Adage n°7. : Qui vivra... / H. Merlin-Kajman
Adage n°7
Hélène Merlin-Kajman
31/03/2020
C’est un adage que je prononce.
Je le prononce, me semble-t-il, pour clore une conversation avec un.e ami.e à qui j’ai fait part d’une angoisse quelconque face à une situation dont l’issue me semble menaçante, et pour laquelle j’attends une réponse, une résolution, un dénouement. Je convoque l’adage pour mettre à distance mon angoisse, pour soulager un peu le poids que je ressens et que je viens de communiquer à l’ami.e. J’essaie de le prononcer avec humour ou du moins sagesse. C’est une manière de me rassurer. Car ce n’est pas à l’article de la mort qu’on le prononce, évidemment. « Tu vois, dis-je en substance à l’ami.e, je sais bien que ça n’est pas si grave que ça, que je vais traverser l’épreuve, que X doit être vivant même s’il ne me donne pas de nouvelle, qu’Y rebondira même si elle doit rompre avec celui qu’elle aime, que je survivrai à l’annonce de cet échec, de cette trahison, de cette maladie… »
En fait, dans ma tête, il en va autrement. Il me faut un adage plus fort pour me désangoisser. Il y en a un que j’ai appris à seize ans quand j’ai lu Hamlet pour la première fois, et que je me répète quand je perds pied intérieurement : « Comes what come may, time and the hour run through the roughest day ». Advienne ce qui advienne, le temps et l’heure traversent le jour le plus terrible.
Je dis que cet adage est plus fort parce que, cette fois, il comprend l’éventualité de la mort.
Je voudrais être en état de pouvoir me le redire à l’agonie.
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Mais dès que je me représente ces adages en portant le regard plus loin que ma personne, ils me font tous deux horreur, je crois. Le premier surtout, dans lequel j’entends soudain une sorte de curiosité gourmande : « ah ah, qui vivra verra, comme ça va être excitant pour ceux-là ! ».
Le second fait intervenir le temps, l’heure : ce que nous partageons tous, ou qui nous partage tous (et même plus que jamais, cet ordre cosmique désormais si menacé !). L’adage shakespearien ne privilégie personne : il est impersonnel, il est pour tous.
Le premier au contraire, en avançant son « qui » victorieux, fait un tri, une sélection. S’il y a ceux qui vivront et verront, c’est qu’il y en a qui ne verront rien.
Mais vivre, vivre sans eux - c’est une rupture de la continuité du temps.
C’est une rupture au sein du « voir ».