Abécédaire
Brice Tabeling
7/11/2015
Le grincement, nous dit Althusser, est le bruit des superstructures. Mais le craquement, à quoi ou à qui se rapporte-t-il ?
On a envie de dire : à l’individu. « Je craque », « il/elle est craquant/e » : autant d’expressions communes qui, pour dire l’exaspération ou une forme du désir, renvoient à un son dont l’individu serait le lieu. Où est-ce que ça craque exactement ? On ne sait pas bien. Probablement à la limite. Une première géographie du craquement donnerait : de l’extérieur s’exerce une force qui finit par faire céder les frontières du propre. On explose, on s’effondre, on se liquéfie.
On obtiendrait ainsi une musique possible, à la fois amusante et sinistre, de la subjectivité. « Criiii » font les appareils idéologiques d’Etat ; « crac » leur répond l’individu. Si on ajoute, à peine plus articulé, le cri de l’interpellation (« l’idéologie interpelle l’individu en sujet »), voici ce que l’on pourrait entendre dans la rue, pour peu qu’on tende un peu l’oreille : Criiii ! Hé ho ! Crac !
Criiii ! Hé ho ! Crac ! Mais je manque de rigueur. Car cette interprétation très rock progressif de la théorie althussérienne insère de la durée dans un système qui se veut strictement synchronique : l’individu est toujours déjà interpellé en sujet. Or le craquement est très fondamentalement une affaire de temps.
On l’écrirait plus justement « Cr-ac ». Le craquement n’est pas l’instant de la rupture (qui fait « clac ! »), ni celui de l’explosion (« boum ! ») mais le processus qui, peut-être, y mène. Il y a toujours dans le craquement une pluralité dépliée : c’est une série sonore composée de multiples micro-séparations comme le fait distinctement entendre la matière par excellence du craquement, le bois. Ecoutons-le craquer : chaque fibre y a sa place et son moment, nulle résistance n’est ignorée. Voilà ce que sonorise le craquement : non pas la séparation mais ce qui la diffère. Il arrive souvent que le bois craque sans pour autant casser.
Aussi, quand je dis « Je craque », je ne fais pas le constat d’une situation achevée ; je rends témoignage de mes résistances multiples. « Cr-ac » : c’est un récit, c’est une histoire, comme celle – émouvante – que raconte le bois dans la cheminée, comme celle – cruciale – qui manque à la théorie althussérienne du sujet.