Abécédaire
Helio Milner
14/11/2015
« Et soudain, juste derrière lui, un craquement se fit entendre. Il se retourna.... »
« La tempête faisait rage et tous les éléments semblaient déchaînés. Les marins s’affairaient en tout sens quand un craquement dans le grand mât les fit frémir d’horreur »
« La nuit était noire, le vent soufflait dans les arbres. De la forêt proche sortaient des craquements inquiétants... »
« Il sursauta. Dans la maison, les marches de l’escalier avaient craqué... »
« Les douze coups de minuit venaient de sonner au clocher de l’église. Tout dormait. Soudain, un craquement sinistre déchira le silence... »
*
Le craquement, je me souviens, c’était l’incontournable ingrédient des rédactions scolaires. Son plaisir était profond, intense, sans doute en raison du bruit mimétique qu’il introduisait dans le récit. Il annonçait un danger, une présence diffuse encore inidentifiée. Le sang se glaçait dans les veines, les cheveux se dressaient sur la tête, la peau se hérissait comme la chair d’une poule, on frissonnait, on frémissait. Serait-ce un monstre contre lequel se battre victorieusement ? Bientôt, il serait là, étendu mort à mes pieds. Serait-ce le chien sorti sans qu’on y prenne garde, et qui rentrait ? Je pousserais un soupir de soulagement. Serait-ce le frère aîné qui rirait aux éclats en constatant qu’on s’était laissé prendre à sa blague ? Je rirais avec lui, secrètement mortifié. Ou la leçon cosmogonique de la mère, qui viendrait apaiser l’enfant effrayé par la grandeur hostile des éléments naturels, une nuit de grand vent ? J’écouterais sa parole et me rendormirais pour rêver de faunes et d’électricité...
... Plus tard, le sens du mot s’est élargi. J’entendis parler d’incendies dévastateurs, du supplice de la roue, des asiles d’aliénés, de béliers enfonçant des portes d’innocents, et de tant d’autres craquements couverts par les hurlements de douleur, j’entendis ! L’encre de mes rédactions s’estompa dans ma mémoire, effaçant des craquements, claquements, grincements, si faciles à affronter...
*
Comment vivre encore, comment ne fuir ni le cauchemar ni l’espoir ?
... Ma falaise du bord de mer ne craque pas. Écoutez l’enfant y courir. Le vent porte sa chanson. Dans une seconde il va pousser la porte et la magie pourra commencer. Mon feu est allumé. Parfois brièvement une bûche y craque et s’effondre dans un jaillissement d’étincelles ; parfois les poutres craquent aussi, car la maison a sa propre façon de respirer ; parfois l’enfant fait craquer ses doigts : il sait que je n’aime pas ce son et me jette un regard moqueur. Installé dans ma bergère, il boit une tasse de chocolat chaud en écoutant ma fable. Ma bergère est aussi vieille que mes fables, et quand il bouge, ses ressorts font entendre un très léger craquement...
Toutes choses familières !
Et puis, parfois, dans un sursaut d’indignation, il bondit de la bergère, et m’interrompt.
Et alors, ensemble, lui avec moi, moi avec lui, nous forgeons l’utopie d’un monde où plus jamais craquer ne serait irrémédiable ni funeste, seulement l’indice favorable du mouvement, d’un changement...