Sablier n°1.7.
Pierre-Elie Pichot
31/03/2020
De là-haut, j’aperçois un vieux monsieur, cheveux blancs dégarnis et masque blanc, qui s’approche de mon immeuble en traversant la rue. Il a le pas lent et j’imagine qu’il supporte péniblement les circonstances : cependant, impossible de s’assurer que cette lenteur ne serait pas plutôt, au fond, une sorte de dignité calme.
Mais voilà qu’un jeune homme, cheveux noirs en bataille, la trentaine peut-être (difficile à dire de mon quatrième étage), part de mon immeuble pour traverser la rue, au même passage piéton exactement. Il a le pas vif, il ne porte pas de masque. D’instinct – car c’est un instinct désormais, peut-être trop vite acquis et dont je pressens qu’il sera difficile de se défaire – je m’inquiète : au vu de sa trajectoire, ce jeune fou est bien parti pour serrer de près le vénérable promeneur qu’il croise. Non pas qu’il risque la bousculade, loin de là, mais enfin il n’est nullement en chemin pour respecter le geste-barrière de garder vis-à-vis de nos congénères un mètre de distance.
Je vous rassure : à peine entamé le passage clouté, le jeune homme lève le nez et s’aperçoit qu’il n’est pas seul au milieu de l’avenue d’ailleurs assez déserte. Il marque alors un solide virage, tandis qu’en face le piéton qui s’approche consent un pas de côté. Leurs efforts conjugués dessinent dans le vide la séparation recommandée par le gouvernement.
Soulagé, j’allais quitter cette saynète des yeux : quand tout à coup, le vieil homme s’arrête, se retourne, lève la main et agite un papier plié (attestation dérogatoire?) en direction du piéton qui s’éloigne. Je suis trop loin pour entendre, mais je comprends qu’il joint la parole au geste, car l’autre se retourne, regarde, et fait un signe de la main en retour. Je comprends un peu tard qu’ils se disent bonjour : j’avais cru un instant que le vieil homme lui faisait un reproche.
D’une rive à l’autre du passage clouté, une conversation s’engage dont je n’entends rien, mais que je devine chaleureuse, parce que le jeune parle avec les mains, à l’italienne. Pour une raison ou une autre, je détourne le regard à ce moment de la scène : lorsque j’y reviens, une petite minute plus tard, le vieil homme a retraversé la rue dans l’autre sens, pour discuter plus aisément.
Ces temps-ci, comme beaucoup de gens (et comme vous, peut-être), j’ai régulièrement sermonné mes proches lorsque j’apprenais qu’ils avaient pris quelques libertés avec les consignes sanitaires. Mais enfin, tu ne vas quand même pas dépouiller les urnes, avec ton asthme !… Certes, l’insouciance continue de me réjouir ; ces passants de la promenade des Anglais ou du marché de Saint-Denis qu’a trop séduits l’arrivée du printemps, loin de les blâmer, je suis heureux de leur existence. Mais dans huit jours, certains seront malades, et tous n’en reviendront pas. Alors en attendant, j’aimerais être, alternativement, l’un et l’autre de mes deux prudents passants : celui qui plaint calmement la dangerosité de cette période de transition, et l’autre également, celui qui, avec entrain quoique dans une relative opacité, s’adapte aussi promptement que possible à ce qu’il sera peut-être un jour tenté d’appeler le début de son destin.