Sablier n°3.13.
Michelle Rosellini
04/04/2020
La pièce où je vis et travaille n’a qu’une fenêtre. Petite mais généreuse en lumière du fait de son élévation et de son orientation au sud. Aussi ai-je placé ma table de travail juste devant. Ordinairement fermée, elle n’invite guère à regarder au-delà. Son double vitrage atténue le vacarme et les émanations des voitures bloquées dans cette illusoire voie de contournement et le store de coton blanc filtre la clarté du soleil trop vive au milieu du jour.
Tel était du moins l’état de ma relation à ma fenêtre avant le 15 mars. Le confinement m’a incitée à l’ouvrir en grand pour faire entrer l’air assaini par l’arrêt de la circulation et les rayons d’un soleil qu’on imagine volontiers destructeur de miasmes. J’ai alors constaté que de ma fenêtre je pouvais voir loin, et beaucoup.
Si je m’installe dans sa partie droite où est posé l’ordinateur, je vois une succession de toits, à peine interrompue par la scansion des rues étroites. En me déplaçant légèrement sur la gauche, je vois ma rue, exactement dans l’axe de mon immeuble devant lequel elle tourne à angle droit pour rejoindre la rue parallèle. Par-delà la trouée infligée à l’ancienne rue Mercière par la tentative de démolition des années 60, je peux la suivre assez loin, sur deux cents mètres environ, jusqu’au point où son tracé s’incurve sur la gauche pour rejoindre la place des Jacobins. Sa partie préservée, étroite entre les façades médiévales, est désormais occupée par des bouchons installés dans les anciennes officines des imprimeurs-libraires. J’éprouve ordinairement quelque répugnance à y passer, non pas seulement pour la difficulté d’avancer parmi la foule des promeneurs en quête d’une bonne table, mais à cause du pénible sentiment de dégradation en espace pittoresque pour touristes d’un lieu voué jadis à une noble industrie. C’est donc avec soulagement que de ma fenêtre aujourd’hui j’aperçois les pavés usés de la voie piétonne désertée. Je la perds ensuite de vue, mais je distingue au loin la percée de la place Bellecour, où elle conduit presque en droite ligne, et le double dôme de l’Hôtel-Dieu sur la rive droite du Rhône.
Ce vaste espace rendu visible par le vide et le silence m’a d’abord enchantée. L’émerveillement était partagé sans doute. J’en ai eu confirmation en découvrant sur le site du Progrès une vidéo filmée par un drone afin d’offrir aux Lyonnais confinés une vue aérienne des beautés de leur ville. La vision panoramique des lieux dont je ne faisais que deviner le vide depuis ma fenêtre m’a glacée. Elle éveillait un imaginaire de science-fiction : une ville privée de ses habitants par quelque attaque chimique ou bactériologique. J’ai alors compris que de ma fenêtre je ne voyais rien d’autre qu’une projection de mes rêveries de citadine en mal d’utopie. L’écran de l’ordinateur était une autre fenêtre, fertile en images et en pensées, ouverte certes sur un monde possiblement terrifiant, mais disponible aux échanges avec les autres dont la disparition serait un cauchemar.