Saynète n° 10

  

 
            

Je me trouvais dans un village mogh du territoire de Chittagong au mois de septembre 1950 ; depuis plusieurs jours, je regardais les femmes porter chaque matin au temple la nourriture des bonzes ; pendant les heures de sieste, j’entendais les coups de gong qui scandaient les prières et les voix enfantines chantonnant l’alphabet birman (…) Après la grimpée dans la boue, les ablutions prescrites semblaient toutes naturelles et dépourvues de signification religieuse. (…) Nous entrâmes. La seule lumière était celle qui tombait du haut de l’autel (…). Cette salle simple et spacieuse qui paraissait une meule évidée, la courtoisie des deux bonzes debout sur leurs paillasses posées sur des châlits, la touchante application qui avait présidé à la réunion ou à la confection des accessoires du culte, tout contribuait à me rapprocher de l’idée que je pouvais me faire d’un sanctuaire. « Vous n’avez pas besoin de faire comme moi », me dit mon compagnon en se prosternant à quatre reprises devant l’autel, et je respectai cet avis. Mais c’était moins par amour-propre que par discrétion : il savait que je n’appartenais pas à sa confession, et j’aurais craint d’abuser des gestes rituels en lui donnant à croire que je les tenais pour des conventions : pour une fois, je n’aurais ressenti nulle gêne à les accomplir. Entre ce culte et moi, aucun malentendu ne s’introduisait. Il ne s’agissait pas ici de s’incliner devant des idoles ou d’adorer un prétendu ordre surnaturel, mais seulement de rendre hommage à la réflexion décisive qu’un penseur, ou la société qui créa sa légende, poursuivit il y a vingt-cinq siècles, et à laquelle ma civilisation ne pouvait contribuer qu’en la confirmant. 

 

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, 1955, p. 491-493 (édition : Terre humaine/Poche)

 
 

Gilbert Cabasso

21/02/2015

            

J’avais une vingtaine d’années. Nous parcourions la montagne turque, au nord d’Alanya, une région de forêts peu denses. Un guide interprète nous faisait découvrir le charme d’un village « typique », de ceux qu’on aime faire découvrir aux touristes. On y accédait, à l’époque, difficilement, en 4x4. Les hommes nous accueillaient chaleureusement. Les femmes, elles, se cachaient derrière les palissades ou les rideaux. Les jeunes gens nous offraient des noisettes fraîches et riaient très fort chaque fois qu’une jeune fille en acceptait une. L’extrême hospitalité était, ici, à la hauteur de ce qu’on nous en avait dit. 

Le muezzin lança son appel. Dans l’arbre, un mégaphone grésilla. Rien n’indiquait si un homme chantait, ou si c’était un mauvais enregistrement. J’aimais infiniment cet appel, à l’aube, quand les chants se superposaient, de loin en loin, parfois mal accordés, presque rivaux. Je ne savais de l’arabe que l’appel à la prière, heureux d’en articuler les mots, de faire signe à ceux avec lesquels j’aurais voulu parler, d’une complicité superficielle, sans langue commune,  qu’au moins ces mots-là ne m’étaient pas étrangers. Je les prononçai donc. Les plus jeunes s’en réjouirent. Me croyant peut-être musulman, ils me guident vers le lieu des ablutions. J’hésite un temps, mais ne peux refuser le geste de leur hospitalité, quoique le mimétisme auquel je me sens maintenant presque contraint me soit insupportable. Je ne me déroberai cependant pas. J’entre dans la mosquée. La voix de l’officiant est d’une grande beauté. Les hommes se prosternent. Je ne sais plus quelle attitude adopter. Je commence à me prosterner aussi, mais les plus âgés semblent faire le reproche aux plus jeunes de m’avoir entraîné dans cette aventure. Une dispute éclate entre eux. Le ton monte. Je suis dans la plus affreuse confusion. Un vieil homme, comprenant la situation, m’enjoint de m’écarter. Je me lève donc, et me tiens loin derrière eux, écoutant, distant et respectueux, la prière que je ne peux faire semblant de prononcer. La dispute s’apaise.  

A l’époque, je ne connaissais pas ce texte de Lévi-Strauss. Aujourd’hui, à sa lumière, j’interroge les heurts de nos gestes et de nos rituels, je confronte les régimes différenciés de leur sacralité. M’apparaît aussi la bêtise, parfois, de nos méconnaissances, comme de nos mimétismes d’ignorants. Pouvais-je imaginer de quelles violences se nourrissait la confusion de nos identités ?  Question de tact, de délicatesse ou de prudence ?

   

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