pas comme mes rêves.
D’ailleurs, en ce moment, je ne rêve pas. Mais un jour, je rêverai peut-être d’une corde de guitare qui se casse.
Schjjdoiiiinng