Saynète n° 123.1.
266. A Madame de Grignan
A Paris ce mercredi 27 avril [1672]
[…] Je viens de faire un tour de ville : j’ai été chez M. de La Rochefoucauld. Il est comblé de douleur d’avoir dit adieu à tous ses enfants. Au travers de tout cela, il m’a priée de vous dire mille tendresses de sa part ; nous avons fort causé. Tout le monde pleure son fils, son frère, son mari, son amant ; il faudrait être bien misérable pour ne pas se trouver intéressé au départ de la France tout entière. Dangeau et le comte de Sault me sont venus dire adieu. Ils nous ont appris que le Roi, au lieu de partir demain, comme tout le monde le croyait, afin d’éviter les larmes est parti à dix heures du matin, sans que personne l’ait su. Il est parti lui douzième ; tout le reste court après. Au lieu d’aller à Villers-Cotterets, il est allé à Nanteuil, où l’on croit que d’autres gens se trouveront, qui sont disparus aussi. Demain il ira à Soissons, et tout de suite, comme il l’avait résolu. Si vous ne trouvez cela galant, vous n’avez qu'à le dire. La tristesse où tout le monde se trouve est une chose qu’on ne saurait imaginer au point qu’elle est. La Reine est demeurée régente ; toutes les compagnies souveraines l’ont été reconnaître et saluer. Voici une étrange guerre, et qui commence bien tristement.
En revenant chez moi, j’ai trouvé notre pauvre cardinal de Retz qui me venait dire adieu. Nous avons causé une heure ; il vous a écrit un petit adieu, et part demain matin. Monsieur d’Uzès part aussi. Qui est-ce qui ne part point ? Hélas ! C’est moi. Mais j’aurai mon tour comme les autres. Il est vrai que c’est une chose cruelle que de faire cent lieues pour se retrouver à Aix. J’approuve fort votre promenade et le voyage de Monaco. Il s’accordera fort bien avec mon retardement. Je crois que j’arriverai à Grignan un peu après vous. Je vous conjure, ma bonne, de m’écrire toujours soigneusement ; je suis désolée quand je n’ai point de vos lettres.
<J’ai été cherché quatre fois le président de Gallifet, et même je l’avais prié une fois de m’attendre ; ce n’est pas ma faute si je ne l’ai pas vu.>
Je suis ravie, ma bonne, que vous ne soyez point grosse ; j’en aime M. de Grignan de tout mon cœur. Mandez-moi si on doit ce bonheur à sa tempérance ou // à sa véritable tendresse pour vous, ou si vous n’êtes point un peu ravie de pouvoir un peu trotter dans cette Provence, à travers des allées d’orangers, et de me recevoir sans crainte de tomber et d’accoucher. Adieu, ma très aimable enfant, il me semble que vous savez assez combien je vous aime sans qu’il soit besoin de vous le dire davantage. Si Pommier vous donne la main, La Porte n’est donc plus que pour la décoration.
J’embrasse mille fois M. de Grignan.
Pour ma très belle et très chère enfant.
267. A Madame de Grignan
A Paris, vendredi 29 avril [1672]
Vous êtes, <ma bonne>, dans votre grand voyage. Vous ne sauriez mieux faire présentement ; on n’est pas toujours en état et en humeur de se promener. Si vous étiez moins hasardeuse, j’aurais plus de repos, mais vous voudrez faire des chefs-d’œuvre, et passer où jamais carrosse n’a passé ; cela me trouble. <Ma bonne>, croyez-moi, <ne faites point le Pont-Neuf>, ne forcez point la nature ; allez à cheval et en litière comme les autres. Songez ce que c’est que d’avoir des bras, des jambes et des têtes cassés. Ecrivez-moi le plus souvent que vous pourrez, et surtout de Monaco.
