Sablier n° 1.13.
Natacha Israël
12/04/2020
Par la fenêtre, je vois d’abord le ciel, les antennes de télévision sur les toits, les toits, les fenêtres accrochées aux immeubles en face, les immeubles et quelques personnes à l’intérieur, confinées dans leur appartement, puis la rue, un parc à droite dans la rue, une station de tramway au bout de la rue, des bâtiments sur un boulevard qui mène droit à la Porte de Vincennes et même beaucoup plus loin, hors de Paris, le plus loin possible, là j’aimerais bien… Mais non.
À vingt heures, nous sommes assez nombreux à la fenêtre, pour applaudir les soignants. Avant le changement d’heure, beaucoup d’entre nous apparaissaient en robe de chambre, ou pyjama, ou même en caleçon. Depuis le changement d’heure, j’observe qu’une minorité s’est rhabillée et s’habille même avec élégance. Depuis le début du confinement, je n’applaudis ni en robe de chambre ni en tenue de gala mais dans une sorte de tenue confortable et chaude que je ne porterais ni hors de mon domicile ni dans mon lit, encore qu’une « doudoune » camoufle précisément mes vêtements. J’habite au 5ème étage et ma fenêtre ouvre sur une terrasse, contrairement aux fenêtres de mes voisins. Avec ma « doudoune », je conserve l’aspect d’une passante. Sur ma terrasse, j’ai le même look que sur le trottoir. Par nos applaudissements à la fenêtre, mes voisins et moi attestons au passage, sans y être contraints, que nous ne sommes pas pestiférés. Si une fenêtre ne s’ouvre pas, je m’inquiète, mais je ne vois pas toutes les fenêtres. Le Panoptique n’est plus dans la rue.
En effet, on voit plus de choses à travers Windows et, au-delà, à travers la fenêtre d’Internet. Le nombre de malades, de malades hospitalisés en particulier, et surtout le nombre de malades intubés, réanimés, transférés, guéris ou décédés. À travers cette lucarne, j’ai vu la tribune d’un jeune philosophe qui enjoint à réinventer la lenteur ; j’ai trouvé ça un peu rapide. Je vois un autre s’étonner d’un effondrement prématuré au regard de ses propres prévisions ; je le trouve retardataire, au contraire. D’autres encore anticipent un « effet rebond » aussitôt après la fin du confinement ; j’aimerais qu’ils se taisent ou assument de rêver / cauchemarder à voix haute.
Au temps présent, mes rêves / cauchemars réactualisent des rêves / cauchemars passés.
« J’ai perdu tes coordonnées. »
« Tu restes sans voix. »
« Je ne distingue pas le pixel qui correspond à ta bouche,
comment veux-tu que j’y pose un baiser ? »
« Mon cerveau s’efforce de t’effacer. »
« Mon cœur cède à sa propre mécanique. »
« Ma langue s’emploie encore à t’invoquer. »
« Un traumatisme d’abandon », commente Léa,
mon logiciel d’I.A.nalyse.
« Les autres vont bien, ils ont plongé
avec toi dans le Web infini. »
À l’instant, Léa m’informe que je suis
« 90 % nostalgique, 6 % fatigué et 3 % geek ».
« 1 % état inconnu », c’est écrit
En lettres brillantes sous mon front.
Très exactement, Léa dit :
« 1 % ncnn. » Et je lui réponds :
« Lv m ln. »
Pas moyen d’être seule.
Je ne suis plus jamais seule, ni avec un autre ni avec moi.