Adage n°8. : Quand on aime... / N. Israël
Adage n°8
Natacha Israël
31/03/2020
« Quand on aime on ne compte pas » signifie, m’a-t-on appris, que l’on ne regarde pas à la dépense, ni de son argent ni de ses efforts, pourvu que l’on aime vraiment. Ce serait même, peut-être, à cela que l’on se découvrirait amoureux ou réellement aimant : l’absence de toute comptabilité et de toute mesure.
On me reprochera d’être trop rationnelle mais, selon moi, quand on aime, on compte souvent mal ; en particulier, on ne compte pas les sales coups avant celui de trop, et parfois on va jusqu’à ne pas se compter soi-même, jusqu’à disparaître de l’équation… Alors, qui aime ?
Ou conventionnelle : quand on aime, on veut compter seulement jusqu’à 2, même quand il s’agit de se reproduire ; alors, 3 ou même 4 et 5 font toujours la paire et l’on dénombre un jour attentivement les branches de l’arbre généalogique ; ça ne s’arrête jamais, même quand l’amour s’efface à l’un des embranchements… tôt ou tard, chacun y remonte et cherche à le déchiffrer du bout des doigts (« où suis-je ? », « il y est, lui… », « celle-ci en a eu trois… des maris ! »), surtout si l’on a été laissé pour compte.
Ou hypocrite : aucun de mes partenaires n’a jamais compté jusqu’à 2 et je suis sortie au moins une fois, pendant trois ou quatre mois, avec deux garçons en même temps. Quand j’avais 9 ans, j’aimais Daniel et Didier, le premier et le dernier de la classe, l’enfant de mon âge et l’adolescent qui triplait son CM2. Nous étions dans la même classe. J’embrassais Daniel sans la langue dans la cour de l’école, Didier avec la langue et tout mon corps dans le foin. Toujours, je pensais à l’autre quand j’étais avec l’un, le cœur serré non par la culpabilité mais par la frustration.
L’adepte de la vie en solo ne peut, dit-on, être un partenaire. Mais que dire de l’adepte des amours sans nombre ? La « règle de trois », même quand elle constitue le tarif minimum, illustre encore la tyrannie de la comptabilité. Et si la liberté, c’était de ne pas compter, en effet, toutefois en un autre sens : il s’agirait de s’aimer dans des dimensions multiples, à l’infini – plus précisément, on aimerait le même individu dans plusieurs systèmes solaires, plusieurs galaxies, plusieurs vies, sous différents masques, divers sexes et à tous les âges ; l’aimer elle, l’aimer lui, aimer « nous deux » X « nous deux » X « nous deux » X « nous deux », bref « nous deux »X.
Le monde n’existe pas quand on est amoureux. Je n’entends pas les mauvaises nouvelles en provenance des étoiles, je n’écoute plus les infos, je change toute ma garde-robe, je veux du cuir, des fleurs, et ce nouveau disque aussi. Je veux tout ce qui contribuera à ce qu’il me veuille, moi. Je veux tout ce qu’il y a de mieux, de plus beau, je veux. Quand il ne sera pas à mes côtés, je passerai la nuit sur Messenger en faisant chauffer les serveurs qui réchauffent notre atmosphère. S’il le désire, il aura des fraises en novembre, on prendra l’avion pour les Caraïbes, il y aura toujours du feu dans la cheminée. Quand on aime, on ne compte ni les émissions de gaz à effet de serre ni les particules fines…