Je suis fort bien avec le comte de Guiche. Je l’ai vu plusieurs fois chez M. de La Rochefoucauld et à l’hôtel de Sully. Il m’attaque toujours ; il s’imagine que j’ai de l’esprit. Nous avons fort causé. Il me conta à quel point sa sœur est estropiée de cette saignée ; cela fait peur et pitié. Je l’ai jamais vu avec sa Chimène. Ils sont tellement sophistiqués tous deux qu’on ne croit rien de grossier à leur amour, et l’on est persuadé qu’ils ont chacun leur raison d’être sages. [...]
Madame de Sévigné, Lettres 266 et 267, dans Correspondance, tome 1, Paris, Gallimard, 1972, p. 493-494.
Augustin Leroy
03/07/2021
Quand je regarde les dates et mesure les deux jours d’écart entre la première et la deuxième lettre, quelque chose me trouble. Je n’ai strictement aucune idée de ce qu’il se passe en France en l’année 1672 mais j’ai le sentiment qu’un évènement grave est évoqué dans la première lettre, causant « le départ de la France entière ». Pourtant, dans la seconde lettre, j’entends les craintes d’une mère angoissée recommandant la prudence à sa fille avant que celle-ci n’entame un voyage, « une promenade » où elle risquera probablement quelques exploits, « faire des chefs-d’oeuvre, et passer où jamais carrosse n’a passé » : ainsi la prière de la mère troublée, « ne forcez pas la nature », suit de près une série d’adieux et de départs que je ne peux pas, en l’état de mes connaissances, m’expliquer. Seul me frappe l’écart apparent entre un sentiment de concernement collectif et une préoccupation plus particulière, intime à la relation entre une mère et sa fille.
Evidemment, un commentaire exigeant se doit d’enquêter et de mobiliser des sources historiennes pour éclairer les circonstances. Mais ce n’est pas ce qui m’intéresse dans cette première lettre ni dans la littérature en général. Au contraire, je me demande justement ce que le texte véhicule et destine à son lecteur sans attendre de lui qu’il puisse en contextualiser le propos. Autrement dit, je cherche toujours des indices, mais des indices jalonnant une trajectoire imaginaire, imaginante, plutôt qu’un faisceau de traces permettant de reconstituer une réalité socio-historique.
Ainsi, je crois qu’il faut laisser infuser le trouble : M. de la Rochefoucauld est « comblé de douleur d’avoir dit adieu à tous ses enfants ». Plus encore que par le topos de la scène des « adieux », je suis frappé – et ému – par ce syntagme initial : ce n’est pas seulement l’hyperbole et le pathos qui me touchent, mais l’étrangeté de l’association lexicale. En français moderne, l’usage associe le fait d’être comblé au bonheur de recevoir un don bienfaisant, qu’il vienne des autres ou du hasard de l’existence. Pour Sévigné, « comblé » s’entend de façon plus neutre, comme, je crois, ce qui emplit l’intériorité. Ainsi, l’hyperbole pathétique se transforme, pour le lecteur du XXIe siècle que je suis, en antithèse.
En d’autres termes, j’ai le sentiment d’être en situation de traduction et je n’arrive pas à savoir s’il s’agit de traduire une tournure d’époque ou une singularité du style de Sévigné. Ou encore : le fait qu’un père puisse être « comblé de douleur » au départ de ses enfants est-il l’indice de la solitude maternelle de Mme de Sévigné ou est-ce le signe d’une proximité, voire d’une égalité momentanée et inattendue entre le masculin et le féminin, éprouvé l’un et l’autre par la déchirure des adieux.
Ces deux lettres ont en commun le langage de la séparation douloureuse, qu’on adopte le point de vue de « la France entière » ou celui d’une mère inquiète pour sa fille. Ainsi, la lettre diffère le mot d’adieu en réactivant à chaque fois sa possibilité : lorsque la mère intime à sa fille la plus grande prudence et l’invite à lui écrire régulièrement (« Je vous conjure, ma bonne, de m’écrire soigneusement, je suis désolée quand je n’ai point de lettres » dans la première missive ; « écrivez-moi le plus souvent que vous le pourrez » dans la seconde), elle caresse la potentialité terrifiante d’une réponse impossible, de l’adieu le plus radical, qui est le silence – et la mort de l’autre qui est cher. Faut-il y voir l’inquiétude d’une mère, spécifiquement, là où l’homme resterait virilement coi au moment de la séparation ?
La première lettre est hantée, moins par le spectre de la guerre que par celui d’une disparition du masculin ou encore d’une « étrange guerre ». Même le Roi, la tête du corps politique, est parti « sans que personne l’ait su », pour se trouver là où se trouvent d’autres gens « qui sont disparus aussi ». Les incertitudes se multiplient, au point de plonger le monde dans une tristesse «qu’on ne saurait imaginer au point qu’elle est ». Dans ses travaux sur la politique à Athènes [1], Nicole Loraux suppose que la tragédie permet l’élaboration d’une « politique au féminin », ou encore, écrit-elle, de « l’autre de la politique », fondée sur « le lien de la division » et portée par les voix endeuillées des femmes, qui sont justement celles qui ne partent pas. Je crois que quelque chose de similaire se joue ici, dans la mesure où d’un côté, une « étrange guerre » conduit au départ du masculin, comme l’indique l’énumération initiale (« tout le monde pleure son fils, son frère, son mari, son amant ») et prolongé par les adieux adressés par diverses figures masculines (Dangeau et le comte de Sault, le Roi, le Cardinal de Retz et Monsieur d’Uzès) et que, de l’autre côté, « Qui est-ce qui ne part point ? Hélas ! C’est moi », une femme, une mère, et avec elle, la reine, « demeurée régente ». Seule une figure féminine, d’une certaine façon disparue également avec les lettres que la postérité a perdu, Mme de Grignan, la fille, manque.
Dans les deux lettres, l’évocation de Paris hanté et vidé par la guerre se conjugue aux inquiétudes de la mère à l’idée de perdre sa fille. Pas seulement à cause de la guerre mais en cas d’accident de voyage, ou encore si celle-ci devait avoir un enfant – crainte à laquelle semble faire écho, indirectement, la « peur et la pitié » provoquées par la souffrance de la sœur du comte de Guiche « estropiée » après une « saignée ». Quelque chose du corps féminin, (champ de bataille lui aussi puisque l’accouchement risque de le faire « tomber » tandis que l’imprudence conduit au risque d’avoir « des bras, des jambes et des têtes cassés ») transparait dans le texte, au lieu même de l’évanouissement du masculin parti guerroyer. Faut-il en déduire que « la politique au féminin » implique la disparition du masculin, comme si l’un et l’autre s’opposaient frontalement ?
Sans doute, partiellement. Ne pas l’entendre conduirait, je crois, à ne parler qu’en homme, depuis le seul pôle de ceux qui partent. Mais si j’en reviens à mon syntagme initial, « comblé de douleur », il faut tout de même constater qu’il qualifie un homme, un père, qui plus est un ancien militaire ayant participé à de nombreuses guerres. Or je crois que ce syntagme, avec les solitudes intérieures qu’il convoque, signale sous la plume de Mme de Sévigné une reconnaissance du féminin envers le masculin, d’une femme envers un homme, d’une mère envers un père. Chacun et chacune, étant parent, pleure le vide laissé par l’absence des enfants et comble ce vide par l’expression de la douleur, l’inquiétude, les pleurs. L’autre de la politique dont parle Loraux, tout en étant radicalement du côté du féminin, traverse le masculin et la figure paternelle que représente La Rochefoucault. De même, la fille partie du foyer maternel est sujet d’inquiétudes comme les fils en guerre le seront pour leur père. Entre ces deux bords, point de symétrie ou de chiasme parfait, mais seulement l’affleurement d’une affliction partagée qui inclut le masculin et le féminin sans les confondre. Peut-être quelque chose comme une politique de l’autre, plutôt que l’autre de la politique.
[1] Nicole Loraux, La voix endeuillée, Essai sur la tragédie grecque, Gallimard, 1999